Chapitre 6 : Cantique cruel
Après ce premier meurtre, je m'étais marié à la Cruauté et j'avais ceint son front blême d'un voile qui n'était pas virginal. Je l'avais parée du sang des humains. J'avais traversé les siècles, torturant et tuant les hommes qui attiraient mon attention. J'avais commencé par les assassins, les violeurs, les fanatiques, mais je m'étais vite ennuyé de leur parfum écœurant.
Alors, je m'étais tourné vers Dieu. Non, je ne m'étais pas repenti de mes crimes. Bien au contraire. J'avais choisi de poursuivre de ma fureur les agneaux de notre Seigneur. J'avais entrepris de persécuter ses croyants.
J'étais persuadé que la nature humaine était foncièrement mauvaise et que le masque de l'hypocrisie recouvrait les âmes des religieux, dissimulant leurs vices et leur petitesse. Les monastères et autres lieux de culte étaient devenus mes proies de prédilection, et mes cibles préférées restaient les couvents. Pervertir les cœurs des nonnes, avant de les torturer, me remplissait d'aise.
Tant de cris, tant de larmes, tant de sang déversé.
Je me souviens d'un matin d'hiver. Un matin sec et froid où le soleil ne réchauffait guère les corps, mais apportait du baume aux âmes qui attendaient le printemps. Je longeais un cours d'eau, qui chantait sa mélodie glacée entre les berges enneigées. Je savais que la rivière me conduirait jusqu'à un couvent et m'amusais du crissement de mes pas sur la neige. Mes pas d'homme, puisque j'avais pris forme humaine, revêtant ce costume de chair et d'os.
Le bâtiment en pierre grise se dressait devant moi, aussi froid et austère que cette époque médiévale. Il était temps que je mette en scène mon entrée. Je pris une dague et me poignardai à trois reprises. Le métal gelé pénétra en profondeur, tandis qu'un peu de sang tiède poissait mes vêtements. La douleur me fit légèrement grimacer. En réalité, j'avais une maîtrise parfaite des cellules de cette enveloppe charnelle et j'aurais pu guérir instantanément. Après tout, ce n'était pas une blessure causée par une arme angélique, c'était juste un petit poignard de rien du tout.
Je m'approchai de l'immense porte en bois sombre d'un pas traînant, tout en semant derrière moi des gouttes vermeilles. Des gouttes minuscules, comme une ponctuation sanglante sur mes traces dans la neige. Une partition cruelle, prélude de la musique funèbre que j'avais bien l'intention de jouer en ces lieux isolés.
Je tambourinai aussi fort que possible, avant de m'effondrer, feignant un évanouissement, quand une religieuse ouvrit la porte. Mon entrée dramatique eut son petit succès. Bientôt, une dizaine de femmes se pressa autour de moi, telle une volière affolée. Je gardai les paupières closes et laissai entendre un gémissement plaintif.
— Oh Seigneur ! Un voyageur blessé ! Que quelqu'un prévienne la mère supérieure !
— Il saigne beaucoup ! Vous croyez qu'on doit le déplacer ? Peut-être vaut-il mieux qu'il meure en dehors de l'enceinte du couvent...
La peur, l'égoïsme. J'essayais de ne pas sourire en entendant la lâcheté dans la voix de cette femme.
— Que se passe-t-il ici ?
L'intonation assurée, habituée à donner des ordres, ne laissait aucun doute sur l'identité de la personne qui venait d'arriver. J'entrouvris les yeux et croisai le regard dur de la mère supérieure. Cette petite vieille à la carcasse desséchée était penchée sur moi et je sentais son haleine fétide contre ma joue.
— Ma mère, insista une jeune nonne, nous devrions le transporter avant qu'il ne gèle complètement. Il a perdu beaucoup de sang !
— Je m'assure justement qu'il vaut la peine d'être transporté, la coupa la vieillarde d'un ton sec.
