Chapitre 4
« Ce jour dans votre belle ville d'Alvery, venez découvrir la formidable Fête de la Célébration de Mère Nature ! »
Il était vrai qu'ici en particulier, Mère Nature avait fait du beau travail. Positionnée dans une cuvette à l'épicentre même de plusieurs montagnes, la ville d'Alvery en mettait plein les yeux à celles et ceux qui y venaient pour la première fois. Verdoyants à souhait, les grands pics offraient une ribambelle de plantes, fleurs et arbres en tous genres. Ici, pas de ciment, pas de plastique ne venait perturber cette harmonie sereine. Les habitants de la région pouvaient vivre en toute simplicité sans se soucier d'un manque de vivres.
Pour l'occasion, un vaste marché avec divers étalages avait pris place dans toute la cité. Même certaines des montgolfières qui surplombaient la ville étaient décorées de toutes sortes et mettaient à disposition des clients quelques fleurs des champs. Pour y accéder, il fallait bien sûr d'abord passer par une file d'attente longue de plusieurs dizaines de mètres. À vrai dire, la plupart des acheteurs étaient plus intéressés par la vue d'en haut plutôt que par leurs emplettes. Il fallait avouer que ça n'était pas tous les jours qu'un panorama pareil pouvait être contemplé. Certaines fois, les occupants des maisons-bulles en terre cuite saluaient ceux des ballons volants, d'en bas.
La Fête de la Célébration se déroulait chaque année à la même période. C'était pendant ces quelques jours que la région accueillait le plus de monde. Même les habitants sédentaires se prêtaient facilement au jeu, décorant pendant de longues après-midi leurs maisons afin de se préparer aux festivités. Depuis toujours, et peu importait la saison, Aigarta était l'endroit le plus apprécié grâce à la beauté envoûtante de l'environnement. Les nouveaux venus avaient l'impression d'être en plein rêve lorsqu'ils passaient pour la première fois la bannière annonçant l'entrée en région aigarte.
Pourtant, à contrario du reste du pays, la principale source d'énergie d'Aigarta n'était pas la magie élémentaire, mais la science. Cette différence provoquait quelques fois des querelles et autres provocations malsaines de la part des autres habitants de Sympàn à l'encontre des aigarts. Peu d'entre eux osaient partir aisément en vacances ou ne se gênait pas pour déménager dans une autre région : fût un temps où les êtres issus de la science n'étaient pas les mieux reçus dans les régions magiques du pays. Heureusement pour eux, les choses s'étaient allégées et étaient désormais plus harmonieuses, à l'image même de la fête de la Célébration qui se tenait chaque année et qui rameutait de plus en plus de monde des quatre coins du territoire.
Aujourd'hui, les chemins d'Alvery pouvaient accueillir les pas de jeunes tobórines discutant des différents stands avec des mages plus ou moins expérimentés de Myrochóos, ou bien avec de beaux et charmants skinariis.
Au détour d'un sinueux sentier et à l'ombre de grands arbres, une aigarte semblant d'âge mûr s'affairait dans sa pâtisserie. Ses courts cheveux beiges étaient remontés en un mini chignon ridicule, et son tablier à la base immaculé ne l'était plus. Dans l'attente de clients potentiels, elle s'amusait à trier et ranger les gâteaux et mignardises par ordre alphabétique ainsi que par couleurs. Ce genre de manie n'était pas banale pour un aigart, dont les connaissances innées du monde et de tout ce qui l'entoure pouvaient parfois le rendre un peu toqué.
Pendant ce temps dans l'arrière-boutique, son mari, dont la couleur de peau s'apparentait à la défense en ivoire d'un éléphant, se démenait à ranger les éléments de sa cuisine dans des espaces délimités de bouts de scotch colorés : les espaces bleus pour les ingrédients, les verts pour les ustensiles, jaune pour les torchons etc... Si les aigarts ne pouvaient pas user de leurs compétences sociales et émotives avec d'autres citoyens, ils retombaient rapidement dans leurs habitudes un peu robotiques.
Rompant le calme présent dans l'établissement, le tintement de la cloche d'entrée annonçait l'arrivée d'un client. Affichant un grand sourire aux lèvres, la propriétaire de la pâtisserie était ravie de pouvoir accueillir cette nouvelle âme au sein de son magasin :
« Madame ! Bien le bonjour ! Comment puis-je vous aider ?
— J'ai besoin de manger.
— Vous êtes tombée au bon endroit ! un rire vivace sortit d'entre ses lèvres, contrairement à son interlocutrice qui n'affichait aucune émotion. Que désirez-vous ?
— Je n'ai pas de préférence. Quelque chose qui peut me redonner assez d'énergie.
— Bien. Le sucre ça redonne des forces, et je ne vends que des bonnes choses sucrées ! Alors choisissez ce que vous voulez.
La plus vieille des deux femmes regardait sa cliente, ne lâchant pas son grand sourire dans l'espoir qu'il soit contagieux. De petites ridules apparaissaient au coin de ses yeux bruns. La lumière naturelle du soleil ainsi que l'éclairage artificiel de la salle rendaient un effet étrange sur la peau grise de l'individu face à elle. Avec ses longs cheveux blancs et ses grands yeux complètement noirs, elle crut se retrouver face à un ange déchu.
— Je vais vous prendre les trois premiers gâteaux de la première rangée, s'il vous plait Madame.
— Bien sûr, je vous emballe tout ça dans une petite boîte.
— Je vous remercie. »
Ressentant une légère gêne face au visage complètement impassible de la femme, la pâtissière ne perdit pas plus de temps pour remplir sa mission avec minutie. Son interlocutrice lui tendit une main dont les veines d'un bleu cyan détonnaient avec la couleur fade de sa peau. Sans un mot, l'artisane demanda son dû à la jeune femme puis la regarda quitter son établissement, des sourcils froncés collés au visage.
