Chapitre 10 : Vœu brisé
Mon appartement entier est submergé par l'aura de Haiaiel. Celle-ci devient de plus en plus intense. Ses nuances de violet, presque diaphanes, se sont muées en une teinte bien plus foncée. Une couleur d'orage.
Les plumes de ses ailes déployées sont d'une blancheur insoutenable. Une blancheur qui agresse mes pupilles. Le contempler ainsi m'est douloureux, tant sa splendeur angélique rayonne. C'est pourquoi je baisse les yeux vers sa main tendue. Cette main d'albâtre qui n'est pas humaine.
— Maël, répète-t-il, jure-le !
Son ton impérieux me transperce. Je frémis et serre les poings contre mes cuisses, avant de murmurer :
— Non.
— Que dis-tu ? me demande-t-il, étonné.
— Non ! Je refuse de prêter serment de nouveau !
J'ai hurlé.
Mon cri s'est échappé, presque malgré moi. Un cri de refus. Chaque cellule de ma chair, chaque parcelle de mon énergie rejette ce pacte. L'ange me lance alors un regard glacial. L'éclat de ses yeux bleus a perdu toute sa bienveillance, toute sa chaleur. Seule demeure cette colère froide qui durcit ses traits. Mais peu importe sa désapprobation, je ne céderai pas. J'opposerai le feu à la glace, s'il le faut.
Je sens la rage brûler mon âme, tracer en elle des sillons incandescents. Je ne peux pas jurer de rester éloigné d'elle, c'est impossible. Je dois la protéger. Il ne m'empêchera pas de la garder saine et sauve, même si je dois me dresser contre lui pour la préserver.
— C'est la guerre, Haiaiel ! Toutes ces attaques démoniaques... Ma mère prépare une guerre ! Ava m'a demandé de revenir auprès des miens et de me battre à leurs côtés. Je n'ai pas accepté, bien sûr, au cas où ça t'intéresserait... Elle m'a aussi dit que certains démons voulaient se venger de ma trahison en s'en prenant à ELLE. Alors je ne peux pas te renouveler mon vœu. Non, je ne le peux pas ! Elle est en danger et je dois avoir la possibilité de m'approcher d'ELLE et de la mettre à l'abri à tout moment sans manquer à ma parole.
Mes mots ont claqué entre nous comme des coups de fouet. Chaque syllabe a heurté l'air, grognant telle la bête furieuse qui a pris possession de mes entrailles. Cette bête qui crache son courroux pour masquer sa peur.
La peur de la perte. De LA perdre.
— Tu n'as pas à t'inquiéter pour sa sécurité. C'est mon rôle de la protéger, comme tu viens de me le rappeler. Et je ne suis pas seul ! D'autres anges veillent sur elle depuis que tu nous as rejoints, me répond Haiaiel avec froideur.
Je ne peux m'empêcher de lâcher un petit rire méprisant.
— Et l'on voit bien ce que ça a donné aujourd'hui...
— Oui, nous avons été piégés. Nous étions débordés. Mais cela ne se reproduira pas, je te le promets.
— Bien sûr que si ! Cela va se reproduire, car nous sommes en guerre ! J'ai vraiment l'impression que tu ne m'écoutes pas, parfois. Azazel et les autres vont tout faire pour la tuer.
Une pensée traverse soudain mon esprit et me donne la sensation que mon sang se fige dans mes veines.
— Ou pire... Imagine qu'ils ne veuillent pas la tuer, mais qu'ils la prennent en otage pour me neutraliser. Je t'assure que les otages aux Enfers ne sont pas bien traités. Je n'ose pas songer aux tortures qu'ils lui feraient subir... Et ce serait de ma faute, entièrement de ma faute !
Je m'adosse au mur, y cherchant un soutien salutaire. Tout mon corps tremble. Cette enveloppe charnelle n'est décidément pas fiable. L'angoisse, qui m'empêche de respirer, a aussi pris possession de mon esprit, le noyant dans une brume opaque.
Haiaiel hésite. Cette possibilité l'effraie tout autant que moi, je le vois bien. Cependant, il n'est pas encore prêt à s'avouer vaincu.
— Elle doit vivre parmi les humains. Elle doit continuer à ignorer notre existence et être heureuse...
— Heureuse ? Tu plaisantes ? Elle te semble heureuse ? Sérieusement ?
— Elle est à sa place, auprès des siens. C'est à elle de trouver le bonheur et de suivre son chemin de vie...
— Je t'en prie ! Arrête ce blabla religieux ! Pas de ça avec moi !
Je me mords les lèvres jusqu'au sang pour ne pas dire ce que je pense vraiment. Sa place est auprès de moi ! Voilà ce que chaque pulsation de mon cœur me murmure. Mais je connais Haiaiel. Ce genre de déclaration lui ferait commettre un acte que je risquerais de regretter. Non, ce serait une erreur tactique de ma part. Je prends plutôt une profonde inspiration et décide de faire une concession.
— Je te promets que je ne changerai rien à mes habitudes. Je n'ai pas l'intention d'aller lui parler. Je veux juste avoir la possibilité de la mettre à l'abri si un danger se présente.
— Tu resteras à l'écart ? Tu me le jures ?
— Oui, je te le jure. Tant qu'elle est saine et sauve, je n'ai aucun désir de perturber sa vie.
— Je te préviens, Maël. Si tu romps cette promesse, si tu entres en contact avec elle alors que ce n'est pas nécessaire, je demanderai à Gabriel d'effectuer une nouvelle fois le rituel de disparition.