— Son visage... Il est beau comme un ange du Seigneur ! reprit la jeune fille, en rougissant.
La luxure. Un sentiment que j'inspirais souvent aux humaines ayant le malheur de poser les yeux sur moi. La beauté du diable n'est pas une légende.
— Voyons, sœur Clotilde ! Au lieu de blasphémer, aidez donc sœur Adélaïde et sœur Roseline à transporter le blessé à l'infirmerie ! Ce n'est pas un ange, mais il m'a tout l'air d'être le fils d'un noble seigneur, si j'en juge par son allure.
Elle avait prononcé ces mots d'un ton presque gourmand, tandis qu'une lueur avide s'allumait dans ses yeux de rapace.
La cupidité. Elle avait senti l'appât du gain et espérait très certainement profiter de la richesse supposée de ma famille. Il faut dire que je m'étais habillé comme un prince et n'avais pas lésiné sur l'or et les pierreries. Mon piège se refermait sur mes proies.
Je n'allais pas rester longtemps dans cette bâtisse humide. Je m'imaginais déjà cesser cette comédie macabre pour me repaître de leur souffrance. J'abaisserais leur masque de dévotes et je pourrais jouir de leurs prières désespérées à leur Créateur. Une jeune religieuse entra alors dans la pièce sombre, qui servait d'infirmerie.
Et la lumière fut.
Une douceur bienveillante entourait chacun de ses gestes. Elle nettoya mes plaies d'une main sûre et délicate. Je scrutais son âme, son aura et, à mon grand désarroi, je ne percevais aucune tache, aucune noirceur. Rien ne ternissait son visage diaphane.
— Sœur Louise, qu'en pensez-vous, est-il soignable ? s'enquit la mère supérieure.
La jeune fille leva sur moi ses grands yeux bruns et répondit à la vieille femme :
— Si Dieu le veut, il guérira. Nous devons prier pour sa vie ou, en dernier recours, pour le salut de son âme.
Sa voix à l'accent chantant dansa dans mon esprit et je décidai de retarder le massacre de cette communauté. J'avais envie d'étudier de plus près cette étrange créature. Était-elle une sainte ? Non, je savais d'expérience que l'être humain était imparfait et que ses péchés le guidaient par le bout du nez. J'avais hâte de découvrir le point faible de cette moniale.
Je continuai donc pendant plusieurs jours à jouer l'homme blessé, empêchant les cellules de mon corps de guérir. Sœur Louise ne quittait mon chevet que pour se rendre aux offices. Elle me soignait sans relâche, lavait et pansait mes plaies purulentes. Elle rafraîchissait mon front, quand je feignais des accès de fièvre. Sa main fraîche sur ma joue m'apportait une douceur à laquelle je n'avais jamais goûté. Mes yeux suivaient ses petits doigts, les surprenaient parfois à cacher une boucle brune sous sa coiffe de nonne. J'étais fasciné par cette mortelle.
— Ma sœur, lui dis-je un jour, vous avez la grâce d'un ange.
Elle avait ri de bon cœur, en secouant la tête, tant cela lui semblait absurde.
— Je ne plaisante pas ! Je suis sûr que Notre Seigneur a fait de vous une sainte et vous a placée parmi les hommes pour répandre sa Foi.
Sœur Louise avait rougi légèrement. Son embarras était presque palpable. J'avais essayé de la tenter en réveillant son orgueil. J'avais remarqué que les personnes les plus généreuses agissaient ainsi pour obtenir la reconnaissance de leurs semblables.
Mais pas Louise.
Elle avait nié, prétendant être une simple religieuse. Elle désirait juste servir Dieu du mieux qu'elle le pouvait, jusqu'à ce qu'il la rappelle à lui. C'était sa seule ambition. Alors que je me demandais si je n'allais pas épargner ce couvent, l'un des miens m'avait rejoint. Pas n'importe lequel. Ava, mon amie et l'une de mes camarades de massacre. La diablesse s'était étonnée que je mette autant de temps à revenir aux Enfers et elle avait voulu s'assurer que je n'avais pas rencontré d'anges sur mon chemin. Elle ne l'aurait jamais avoué, mais elle s'était inquiétée de mon absence. Quand je lui avais parlé de Louise, elle avait ri à son tour. Mais son rire n'avait pas l'innocence de celui de la jeune religieuse. Le rire grave d'Ava était moqueur.
