43 - Bain chaud en plein air
Non loin de notre campement, une sorte de haute remise sans murs, adossée au bâtiment qui dissimulait la tente aux regards, recelait d'outils indispensables et de matériel oublié, parmi lesquels notre future baignoire.
Quand j'avais parlé savon avec Eva au cours de notre virée dans les magasins, elle m'avait proposé de venir prendre des douches directement chez l'un ou l'autre de ses collègues. C'était, selon elle, la solution la plus simple. Mais l'idée d'obliger les gens à faire pour moi et Sacha des allers-retours entre le refuge et leur salle de bains me déplaisait. Elle m'avait demandé, ironique, si je préférais faire trempette dans une bassine et je l'avais surprise en prenant sa suggestion très au sérieux.
Je n'eus pas de mal à trouver dans la remise le grand baquet dont elle m'avait alors indiqué l'emplacement. Il était poussiéreux mais pas excessivement sale. J'entrepris de le faire briller au tuyau d'arrosage et à l'éponge imbibée de nettoyant. Pendant ce temps, je mis à chauffer une bouilloire, empruntée au refuge le temps de récupérer la mienne. L'espèce de grange ouverte où je me trouvais avait été pensée pour servir occasionnellement d'atelier de bricolage, de sorte qu'il s'y trouvait une prise électrique murale qui reçut mes meilleurs compliments.
La préparation du bain fut longue. Il me fallut chauffer un certain nombre de bouilloires pour remplir mon baquet. J'avais déjà vécu cette expérience agaçante, une fois, à Paris, quand tout l'immeuble avait été privé d'eau chaude, frappé par un souci de plomberie. Toutefois, ce n'était pas l'impatience qui me rongeait ce matin-là. Ma tête grouillait de pensées, les événements des deux derniers jours pesaient sur ma conscience. À cela s'ajoutait tout ce qu'il y avait à voir et à respirer autour de moi. En levant le nez pour humer les odeurs vertes qui imprégnaient l'air, j'aperçus au-dessus de ma tête un nid accroché à une poutre et imaginai que le printemps le gorgerait de pépiements. Mais je n'étais pas assez en paix pour m'en amuser.
Rien ne disait qu'il serait facile de tirer Sacha de son sac de couchage, où il était retourné s'entortiller après avoir admiré le paysage. Il ne fallait pas que je tienne pour acquise notre réconciliation. Chaque rapprochement cachait une prochaine dispute. Pour détendre l'atmosphère, je décidai de prendre un ton enjoué.
- À la douche ! m'exclamai-je. C'est le moment où jamais, avant que la populace se ramène !
Par chance, Sacha se leva, obéissant, et prit la direction que je lui désignais tandis que j'attrapais dans nos maigres bagages la trousse de toilette et cherchais une serviette de bain. J'espérais seulement que notre espace de douche ne serait pas la source de nouveaux conflits.
Lorsque je le rejoignis, il s'était déjà entièrement déshabillé. J'avais pensé qu'il allait au moins garder son caleçon, comme je comptais moi-même le faire, mais sa peau, hérissée par le froid, était entièrement exposée à ma vue. Je détournai timidement les yeux, pas assez discrètement, cependant, pour que Sacha ne me fasse pas une réflexion, l'air boudeur :
- C'est bon, t'as déjà tout vu...
J'avais exhaustivement touché, mais il n'était pas tout à fait exact de dire que j'avais vu. Je m'abstins néanmoins de développer cette question à l'oral et enjoignis mon Henry Scott Tuke grandeur nature à se couler dans le bain.
- C'est trop chaud, se plaignit-il sans même y glisser un doigt.
- Je peux rajouter un peu d'eau du robinet, si tu veux, mais ça va vite refroidir.
Pour lui prouver qu'il n'allait pas se brûler, je mouillai un gant de toilette et le lui collai sur le corps. Toujours dubitatif, il accepta néanmoins de se risquer dans le baquet. Les reflets de l'eau fumante tissèrent une toile irisée sur ses flancs émergés. Tous les reliefs de ses muscles s'affaissèrent et il finit par pousser un soupir de bien-être.
- Ça va, elle est bonne. Tu devrais venir, Martin.
C'était l'hôpital qui se foutait de la charité. Cependant, je ravalai mes remarques et ôtai mes habits. J'hésitai un instant avant de faire passer mon sous-vêtement par-dessus mes chevilles. Sacha me tournait le dos, il avait fermé les yeux pour mieux profiter de la détente. Je me glissai derrière lui, une jambe de chaque côté. Sous la pression de mon corps, l'eau nous monta presque jusqu'au nombril et je compris ce qui le relaxait tant en éprouvant délicieusement le contraste entre notre bain chaud et la fraîcheur de l'air.
Je laissai mon regard se perdre à l'arrière-plan, dans les champs que surélevait une colline. Une fine brume, à moins qu'il ne s'agisse de la vapeur du bain, floutait le ciel à l'horizon, brouillant les contours du décor en dégradés de verts.
L'impression d'être pris pour un dossier me ramena à des considérations plus proches qui déclarèrent, sur un ton qui ne souffrait aucune contradiction :
- Sacha brosse Symphonie... Martin brosse Sacha.
- Ah ouais ? Et comment tu la brosses, Symphonie ?
- Je prends tout mon temps pour démêler sa crinière. Après, je lui masse le dos sur toute la longueur en prenant particulièrement soin des épaules.
- Dis donc, tu serais pas un peu en train d'en profiter ?
