Chapitre 1 : L'Ange de la Nuit
Pour C. C.
qui est parti entre le chapitre 16 et le 17.
Rest in peace
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La nuit est douce.
Elle le serait encore plus si je n'étais pas adossé contre une voiture poussiéreuse, garée sur un parking presque vide. Oui, je la trouverais bien plus agréable, si je ne me trouvais pas devant une satanée discothèque perdue au beau milieu de la campagne.
Pourtant, je n'ai pas le choix.
Le néon vert luit et crépite au-dessus de l'entrée : « Le Mojito ». À croire que l'originalité ne fait pas partie des qualités du propriétaire. Je soupire et un peu de buée s'échappe de ma bouche pour se diluer dans l'air nocturne. Je trouve toujours cela un peu étrange les réactions de mon corps à l'environnement. Ceci dit, je commence à m'y habituer. Après tout, cela fait des années que je suis là à essayer de me fondre dans le décor. Des années à me faire passer pour un simple être humain.
Le parking est désert. Pas une seule personne en vue, ni même un chat. Il est plus de deux heures du matin et il y a à peine une dizaine de voitures sur ce terrain paumé. Quelle idée de construire un night-club au milieu de nulle part !
Je trace des cercles dans la poussière avec le bout de ma chaussure pour tromper mon ennui, tout en maudissant Haiaiel qui, encore une fois, me fait perdre mon temps. Encore une fois, il m'éloigne d'ELLE.
Cela fait plus d'une heure que j'attends qu'il se montre et je commence à perdre patience. Je sais qu'il est là. On ne m'aurait pas ordonné de venir ici si ce n'était pas le cas. Je sais qu'il est là même si, tout comme moi, il cache sa présence. Haiaiel ne se trompe jamais lorsqu'il m'envoie « régler un problème ».
Soudain, l'entrée de la boîte s'ouvre sur le videur, qui laisse sortir une jeune femme. Les pulsations de la musique envahissent l'atmosphère, avant d'être assourdies de nouveau quand la porte se referme. La jeune femme semble assez éméchée. Son équilibre est précaire et elle a besoin de trois tentatives pour réussir à allumer sa cigarette. Le maquillage a un peu coulé autour de ses yeux hagards, soulignant ainsi son ivresse.
Elle s'avance dans le parking tout en tapant un SMS, inconsciente du danger qui la guette. En réalité, elle n'est pas vraiment en danger, puisque je suis là. Mais tout de même, elle fait preuve d'imprudence... Parfois, je me demande si les humains ont conservé ne serait-ce qu'un minimum d'instinct de survie. Ce n'est pas toujours flagrant. Ceci dit, je suis assez heureux qu'elle joue le rôle de l'appât. Cela va me permettre d'accomplir ma corvée et de rentrer chez moi, au lieu de patienter toute la nuit sur ce parking miteux.
Alors qu'elle s'approche de sa voiture, cherchant les clefs dans son sac, il se montre enfin. Elle aperçoit son horrible reflet dans la vitre de sa portière et se retourne aussitôt en hurlant. Elle essaie de s'enfuir, mais il la projette avec violence contre le véhicule, lui coupant toute possibilité de fuite.
Voilà ce qui arrive quand on est imprudent. On rencontre un enfant des Limbes.
Et les Limbes n'enfantent que des monstres.
La jeune femme est prise au piège, coincée contre le métal froid, les yeux exorbités par la terreur et l'horreur. Elle réalise sans doute qu'elle ne peut plus lui échapper.
Je comprends son dégoût. La créature qui l'a attaquée ne ressemble que très vaguement à un homme... Une caricature monstrueuse qui n'a rien d'humain. Ses traits bestiaux sont tordus en un rictus diabolique. Je prendrais bien le temps de me moquer de ce démon ridicule, qui ne maîtrise pas du tout l'art du camouflage terrestre, mais ses griffes acérées se trouvent déjà à proximité de la gorge de sa proie.
— Je ne vous dérange pas, j'espère !
Le démon s'est retourné vers moi et me jauge d'un air affamé. Sa victime n'a pas bougé d'un pouce. Elle est immobile, comme le serait une souris face à un reptile. La créature décide donc de s'occuper de moi en premier.
Quel abruti ! Il n'a pas réalisé à qui il avait affaire.
Alors qu'il se jette sur moi, je l'envoie voler à dix mètres d'une simple tape du plat de la main. Il n'a pas le temps de se relever que je suis déjà sur lui et lui dis d'un ton railleur :
— Tu ne crois tout de même pas qu'un démon de troisième catégorie a ses chances avec moi ?
Une peur primale passe dans ses yeux quand il réalise enfin qui je suis. Il se débat pour s'enfuir, mais je resserre mon étreinte.
— Le traître ! crache-t-il avec haine.
— Traître ? Je t'en prie, ne mélange pas tout ! Pour te trahir, il faudrait qu'on ait une sorte de relation tous les deux... Or, ne te méprends pas, tu n'as rien en commun avec moi !
