Chapitre 5 : Au commencement
Au commencement était l'énergie. Le visible et l'invisible.
Au commencement, j'étais énergie. Je ne pouvais pas encore prendre forme. J'ai traversé ainsi plusieurs siècles... sans forme. Juste une âme perdue dans l'Univers. Ma mère ne m'a pas porté. Elle ne m'a pas enfanté comme l'aurait fait une humaine. Pourtant Lilith était humaine, il y a bien longtemps. La première femme d'Adam. L'insoumise. Mais c'est une autre histoire...
Au commencement, je suis né de l'amour que Lucifer éprouvait pour ma mère. J'ai été créé dans la passion de Lilith pour l'Ange Déchu. Et la musique du Cosmos m'enveloppait de sa bienveillante mélopée, car c'est dans son chant que se trouve le vrai visage du divin.
Je passais d'une réalité à l'autre. Les portes du Ciel m'étaient fermées, pourtant je traversais sans peine les voiles éternels. Ces mêmes voiles qui séparent les Limbes du monde des humains, bien que ces derniers ne perçoivent pas leur existence. Nos univers se superposent, mais leurs yeux ne peuvent le voir.
Moi, énergie démoniaque, prince des Enfers en devenir, je voguais sur le souffle léger des vents, flottant avec paresse entre deux réalités. Une terre m'appelait, pourtant, et j'y revenais inlassablement. Un petit bout de terre au milieu de l'ocre des sables mésopotamiens. Un petit bout de civilisation à l'orient du fleuve, qui étendait ses griffes de félin aquatique.
Samarra.
Esprit invisible, je me glissais dans les pas des hommes, qui créaient des canaux pour maîtriser les flots impitoyables des crues. J'étais fasciné par leur ingéniosité et je ne m'expliquais pas le dégoût que ma mère leur vouait. Ces humains étaient astucieux. Je ne pouvais m'empêcher de me cacher dans leur ombre pour essayer de les comprendre. J'étais attiré, bien malgré moi, par leur aura.
Leur aura... Elle me paraissait si primitive. Cependant, quelque chose me troublait, et je ne savais pas encore ce que c'était.
Samarra...
La chaleur étouffait les hommes et les bêtes, brouillait leur vue, excitait leur colère. Cet été-là, un souffle infernal brûlait la terre aride, emprisonnant les êtres vivants dans ses filets ardents. Je suivais un homme depuis plusieurs jours. Ses boucles brunes collaient à son front en sueur et une odeur âcre émanait de son corps à la musculature sèche. Sa peau tannée par le grand air luisait de transpiration sous les assauts implacables du soleil. Il était petit, comme les hommes de son temps, mais le travail dans les champs l'avait muni d'une poigne d'acier. Son essence me captivait... Son parfum était différent, plus marqué.
Je le suivais, ombre invisible flottant dans ses silences.
Cet humain avait un frère plus jeune. Un garçon rieur aux yeux clairs. Lorsque l'homme brun regardait les bestiaux de son frère, une expression singulière durcissait son visage. Une expression que je ne connaissais pas encore. Celle de l'envie, de la jalousie.
Je ne savais pas pourquoi il m'intéressait autant... Ce fut ce jour-là que je le découvris. L'après-midi tirait sur sa fin, laissant les êtres vivants terrassés par la cape brûlante de l'atmosphère. Ils se languissaient de la fraîcheur nocturne. Cependant, celle-ci ne venait pas et l'on aurait pu croire que la nuit serait aussi chaude que la journée et que jamais plus l'air frais ne caresserait leur peau.
L'homme brun s'était approché de son frère, un éclat malsain dans le regard. Une pierre blanche à la main. Une pierre ramassée sur le chemin, avec laquelle il l'avait frappé.
Une fois. Deux fois. Dix fois.
Cela aurait pu être mille coups. Je n'en sais rien, j'avais arrêté de les compter.
La pierre blanche lançait des gouttelettes vermeilles dans l'air encore lourd. Elle s'était teintée d'un rouge vif, qui luisait sous le soleil déclinant. Comme cela brillait ! J'étais émerveillé devant la sauvagerie de cette scène. Fasciné, je voyais le plaisir déformer les traits de l'homme brun. Le sang jaillissait de l'amas de chairs gisant à ses pieds, fontaine cruelle qui baptisait la peau du meurtrier.
L'humain était ensuite parti chercher un âne pour transporter le cadavre du garçon et l'enterrer plus loin dans le désert. Resté seul avec le corps sans vie, je m'étais alors penché sur lui et, pour la première fois, mon énergie s'était faite matière. Ma main avait touché le sang, tandis que mes yeux s'étaient réjouis de sa couleur violente. Mes doigts s'étaient délectés de sa douceur.
Sous ma forme invisible, j'avais accompagné l'assassin. Je l'avais escorté tout au long de son existence.
Et je pense qu'il percevait ma présence. Il jetait souvent des regards inquiets par-dessus son épaule. Cependant, ceux-ci me traversaient sans me voir réellement. Oui, toute une vie d'homme à marcher dans ses empreintes. Mais qu'est-ce qu'une vie humaine au vu de mon immortalité ? Un battement de paupières.
À la fin, j'avais revêtu l'apparence de son jeune frère et je m'étais présenté à lui, paré de ce masque. Je me souviens encore de la terreur qui avait contracté son visage. Je me souviens aussi de la jouissance que j'avais ressentie. Je m'étais nourri de cette peur, j'avais bu sa souffrance avec son sang.
Son sang... Son sang si doux coulait à flots dans ma gorge avide, sur mes mains qui déchiraient sa peau. Il imprégnait sa chair qui portait les marques de mes dents affamées. Je m'enivrais de ce fleuve de vie et je riais.
Je riais.
Je riais, car je prêtais allégeance à la Cruauté. J'avais senti son parfum envoûtant dans l'aura de ces êtres primitifs, dans l'âme de ces humains. Elle m'avait appelé pour que je m'unisse à elle. Elle allait devenir ma compagne fidèle, mon amante loyale, pour les millénaires à venir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top