Chapitre 3 : Piégé
Des flashs me reviennent. Des bribes de mémoires surgissent et tout se mélange dans mon esprit.
Où suis-je ?
Je passe la lourde porte en bois sur le côté du bâtiment, évitant l'entrée principale. Le regard vide des statues de pierre pèse sur moi, telle une sentence de mort, mais je m'en moque.
Je ris.
J'ai besoin de sang, besoin de leurs âmes. L'âme des croyants a l'odeur de l'encens. Je m'avance vers le chœur. Dans mon dos, la nef s'élève dans toute sa splendeur écrasante. Sans m'en rendre compte, je suis maintenant sous la grande rosace. Les éclats bleutés des vitraux abîment ma rétine. Je suis énergie, je suis chair.
Où sont les fidèles ?
C'est un piège, je sens que c'est un piège ! Ils sont là ! Ils m'encerclent. Je n'arrive pas à leur échapper. L'étau se resserre et j'ai l'impression de suffoquer. Les lumières bleues me donnent le tournis. Je ne peux pas m'enfuir, ils sont là ! Leurs ailes immenses obscurcissent ma vision. Et soudain, une douleur. La douleur.
Je sens mon existence s'écouler, comme de l'eau entre mes doigts impuissants. Ce n'est pas possible ! Cela ne doit pas se finir ainsi ! Cela ne s'est pas terminé de cette façon. Je ne meurs pas sur cette dalle froide. Je ne l'ai pas encore rencontrée, ELLE. C'est une erreur, cela ne s'est pas déroulé ainsi !
— Maël !
Non ! Il faut que je sorte de cet endroit. Laissez-moi partir ! Je dois LA rencontrer !
— Maël ! Réveille-toi !
J'ouvre les yeux et vois Haiaiel qui se tient au-dessus de moi, les sourcils froncés. Je passe une main tremblante dans mes cheveux humides de sueur. J'ai l'impression que mon cœur va jaillir de ma cage thoracique tellement ses battements sont puissants et désordonnés.
— Tu faisais encore le même cauchemar ? me demande-t-il, inquiet.
— Oui... Maudits soient les Chérubins !
Haiaiel n'est pas dupe. Il sait bien que je lance cette malédiction plus par bravade qu'autre chose. La dernière fois que j'ai engagé le combat avec ces anges guerriers, j'ai failli en mourir. C'est ce souvenir qui hante mes cauchemars. Quand je pense que les humains sont persuadés que les Chérubins sont d'adorables bébés joufflus avec de petites ailes blanches dans le dos, j'en rirais presque ! En réalité, ce sont des soldats farouches que le Ciel envoie accomplir ses missions les plus périlleuses. En l'occurrence, m'exterminer.
Néanmoins, ce n'est plus d'actualité et je ne fais plus partie de leurs cibles prioritaires depuis que je l'ai trouvée, ELLE. Un jour, je raconterai cette histoire, celle de notre rencontre. Mais chaque chose en son temps.
Malheureusement, même si m'éradiquer de la surface de la Terre, voire du Cosmos entier, n'est plus l'objectif principal des Chérubins, ceux-ci continuent de noircir mes songes de leur présence. Je revis sans cesse notre combat dans cette cathédrale, sauf que la fin est différente. Dans mes rêves, je ne LA rencontre pas. Je meurs sans L'avoir rencontrée. Cette pensée m'est insupportable et me ferait presque suffoquer. Soudain, je réalise qu'il fait encore nuit et que Haiaiel a sans doute une bonne raison d'être venu jusque chez moi. Je me redresse et constate que je me suis assoupi dans le fauteuil devant la fenêtre. Comme toujours, je jette un coup d'œil à l'appartement en contrebas.
ELLE dort encore.
Je baille et prends le temps de m'étirer, tandis que l'ange me regarde d'un air préoccupé.
— Es-tu sûr que ça va ? me demande-t-il d'une voix hésitante.
— Mais oui, dis-je agacé. Ce n'était qu'un mauvais rêve ! Rien de grave ! Pour qui me prends-tu ? Pour un petit garçon terrorisé qui va se glisser sous la couette de ses parents ?
Je ricane en imaginant la scène. Mes parents ne sont pas vraiment le genre de personnes avec lesquelles on a envie de dormir. Bien au contraire.
Haiaiel hausse les épaules et reste immobile au milieu de mon salon. Je sens bien qu'il a une mission pour moi. Pourtant, pour une raison obscure, il ne semble pas décidé à me la communiquer. Je me lève donc pour aller me préparer un café. Je n'ai pas vraiment besoin de cette substance pour me réveiller, mais j'apprécie beaucoup l'amertume de ce breuvage. Il faut bien qu'il y ait des avantages à être une créature de chair. Le goût en est un, je ne peux pas le nier.
Alors que je sirote mon expresso, l'ange reste interdit. Ce qu'il peut être agaçant parfois !