Cette discussion me fatigue. Ce sous-fifre n'est pas digne de mon attention. Alors j'absorbe son énergie vitale, ce que les humains appellent « âme » ou « esprit », et je le laisse se désagréger en infimes particules. Je me redresse ensuite et, tout en époussetant mes vêtements, je murmure :
— Car tu es poussière et tu retourneras dans la poussière...(1)
La jeune femme a l'air toujours aussi choquée. Elle est assise par terre, tremblant de tous ses membres. Je m'agenouille devant elle et mon cœur manque un battement. Elle a les mêmes cheveux qu'ELLE. J'attrape son menton afin de relever sa tête avec douceur. Non... Elle ne lui ressemble pas.
Son âme n'a pas son parfum, ce n'était qu'une illusion.
Elle déglutit avec peine et me demande d'une voix éraillée par la frayeur :
— Qu'est-ce que c'était ?
— Rien. Ne vous inquiétez pas, vous êtes en sécurité à présent.
Ses yeux s'agrandissent, tandis qu'elle me contemple avec adoration. J'ai souvent cet effet-là sur les humaines. Quand elles posent leur regard sur moi, elles ont ensuite du mal à l'en détacher.
— Êtes-vous un ange ?
Je retiens un rire.
— C'est discutable... Cela dépend du point de vue !
Elle jette des coups d'œil tout autour d'elle avec un air de biche apeurée. Je ne peux pas la laisser dans cet état. C'est pourquoi je décide de l'aider à oublier cet épisode traumatisant :
— Vous avez trop bu, vous ne devez pas reprendre la voiture. Vous êtes tombée, parce que vous aviez trop bu. Retournez dans le club pour vous faire raccompagner par l'un de vos amis.
Ma voix est impérieuse. Elle est hypnotique.
Je vois à son regard absent que ça a marché et qu'elle ne se souvient plus du démon. Elle hoche la tête, avant de se redresser en s'appuyant sur moi. Puis, elle s'en va, en tanguant un peu, en direction des néons verts, tandis que je l'observe en silence.
Elle m'aura oublié, moi aussi, dans quelques minutes. Si ce n'est pas déjà le cas... Et c'est tant mieux ! Depuis que je vis ici, je fais profil bas pour éviter qu'on ne me retrouve. Pour éviter que ma famille ne m'arrache à ELLE.
Alors que je m'apprête à rentrer chez moi, j'entends un rire moqueur s'élever dans mon dos. Je me retourne et aperçois un jeune homme brun. Tout en lui incarne la douceur. De grands yeux bleus éclairent son visage aux traits fins et même ses cheveux foncés ont des reflets d'or. Il n'a pas l'air d'appartenir tout à fait à ce monde, comme si les Cieux l'avaient marqué de leur empreinte indélébile.
Je me renfrogne et demande à l'ange :
— Qu'est-ce qui te fait rire, Haiaiel ?
Il m'offre un large sourire, dégoulinant de bienveillance. Comme si cela pouvait me faire oublier qu'il est en train de se moquer de moi !
— Je t'ai envoyé ici pour éliminer un démon. Je ne savais pas que tu allais aussi aider sa victime à oublier... J'allais m'en occuper, mais je te remercie : cela allège ma charge de travail !
— Eh bien ! Ne t'y habitue pas trop ! Je n'ai pas que ça à faire de tenir la main à des humaines terrifiées, qui manquent à tel point de jugeote qu'elles traînent seules la nuit sur un parking désert !
— Ne t'inquiète pas, me répond-il narquois, je ne dirai à personne que tu as été gentil avec quelqu'un.
Je dois vraiment avoir l'air furieux, car son sourire s'élargit encore un peu plus.
— Si tu es là, tu peux me dire qui la protège, ELLE ?
Haiaiel fronce les sourcils. Je me rends compte que ma remarque l'a blessé cependant, quand il s'agit d'ELLE, je me moque bien de heurter l'égo de qui que ce soit.
ELLE m'est trop importante.
Nécessaire.
— Il y a toujours quelqu'un qui veille sur elle ! Pour qui me prends-tu ? s'énerve-t-il.
Oui, même les anges peuvent se mettre en colère. Et les colères de Haiaiel ont le goût de l'orage.
— De toute façon, reprend-il, tu sais bien qu'elle et moi avons un lien particulier. Si elle court le moindre danger, j'en serai aussitôt averti.
Il a raison... et la nuit est douce. J'entends SA voix dans ma tête, telle une mélopée envoûtante : « Il est apparu l'Ange de la Nuit. Il est apparu mais il est parti... »
— Maël, je te le jure. Elle est en sécurité, poursuit Haiaiel d'un ton qui se veut rassurant.
Je hausse les épaules. Je crois que j'ai passé assez de temps sur ce parking. Je lance donc un clin d'œil à Haiaiel et me volatilise aussitôt, l'abandonnant sans vergogne devant ce petit club campagnard de seconde zone.
(1) Citation de la Genèse (Bible).
https://youtu.be/GgnClrx8N2k
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