Chapitre 12 : La Chute
Si tu avais connu la Terre à l'époque du Jardin... Si tu l'avais connue, Maël, tu comprendrais mon courroux.
Ma colère est juste. Les descendants d'Adam ont saccagé mon Éden.
Pourtant... Quand je ferme les yeux, je le revois tel qu'il était aux prémices de mon existence. Quand je ferme les yeux, les parfums de la Nature originelle se fraient un chemin jusqu'à mes narines et m'enivrent de leurs fragrances à la pureté brutale. Quand je les ferme, j'entends son chant farouche.
Si tu l'avais vu... mon Jardin était sublime. Il était vierge de toute influence humaine et son exubérance sauvage n'avait pas encore été domestiquée. Des arbres immenses déployaient leurs cimes aux branches étoilées au-dessus de nos têtes, formant un toit végétal qui filtrait les rayons du soleil encore jeune. Les plantes recouvraient un sol à la terre brune et odorante. Les hommes d'aujourd'hui ont surnommé leur Terre « la planète bleue » mais, du temps de mon Éden, sa robe d'azur avait un jupon émeraude. Les innombrables nuances de vert étaient un délice pour l'œil.
Et les fleurs ! Si tu avais pu contempler les fleurs de l'Éden, Maël, tu pleurerais leur perte aujourd'hui. Elles étaient les gemmes chatoyantes de la Nature. Elles la paraient de couleurs vives et profondes et distillaient des senteurs envoûtantes, véritable appel au désir et à la volupté. Et les fruits ! Ils offraient leurs formes rebondies, pleines de jus et de sucre, et n'attendaient que nos dents pour exhaler des saveurs acidulées sur notre langue assoiffée.
Dans cet écrin luxuriant, les animaux foisonnaient. Ils se multipliaient et peuplaient le Jardin de leurs cris et de leurs chants. Il ne faut pas croire ce que nous raconte la Bible. Après tout, ce sont les hommes qui l'ont écrite. Non, il ne faut pas croire que les prédateurs n'existaient pas dans le Jardin. Les lions n'ont jamais mangé d'herbe ! Cependant, l'ordre naturel régnait en maître et aucune espèce n'en massacrait une autre pour le plaisir.
Mon Éden était sauvage, mais il n'était pas cruel. Je ne me lassais pas de sa beauté originelle.
La légende raconte que j'étais la première femme d'Adam créée, tout comme lui, à l'image de Dieu. La première. Bien avant Ève, la conciliante.
La première ? Peut-être. Il faut être bien crédule pour penser que toute l'humanité découle d'un couple primordial. Adam était peut-être le premier homme et moi, la première femme. Peut-être... Mais nous n'étions pas les seuls. Non, il y avait d'autres êtres humains dans notre Jardin.
Adam n'était pas l'unique homme présent en Éden. Néanmoins, il en était le seul roi. Le premier souverain du peuple humain. Et moi, j'étais sa reine, sa compagne, son égale. Du moins, c'est ce que je croyais.
Adam était sombre et ambitieux, aux antipodes de l'image de gentil naïf qu'en dressent les Écritures. N'oublie pas qu'il a enfanté Caïn. Tu connais le proverbe : la pomme ne tombe jamais bien loin de l'arbre. La violence n'est pas arrivée, venant de nulle part, à la génération suivante. Elle était déjà là, juste là, sous mes yeux, dans le sang d'Adam.
Et moi j'étais aveugle, je ne voyais pas son orgueil.
Adam, si banal et si extraordinaire à la fois, menait son peuple selon son caprice. Il ressemblait à un homme de son temps. Rien ne le différenciait des autres, ni sa chevelure châtain ni ses yeux bruns. Pas même sa taille ! Mais son physique si commun cachait une détermination singulière. Il était capable de manipuler l'esprit de ses semblables, leur imposer sa vision des choses.
Il connaissait l'usage du Verbe. Et moi j'étais sourde.
Comment sentir le vide, quand on n'a jamais expérimenté la plénitude ? J'errais dans le Jardin sans avoir conscience d'être incomplète. Comment aurais-je pu le savoir ? Je n'avais pas encore goûté au fruit de la Connaissance de l'Amour. Ton père et moi nous ne nous étions pas encore trouvés.
Comment t'expliquer à quel point sa rencontre a bouleversé ma vie, mon être tout entier ? Il a fait s'effondrer les barrières de mes certitudes... Je... Non, je ne dois pas sauter des étapes. Il faut que tu comprennes toute l'histoire...