Sacha ne répondit rien. Je ne pouvais pas voir son visage, mais j'étais sûr que les coins de ses lèvres s'étaient un peu relevés. Il frictionna de lui-même ses épaules contre les paumes de mes mains. Levant les yeux au ciel, je lui offris avec plaisir le massage qu'il quémandait. Mouillée, sa peau avait une toute autre texture que celle à laquelle j'étais habitué. Il était tout glissant, comme une petite grenouille. Curieuses de goûter la sensation, mes lèvres se posèrent à la lisière de sa nuque, ma langue s'étendit contre lui, comme si elle pouvait le boire.
Sacha eut un frisson qui ébranla tout son corps. L'eau clapota brutalement dans le silence. Je compris que j'étais allé trop loin et me reculai prestement tandis qu'il tournait vers moi un profil à l'expression farouche qui me déconseillait de recommencer.
Nous barbotâmes encore deux ou trois minutes, mais la sérénité qui nous enveloppait s'était envolée, et Sacha ne tarda pas à faire un mouvement pour sortir du baquet. Je le laissai se sécher et se rhabiller avant de m'extraire du bain à mon tour. J'enfilai mes vêtements, vidai l'eau dans la pelouse et ramassai nos affaires.
Mes gestes étaient saccadés. Je ruminais ce qui venait de se passer. Pourquoi diable lui avais-je léché le cou ? J'avais mis sa vie sens dessus dessous. Ce n'était pas parce qu'il affichait un calme de façade qu'il n'était plus fâché. J'en avais bien conscience. Alors à quoi m'attendais-je ? Des gémissements de plaisir ? Avec le recul, le baiser d'hier soir m'apparaissait d'une audace extrême. Il était même étrange que Sacha l'ait accepté. Sans doute était-il à bout, à ce moment-là.
Quand je revins au campement, Sacha m'attendait, assis en tailleur dans la tente. J'hésitai à lui demander s'il m'en voulait beaucoup pour la bêtise que j'avais faite dans le bain, mais il ne m'en laissa pas le temps. Bien que je lui aie recommandé, la nuit précédente, de me prévenir lorsque quelque chose n'allait pas, il ne semblait pas décidé à s'ouvrir à moi. À la place, il réclama de connaître la suite du programme, auquel je n'avais pas réfléchis. Je me sentais un peu perdu dans cet environnement nouveau, où nous n'avions aucune habitude, autrement dit rien pour nous guider machinalement. Mon regard fouilla la tente à la recherche d'un indice.
- Rangement, annonçai-je devant l'état piteux des sacs de couchage retournés.
- Et après ?
- Petit déjeuner ?
- Hum. Et après ?
Je me grattai la tête.
- On est lundi. Il faudrait que je bosse mes cours, mais...
- Mais quoi ?
Les salles de classe me semblaient bien lointaines.
- Tu disais que déménager à la campagne n'aurait aucun impact sur tes études, me rappela sévèrement Sacha.
- Bon. Alors tu vas demander au bureau le mot-de-passe de la wifi ?
Immédiatement, Sacha se leva et s'éloigna à pas pressés, l'air heureux d'avoir un prétexte pour mettre de la distance entre nous. J'en fus blessé. Cependant, il revint rapidement de l'office avec son butin inscrit sur un papier. Surpris de son efficacité, je plaisantai :
- Comment t'as fait pour leur demander, toi qui ne parles jamais aux inconnus ?
- Aurélien était à l'accueil.
- Et donc, quand c'est Aurélien, ça ne te pose pas de problème ?
J'avais haussé un sourcil que Sacha ignora royalement.
- Mets-toi au travail, maintenant.
Je n'eus d'autre choix que d'allumer et connecter mon ordinateur à internet. Une question surgit dans mon esprit. Elle y flottait depuis longtemps sans que j'aie jamais trouvé le bon moment pour la poser. La dimension bohème de notre situation rompait si bien la routine que je me permis enfin de le faire, d'un air innocent :
- Dis, Sacha ? Un jour, tu as utilisé mon ordinateur et effacé l'historique. Qu'est-ce que tu avais regardé ?
- Concentre-toi sur ton travail.
Il s'était mis à feuilleter un livre et semblait peu enclin à me révéler ses secrets.
- Allez, quoi ! insistai-je comme un gamin capricieux. Réponds-moi ! Ensuite, je me mettrai à travailler sérieusement, promis !
Il poussa un soupir agacé, mais céda :
- J'avais mis de la musique en fond pour m'aider à me détendre. Comme j'avais pris l'habitude de m'endormir avec les bruits de la rue autour de moi, l'appartement me paraissait tellement calme que ça m'angoissait.
- Ah ?
J'éprouvai un léger malaise, comme chaque fois qu'il évoquait ce qu'il avait traversé. J'espérais quelque chose de plus amusant. Sacha perçut certainement ma déception car il ajouta de but en blanc :
- Et puis j'ai maté un porno.
- Quoi ?! C'est vrai ?
- Je sais pas.
- Tu peux pas ne pas savoir ! C'est vrai ou pas ?
- Étudie sérieusement.
- Mais !
Je dus me rendre à l'évidence qu'il ne me dirait plus rien et que je devais me résigner à ce que sa réponse ait soulevé plus de nouvelles questions qu'elle n'avait éclairé de points d'ombre. À présent, une légion d'interrogations indiscrètes m'avait envahi : avait-il vraiment regardé une vidéo pour adulte ? quel genre de pornos l'attiraient ? reflétaient-ils les désirs qu'il avait dans la réalité ? Je me mordis la lèvre inférieure, dépité.
Je dus batailler pour repousser les assauts de ma curiosité mal placée. Je les avais tout juste vaincus qu'une autre source de distraction, à peine plus au-dessus de la ceinture, s'empara de moi :
- Eh, on a oublié le petit déjeuner !
- Fais-ton boulot et tais-toi.
- Peux pas. J'ai plus de batterie.
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