— Que dirait ta mère si elle apprenait que tu épargnes tout un monastère à cause d'une simple nonne ?
J'avais rougi de honte et elle m'avait rappelé alors qui j'étais : Maël, fils de Lucifer et de Lilith, prince des Enfers.
Les cloches sonnaient les matines dans l'obscurité mourante. Leur son clair résonnait dans l'air glacial, quand Ava et moi passâmes à l'attaque. Profitant du fait que les religieuses soient rassemblées dans la nef pour la prière, nous fondîmes sur elles, tels les prédateurs impitoyables que nous étions à l'époque.
Ava avait revêtu sa forme de circonstances. Elle était entièrement nue. En ces temps où le corps était nié et la sexualité perçue comme l'essence du Mal, elle avait remarqué que sa nudité affolait encore davantage ses victimes. Elle ne s'en privait donc pas ! Elle s'était juste parée de sa chevelure flamboyante qui ondulait, serpentine, sur sa silhouette d'albâtre. Sa peau pâle se colorait du sang de ses proies et une robe rouge se dessina bientôt sur ses courbes voluptueuses. Elle souriait, ravie de griffer et de lacérer la chair tendre de ces nonnes tétanisées par la peur.
Alors qu'elle s'apprêtait à arracher le visage de Louise, je l'arrêtai et la repoussai. Ava me scruta avec un éclat bestial dans ses yeux argentés. Elle gronda comme un félin, tandis que la jeune religieuse en profitait pour s'enfuir.
— Rattrape-la, voyons ! Nous ne devons pas laisser de survivants et risquer la colère de Lilith ! hurla-t-elle.
Je savais qu'elle avait raison. Ma mère ne supportait pas la clémence et sa cruauté était légendaire. Ne tenant pas à en faire les frais, je poursuivis donc la jeune fille, la mort dans l'âme.
L'aube levait un à un ses voiles et me montrait le chemin ensanglanté que Louise traçait dans la neige le long du cours d'eau. Elle m'avait aperçu et, de désespoir, s'était engagée dans le courant glacé de la rivière. Elle avançait avec difficulté en direction de l'autre rive.
Je me téléportai et me matérialisai sur la berge opposée. Elle tourna la tête et l'effroi, que je lus dans son regard, me remua les entrailles. Alors que j'allais pénétrer à mon tour dans l'onde gelée, j'hésitai. Louise s'était arrêtée au milieu du courant. Elle m'observait de ses yeux de biche effarée. Ses boucles brunes, libérées de sa coiffe, encadraient son visage à la pâleur mortelle. Son teint diaphane devenait peu à peu bleuâtre, tandis que l'engourdissement prenait possession de ses membres transis. Elle grelottait.
Les eaux glaciales l'enserraient, tel un linceul liquide.
Je m'agenouillai et contemplai son aura vacillante. J'attendis avec patience que le froid la tue, qu'il souffle sa vie si fragile d'humaine. Quand les flots engloutirent enfin son cadavre, je réalisai que je n'avais éprouvé aucune joie à la voir mourir. Pourtant, je collai un sourire cruel sur mes lèvres et rejoignis Ava, qui achevait son œuvre funeste.
Pourquoi ne l'avais-je pas sauvée ? Je ne le sais toujours pas. Mais l'hésitation, que j'ai ressentie alors, a marqué mon âme. Elle a fait naître une question qui me hante depuis quelques années.
Et si je n'avais pas hésité devant l'agonie de Louise, l'aurais-je rencontrée, ELLE ?
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