Au commencement, ton père était un ange. Le plus bel ange de Dieu.
Bien plus tard, des hommes l'ont appelé « Lux Fero ». Mon Porteur de Lumière, mon Étoile du Matin...
Lucifer.
Il avait assisté à la naissance de l'humanité avec incrédulité. Il ne comprenait pas comment ce petit frère braillard pouvait attirer toute l'attention et tout l'amour de son divin père. La lumière, qu'il portaiten son cœur, commençait à être obscurcie par les affres de la jalousie.
Néanmoins, Lucifer était un ange. Il ne pouvait pas succomber à ces émotions négatives, toutes nouvelles pour lui, sans chercher à mieux connaître leur origine. Oui, il avait besoin de savoir en quoi l'Homme était unique parmi les autres animaux d'Éden. Alors il est descendu vivre parmi nous. Lui, le premier être céleste à revêtir un corps de chair et de sang pour partager nos jours et nos nuits foulait de son pas ample l'herbe tendre du Paradis terrestre.
La première fois que je l'ai vu, c'est là que j'ai réalisé que mes yeux n'avaient jamais contemplé la vraie beauté. Il avait l'apparence d'un homme, mais il n'était pas humain. Il était bien plus... Chaque cellule de son corps irradiait la grâce divine. Il était incandescent !
Tu lui ressembles beaucoup, Maël, même si tu n'as pas sa lumière d'alors. Tu es plus sombre, mais les traits de ton visage ont été façonnés d'après les siens. Ce sont les mêmes mèches noires, qui glissent sur ta joue. Tu as sa beauté, bien que tes yeux soient différents. Les siens avaient la couleur de mon Jardin. Les tiens font écho aux Ténèbres qui t'ont vu naître.
Dès le moment où j'ai croisé son regard, j'ai su.
J'ai su que j'étais malheureuse et vide. J'ai su que je venais de trouver mon plus grand bonheur. Et j'ai su que j'allais souffrir.
D'ailleurs, je n'ai pas été la seule à en prendre conscience. Ton père aussi avait compris, dès les premiers instants, que je serais celle qui scellerait son destin. Il avait vu mon âme et elle l'avait touché jusqu'au plus profond de son être.
Dès lors, comment pouvais-je retourner auprès d'Adam ? Comment partager de nouveau sa couche ? Comment être une compagne fidèle, alors que chacun de mes pas me menait à ton père ?
J'ai essayé de résister, que Dieu m'en soit témoin, j'ai essayé ! Je n'ai pas trompé Adam. J'ai seulement cherché à lui mentir, à me mentir, sur l'identité de celui qui possédait mon âme. Mais comme je te le disais, il n'y a que dans la Bible qu'Adam est stupide. Mon compagnon n'a pas mis longtemps à découvrir que je ne l'aimais plus. Peut-être, après tout, ne l'avais-je jamais aimé...
Nos disputes sont devenues fréquentes. Pour tout. Pour rien. Ma présence l'irritait et mon absence le rendait fou.
Un jour où le ton entre nous était monté plus que de coutume, il m'avait frappée. J'en ressens encore la sensation cuisante sur ma joue. La surprise et la douleur m'avaient comme anesthésiée et je n'ai pas réagi tout de suite. Quand j'y repense, la colère me tord le ventre ! Si j'avais été celle que je suis désormais, j'aurais déchiré sa fragile enveloppe charnelle et aurais semé ses milliers de débris aux vents. Je l'aurais donné à manger aux charognards.
Mais j'étais différente... humaine. Alors j'ai écouté mon instinct et je me suis enfuie. C'est cette nuit-là que j'ai fui mon Jardin. C'est cette nuit-là que j'ai abandonné Adam. J'avais honte, si tu savais ! J'avais tellement honte qu'il ait porté la main sur moi. Que j'étais stupide ! C'est lui qui aurait dû être embarrassé.
Cette nuit-là, j'ai retrouvé Lucifer, qui avait pour habitude de se promener dans l'Éden lorsque les hommes dormaient. Lui ne succombait jamais au sommeil. Il aimait profiter de la quiétude des heures les plus sombres pour écouter la respiration profonde de la forêt et contempler la danse des étoiles.
Je lui ai parlé de ma dispute avec Adam et de mon envie de quitter le Paradis terrestre. J'ai affirmé mon besoin de partir loin de cet homme qui m'étouffait et entravait ma liberté.