— Bon, allez ! finis-je par lui lancer. Crache le morceau ! Pourquoi es-tu là ? Un autre démon à exterminer ? Je suis bien conscient que leurs attaques augmentent ces derniers temps, mais je croyais que j'avais atteint mon quota de la nuit avec celui tué sur le parking du Mojito.
— Je sais bien... C'est juste qu'on vient de percevoir une présence inquiétante dans une zone résidentielle à deux pas d'ici.
— Une présence inquiétante ? C'est-à-dire ? À quelle sorte de créature avons-nous affaire ?
— Eh bien justement, reprend-il, c'est ça le problème... On n'en a aucune idée ! Il y a une grosse perturbation des énergies, mais on n'arrive pas à déceler la présence du démon qui les cause. Il masque son aura.
L'inquiétude a de nouveau envahi ses traits et il attend que je réagisse à cette nouvelle. Ce qu'il vient de me rapporter n'est pas bon signe. Pas bon signe du tout, même. Je comprends pourquoi il est hésitant depuis tout à l'heure. Il a peur de ma réaction.
Je dépose la tasse dans l'évier et prends le temps de la laver pour réfléchir à ce qu'il m'a dit. Et si...
—Tu crois qu'il pourrait s'agir d'un membre de ma famille ?
Je lui ai posé cette question sans me retourner. Son silence dans mon dos est éloquent. J'attrape alors un torchon et essuie la tasse afin de m'occuper les mains, tandis que Haiaiel fuit mon regard.
— C'est une possibilité, me répond-il finalement dans un murmure.
J'encaisse le coup sans rien montrer. Essayant de conserver cette fausse nonchalance, je range la tasse avec les autres.
— Je suis désolé de te demander ça, poursuit-il. Mais comme je te le disais, il s'agit d'une zone résidentielle. On ne peut pas se permettre de laisser un démon supérieur s'y promener. Il pourrait y avoir une hécatombe !
Il a raison. C'est exactement ce qu'un démon supérieur ferait. Rien ne leur plaît autant qu'un carnage, un massacre, une boucherie. Se vautrer dans les pleurs des enfants et jouir du bruit des os qui se brisent. C'est ce que j'aurais fait, avant ELLE.
J'acquiesce et, puisque je n'ai pas vraiment le choix, je me rends à l'endroit indiqué par Haiaiel. Même si j'ai contraint mon essence à occuper l'espace fini d'un corps humain, je conserve la plupart de mes pouvoirs. Je n'en abuse pas pour ne pas attirer l'attention sur moi. Il n'empêche que c'est bien pratique d'avoir la capacité de me dématérialiser et de réapparaître où bon me semble.
L'ange avait vu juste. La créature, qui se dissimule ici, doit être très puissante. Les énergies sont troublées sur plusieurs centaines de mètres, et cela n'arrive pas si souvent. Toutefois, le démon cache son identité en rendant son aura invisible, utilisant sans doute la même technique que moi. Celle qui me permet de ne pas être retrouvé par les miens. Je peste, associant le nom de Haiaiel à un certain nombre de qualificatifs peu flatteurs. À cause de lui, il va falloir que j'arpente tout le quartier pour mettre la main sur cette entité maléfique.
L'aube commence à éclairer le ciel et un bleu plus pâle voile les étoiles. Bientôt, les lampadaires s'éteindront et la vie reprendra son cours. Les habitants sortiront travailler. Ils conduiront leurs enfants à l'école sans se douter du danger qui les attend au coin de la rue. Sans se douter que les monstres ne vivent pas que dans leurs cauchemars. Sans imaginer une seule seconde que leurs terreurs nocturnes se parent parfois des rayons du soleil, avant de se baigner dans leur sang.
Je dois le retrouver avant qu'il ne soit trop tard. Je tourne à gauche et m'engage dans une ruelle mal éclairée. Un bruit insolite me guide, m'attire presque malgré moi. Alors que j'arrive dans un cul-de-sac, je constate que c'est le ronronnement d'un chat qui m'a conduit jusqu'ici.
Un gros matou gris prend ses aises sur les genoux d'une jeune femme, qui est assise sur les marches d'un perron. Elle est emmitouflée dans une veste en laine blanche, sur laquelle s'étalent de longs cheveux roux, qui flamboient dans la semi-obscurité. Elle continue de caresser le félin sans me prêter la moindre attention. Du moins, en apparence. Ses doigts pâles disparaissent dans la fourrure dense, ballet hypnotique qui se calque sur le contentement sonore de l'animal. Je suis sur le point d'engager la conversation, quand elle me prend de vitesse et me dit de sa voix un peu rauque :
— Tu en as mis du temps !
Elle lève les yeux sur moi et son regard argenté me transperce.
Ce n'est pas possible ! Elle n'a tout de même pas osé m'envoyer son bras droit... Un rire grave s'échappe alors de sa gorge et emporte avec lui mes derniers doutes.
Ava.
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