Tout, mais pas ça, pitié !
Je pense que j'ai dû pâlir, parce qu'il abandonne aussitôt son attitude menaçante pour reprendre une allure plus humaine. Ses ailes sont de nouveau scellées dans son dos et son aura a retrouvé des proportions normales.
Le rituel de disparition. J'avale ma salive avec difficulté, tout en passant une main tremblante dans mes cheveux. Je n'ose pas lui répondre. Le rituel de disparition... Ce sortilège m'a fait vivre les deux pires années de toute mon existence. Il a effacé les couleurs, les parfums et les chants. Pas au sens littéral. Mais sa poigne implacable a peint mon univers en gris. Il m'a volé ma lumière.
Cette magie très puissante, très ancienne, a voilé mon soleil.
Quand ELLE était enfant, j'ai brisé le serment que j'avais fait de ne plus l'approcher. Une fois, une seule fois, j'ai manqué à ma promesse. Avec le recul, je réalise que je désirais vérifier si je pouvais enfreindre les lois édictées par les anges. Je n'ai jamais aimé les règles. Je pensais qu'elles n'existaient que pour être transgressées. Et puis, c'était son premier jour à l'école maternelle et ses larmes me rendaient malade. Il fallait que j'apaise son chagrin et cela à n'importe quel prix.
Il m'avait semblé alors tout naturel de profiter de l'absence de Haiaiel pour prendre l'apparence d'un enfant du même âge qu'ELLE. Le temps d'une journée, j'étais devenu son ami.
Mais Haiaiel était revenu bien trop tôt à mon goût et je n'avais pas réalisé ce que cette transgression allait me coûter. Il n'avait pas attendu que je plaide ma cause auprès de lui. Il était allé trouver son chef, l'archange Gabriel en personne, sans écouter mes excuses.
Je n'ai jamais vraiment aimé les anges non plus. Je ne les crains pas en règle générale, même si j'ai appris à me méfier des Chérubins. Cependant, s'il y en a bien un que j'évite le plus possible, c'est Gabriel. Je préfère encore me retrouver face à une légion entière de Chérubins justement, plutôt que d'avoir affaire à cet archange.
Haiaiel lui avait rapporté mon serment brisé et Gabriel avait aussitôt lancé un sort de disparition sur ELLE. Il l'avait rendue invisible. Enfin... pas réellement. Pas pour tout le monde en tout cas, seulement pour moi.
J'avais passé deux ans sans poser les yeux sur ELLE, sans savoir si ELLE allait bien. J'avais cru devenir fou ! J'avais effectué toutes leurs corvées, tué tous les démons qu'ils me désignaient sans rechigner pendant deux longues années. Tout cela, je l'avais fait dans l'espoir que cette punition cruelle soit levée.
Deux ans... Ce n'est rien pour moi, j'en ai bien conscience. Une respiration, à peine. Pourtant, ces deux années m'avaient semblé durer deux millénaires. Cela m'avait servi de leçon quand j'avais enfin pu la retrouver.
Dès lors, j'avais maintenu une distance respectueuse et pris des dizaines et des dizaines de photos de loin. J'avais trop souffert de ne plus la contempler. Alors je l'avais photographiée au cas où les anges décideraient de me l'enlever de nouveau. La photographier pour ne plus la perdre tout à fait. C'est pour cela que les murs de ma chambre sont recouverts de portraits d'ELLE. Échos de papier glacé. Empreintes de sa silhouette, de l'éclat de son rire. Comme une danse figée dans l'éternité.
Je relève la tête, qui me semble alourdie par le poids de tous ces souvenirs. Haiaiel est toujours devant moi et il me fixe, attendant une réponse. Alors je murmure à contrecœur :
— C'est d'accord. Je garderai mes distances.
L'ange a retrouvé le sourire. Tandis que l'amertume de cette promesse envahit ma bouche, il reprend d'une voix amicale :
— Maintenant que nous avons réglé ça, parle-moi de cette guerre.
Je m'apprête à lui répondre, quand mes lèvres se figent. Le monde autour de moi devient silencieux, mais ce silence n'a rien de naturel. J'ai l'impression de tomber dans un gouffre sans fond, tout en restant parfaitement immobile. Alors que je commence à suffoquer, comme si je me noyais dans l'air devenu plus opaque, une voix se fraie un chemin jusqu'à ma conscience.
Une voix très familière.
« Viens, mon fils, me susurre-t-elle, viens ! Rejoins-moi... »
Un parfum de fleurs sauvages m'étouffe presque de sa suavité.
« Rejoins-moi, Maël... »
Je sors soudain de ma transe et me rends compte que Haiaiel me secoue avec brutalité.
— Mais lâche-moi ! Qu'est-ce que tu fais ?
— Enfin ! Tu reviens à toi ! Cela fait dix minutes que tu as cessé de bouger, de respirer... Tu étais figé comme une statue. Je ne savais pas quoi faire. J'étais à deux doigts d'appeler Gabriel !
Quelle chance d'avoir repris connaissance avant qu'il ne fasse intervenir l'archange ! Je ne veux même pas imaginer le choc que j'aurais eu en trouvant Gabriel devant moi à la place de Haiaiel. À vrai dire, je préfère ne pas y penser du tout.
— Est-ce que ça va ? me demande-t-il, inquiet. Que s'est-il passé ?
Je lui souris et feins une nonchalance que je suis bien loin d'éprouver.
— Rien de grave... Je viens juste d'être convoqué par ma mère. Tu ne connaîtrais pas l'adresse du Delaware Art Museum à tout hasard ?
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