Je ne lui ai pas dit alors que celui-ci m'avait giflée. Puisque je t'ai promis de ne rien te cacher, sache que ton père ne l'a jamais appris. Du moins, je ne lui ai jamais confié cette partie de mon histoire. A-t-il vu cette nuit-là ma joue rougie par la main de mon mari ? Je n'en suis pas certaine. Nous n'en avons jamais parlé, ma honte m'a retenue. Je ne voulais pas qu'il me croie faible. Oui, je sais bien ce que tu penses. Je te l'ai dit, j'étais stupide. Et maintenant, à quoi bon ? Adam est mort depuis bien longtemps.
Je me souviendrai toujours de cette nuit. Je me souviendrai du souffle chaud de Lucifer contre ma joue, de ses yeux qui étincelaient autant que les astres les plus brillants. Je me souviendrai de notre fuite.
Ses bras d'ange soutenaient mon corps de femme. Je le ralentissais, mais jamais il ne s'est plaint de ma lenteur. J'ai cru que mon cœur allait exploser cent fois, mille fois ! J'ai cru que mes jambes ne parviendraient pas à faire un pas de plus. Ton père aurait pu nous téléporter aux confins de l'univers, nous le savons bien, toi et moi. Toutefois, nous étions déjà en train de transgresser l'un des premiers tabous de la Création et il ne voulait pas attirer l'attention de ses frères célestes en utilisant ses pouvoirs.
Malgré mon épuisement, notre course nous a menés jusqu'à la mer Rouge.
La mer !
Les rayons matinaux caressaient ses flots et j'étais bouche bée devant un tel spectacle. Moi qui n'étais jamais sortie de mon Jardin, je foulais des terres encore vierges de l'empreinte des hommes et je découvrais la magnificence de ma planète. Le monde était vaste ! Ma liberté nouvelle me grisait. Si tu savais le bonheur que j'ai éprouvé alors ! Je riais, Maël. Je riais sous le regard amoureux de ton père.
Ma joie, néanmoins, avait été de courte durée.
La légende dit que Dieu a envoyé trois anges pour me punir d'avoir abandonné Adam. Mais tu sais bien que les légendes ont été inventées par les hommes.
Et les hommes mentent.
Il n'y avait pas trois anges. Il n'y en avait qu'un et ce n'était pas juste un ange. C'était l'archange préféré du Seigneur.
Gabriel.
Oui, tu m'as bien entendue... C'est Gabriel qui nous a poursuivis, ton père et moi. C'est lui qui nous a rattrapés aux abords de la mer et qui m'a ordonné de retourner auprès d'Adam. Malgré toutes nos précautions, il nous avait retrouvés si facilement ! Comment oublier son regard ? Ses yeux avaient la profondeur des Cieux, mais, comme eux, il était lointain et inflexible.
Lucifer l'a supplié de toutes ses forces de nous laisser partir. Il a fait appel à son amour fraternel, en vain. Il a essayé de le convaincre de nous oublier, d'oublier notre existence. Après tout, qui dérangions-nous ? Nous souhaitions juste nous installer là où nos pas nous conduiraient.
Gabriel a refusé. Il a affirmé que nous n'avions pas le droit de troubler l'ordre naturel établi par Dieu. Un ange ne pouvait pas aimer une humaine et en faire sa femme, c'était impossible.
Alors Lucifer a tenté de le persuader de nous laisser gagner les Limbes. Il lui a promis que nous quitterions la terre des hommes pour vivre par-delà les voiles éternels.
Mais Gabriel a ri.
Il a rappelé à son frère que ma condition d'humaine m'empêchait de percevoir ces voiles. J'étais donc bien incapable de les traverser.
Gabriel avait ri, il n'avait pas compris l'amour que me portait ton père. Cet amour qu'il me porte toujours. Lucifer était devenu étrangement silencieux. Il avait regardé son frère un long moment... Ou bien était-ce quelques secondes ? Je ne sais plus. Cela m'a paru si long, cet instant où mon destin a été suspendu à la décision de l'être aimé.
Le rire de Gabriel résonnait encore sur les eaux quand Lucifer s'est sacrifié.
Ton père a sacrifié sa grâce angélique pour moi. Il a arraché ses ailes pour les faire miennes. Il a déchiré son essence pour m'en offrir la moitié et me métamorphoser en celle que je suis maintenant. Son sang est devenu mon sang, et nos âmes ont été liées à tout jamais.
Le rire de Gabriel s'est changé en pleurs, tandis que nous écartions les voiles éternels. C'est ainsi que Lucifer a chuté. C'est ainsi que l'humaine que j'étais s'est transformée en démon.
Et les Limbes sont devenus notre royaume pour l'éternité.
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