Chapitre 2 : ELLE

De retour chez moi, j'allume la lumière et je m'avance vers la fenêtre, qui donne sur l'immeuble d'en face. Comme toujours, j'observe l'appartement qui se situe un étage en dessous du mien. Comme toujours, je guette le moindre signe de vie, mon souffle prisonnier de ces quelques mètres carrés. Mon cœur en cage. Mais tout est plongé dans l'obscurité, je ne perçois pas son âme... ELLE doit être sortie.


Je me détourne et jette un coup d'œil à mon salon. Le mobilier est assez minimaliste, mais cela me convient tout à fait. Les seules touches personnelles que l'on trouve ici sont les livres, qui débordent de la bibliothèque, et la plante verte qui pousse tant bien que mal à côté. Les livres sont les seuls objets auxquels je me suis attaché au fil des années. Il y en a dans toutes les langues et de tous les genres aussi. Des romans, de la poésie, des pièces de théâtre... J'ai la Bible, bien sûr. Plusieurs versions mêmes. À défaut d'en avoir une en araméen et en hébreu, je m'amuse à comparer les traductions postérieures.


Si l'on regarde plus en détail les titres des ouvrages, on peut constater que le Diable et les autres créatures maléfiques occupent une place de choix. Je n'ai pas pu m'empêcher de lire et de conserver tous les volumes, que j'ai pu dénicher sur le sujet. Cette littérature diabolique me divertit beaucoup, même si les œuvres les plus récentes sont assez décevantes. C'est vraiment n'importe quoi d'imaginer qu'un vampire puisse tomber amoureux ! La seule chose dont rêvent les monstres, c'est de tuer des humains. Et ils ne les aiment que d'une façon... en « steak tartare ». Je suis bien placé pour le savoir. J'ai longtemps été un monstre, j'en suis toujours un.


Alors lire toutes ces bêtises au sujet de vampires végétariens et énamourés m'a bien fait rire. Même si venant de moi, ce serait presque le comble de l'ironie. Néanmoins, je doute que l'on soit nombreux dans ma situation, contrairement à ce que la littérature veut bien nous laisser croire.


Quant à la plante verte, il s'agit d'un cadeau de crémaillère de Haiaiel. Non, je n'ai pas fêté mon emménagement. Oui, il a quand même tenu à m'apporter un présent. Il est arrivé avec un ficus sous le bras et un grand sourire aux lèvres. Il m'a dit vouloir tenter une expérience. Il prétend que s'il survit, il m'offrira un chat. J'avais donc bien l'intention de le faire crever, ce satané végétal. Finalement, je m'y suis habitué et l'arroser ne me demande pas trop d'efforts.


Je croise mon reflet dans le miroir et constate que de la poussière macule mes cheveux noirs. Moi qui pensais m'être débarrassé des « restes » de ce démon. Je me déshabille, balance mes vêtements dans la machine à laver, avant de filer sous la douche. Ce qui est pénible avec ce corps fait de chair et de poils, c'est qu'il se salit assez vite. Je laisse couler l'eau jusqu'à ce qu'elle soit brûlante et me glisse sous le jet, qui nettoie ma peau et détend mes muscles. Quand mon épiderme prend une nuance écarlate à cause de la chaleur, je ferme le robinet et m'extrais de la cabine. Après avoir noué une serviette autour de ma taille, j'efface la buée du miroir d'un coup de main. Mon reflet me lance un regard noir. Comment cette jeune femme sur le parking a-t-elle pu croire que j'étais un ange ? Je sais bien que je corresponds aux critères de beauté des humains. Les traits de mon visage sont réguliers et mon corps a des proportions parfaites. Mais mes yeux... ils sont trop sombres, trop intenses, trop durs pour appartenir à un être céleste. Je ne dégage pas la bienveillance naturelle qui illumine la figure de Haiaiel.


Je ne suis pas un ange.


La voix de la jeune femme résonne encore un peu dans mes pensées, comme un écho qui bute contre mes propres questions, tandis que je pénètre dans ma chambre pour passer des vêtements. La pièce s'éclaire lorsque je donne une tape machinale sur l'interrupteur et je me rends compte que je n'ai pas été honnête. Le ficus et les bouquins ne sont pas les seuls objets personnels auxquels je tiens. Si l'appartement venait à cramer, ce n'est pas ce que je chercherais à sauver en premier. Il y a plus important, il y a les photographies d'ELLE.


Les murs de ma chambre disparaissent sous des dizaines de clichés d'ELLE. Des photos d'ELLE enfant, adolescente, jeune femme. ELLE est partout. Son sourire et son regard veillent sur mes nuits.


Je jette un coup d'œil à son visage figé sur le papier glacé et attrape un boxer, un jean et un tee-shirt blanc. J'enfile ces habits, puis je retourne dans le salon en ébouriffant mes cheveux avec la serviette, pour qu'ils ne gouttent pas sur mes épaules. Je m'avance vers la fenêtre, comme un papillon nocturne attiré par la flamme d'une bougie.


De la lumière. ELLE est là ! ELLE est rentrée ! Je l'observe déambuler d'une démarche un peu vacillante. Elle a bu, c'est certain. Je scrute le moindre recoin de son appartement à la recherche d'une présence indésirable. Non, c'est bon, ELLE est seule. Je ne peux m'empêcher de lâcher un soupir de soulagement. Il est évident que je n'aurais pas supporté de voir un homme profiter de son ivresse. Malgré mon serment à Haiaiel, j'aurais été obligé d'intervenir.


Elle disparaît de ma vue quelques instants. Je tire alors le fauteuil près de la fenêtre et m'y laisse tomber. Je n'ai pas le temps de m'ennuyer, car elle revient presque aussitôt et de la musique s'échappe de son appartement.


Il est parfois bien utile d'avoir des sens surhumains. Il me suffit de prêter attention aux vibrations qui l'habillent pour reconnaître la chanson après quelques notes seulement. « One last goodbye » d'Anathema. Tout en souriant, je me relève pour attraper mon ordinateur portable, rangé sur une étagère de la bibliothèque. Après l'avoir allumé, je sélectionne cette chanson. J'ai ainsi l'impression d'être dans la même pièce qu'ELLE.


J'ai la sensation d'être avec ELLE. Tout près...


Je me rassois dans le fauteuil en cuir et contemple celle qui est ma raison d'être. Elle a passé une nuisette, qui me permet d'admirer sa peau nue, ce qui fait réagir mon enveloppe corporelle sur-le-champ. Mon cœur bat plus vite, mon souffle s'accélère et mon désir brouille mes idées. Tandis que je pose une main tremblante contre la vitre, ELLE éteint les lumières et sort de la pièce. Je devine qu'elle va se coucher dans sa chambre.


Je le devine, car je ne la vois plus. Pourtant, je continue de fixer encore longtemps l'obscurité, dans l'espoir qu'ELLE réapparaisse. Mais mes paupières deviennent de plus en plus lourdes et je sombre dans un sommeil peuplé de rêves oppressants.


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