Remettant son châle sur sa tête en quête d'anonymat, la femme aux cheveux blancs comme la neige sortit du bâtiment et huma l'air frais de la forêt environnante, purifiant ses poumons. Sa combinaison légère assortie à sa peau lui permettait de ne pas être trop voyante.
Tranquillement, elle vint s'asseoir sur un banc en bois à quelques dizaines de mètres de la pâtisserie puis ouvrit la boîte dans laquelle se trouvait les viennoiseries. D'un geste habile, elle porta le premier gâteau à ses lèvres. Doucement, plusieurs saveurs se propagèrent à l'intérieur de sa cavité buccale alors qu'elle se nourrissait. Au loin, apposée au mur du magasin, se trouvait une pancarte rouge sur laquelle on pouvait lire que « les meilleures viennoiseries de Lily vous feront oublier tous vos malheurs » ainsi que la population aigarte la recommandait « à 100% pour augmenter ses jauges de bonheur ».
Terminant d'une bouchée sa première tartelette, elle jeta une œillade perplexe aux sourires éclatants qui apparaissaient sur les clients qui venaient et sortaient de chez la fameuse Lily. Dans un sursaut du poignet, elle activa le petit écran intégré à sa peau et jeta un œil aux statistiques qu'elle y voyait.
« Mon taux de sérotonine semble encore relativement élevé. En revanche, mon taux d'ocytocine est en baisse. »*
Soucieuse de voir ses taux de bonheur si inégaux, la jeune femme prit quelques minutes avant de reprendre un second gâteau, le temps de réfléchir à d'éventuelles solutions pour remettre à niveau son ocytocine.
« Voyons voir, deux solutions s'offrent à moi : la première est que je m'installe dans un coin pour faire une sieste et ainsi diminuer mon stress, malheureusement, le temps ne se prête pas à la tranquillité ces derniers jours pour moi ; la seconde option est que j'améliore mes relations sociales. J'ai déjà eu une petite discussion avec la pâtissière, ça aurait dû m'aider. Peut-être faut-il que je me rende dans l'un de ces endroits bondés pour que je sociabilise un maximum... »
Elle choisit la seconde option. Elle ne pouvait pas se permettre de rester sous un arbre pendant plusieurs dizaines de minutes, voire plusieurs heures. Cependant, elle décida de tout de même rester calmement posée sur son banc pour terminer son en-cas sucré. Sa faim déjà bien rassasiée, elle termina son chou à la pistache puis laissa l'éclair aux mûres dans sa boîte, le gardant pour plus tard.
De là où elle était installée, à quelques dizaines de mètres de la zone fréquentée de la ville, elle pouvait voir que le marché battait encore son plein. À quelques pas d'un stand de légumes où de nombreux citoyens de régions voisines s'arrêtaient, elle vit l'enseigne pendante du bar de la ville ''L'escouade verte'', faisant probablement référence à Mère Nature et à tous ses petits soldats faisant chaque jour tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver l'environnement. Après ce qui était arrivé à l'ancien monde et à ses habitants, il avait été appris aux aigarts que la divinité avait redoublé ses efforts et qu'avec l'aide des éléments (d'où le nom d'"escouade verte") ils faisaient tout ce qui étaient en leur pouvoir pour que la situation ne dégénère pas une deuxième fois.
Requinquée, elle se leva d'un bond de son assise, remit en place sa capuche sur sa tête puis se dirigea d'un pas modéré vers le centre-ville. Plus elle se rapprochait, plus elle pouvait sentir l'engouement des gens autour d'elle. Chacun semblait passer un agréable moment à discuter avec les vendeurs, tout aussi heureux d'être là. Les gens souriaient, riaient, certains même dansaient et semblaient raconter des blagues. Quant à elle, elle tentait difficilement de se frayer un passage parmi tous ces gens, voulant atteindre au plus vite l'entrée du pub. Une arche de fleurs avait été placée juste devant la porte d'entrée pour en améliorer le visuel, le rendant plus coloré et plus accueillant.
''L'escouade verte'' était un bar à l'intérieur tout aussi bien entretenu que l'extérieur. Aucun tabouret n'était installé devant le comptoir, laissant seulement plusieurs tables rondes s'éparpiller à l'intérieur de la vaste salle. La sonorité des paroles de chacun était modérée, rendant le lieu calme et serein. Plusieurs skinariis partageaient un verre autour d'une table – elle savait les reconnaître grâce à leur peau hâlée et leur carrure svelte – et semblaient être en grande conversation amicale. Lorsqu'elle fit plusieurs pas dans la pièce, elle reçut quelques œillades de leur part : elle savait que même en passant une journée entière dans la région aigarte, il était toujours difficile de s'habituer à la couleur de peau quelques fois inhabituelle des habitants. La sienne étant d'un gris électrique, elle comprenait parfaitement qu'elle puisse être source de curiosité.
Doucement, elle s'approcha du comptoir où un barman l'attendait, un grand sourire aux lèvres.
« Jeune femme, bienvenue dans mon bar ! Dîtes moi ce dont vous avez besoin, et je vous l'apporterai à la table que vous aurez préalablement choisie !
La jeune femme regarda en premier lieu le sourire trop étincelant de son interlocuteur puis sonda la salle de ses yeux noirs pour y dénicher un endroit où elle pourrait remplir son objectif de sociabilisation. Elle opta pour une petite table juste à côté de celle des skinariis.
— Je prendrai un verre d'eau. Température tempérée, s'il vous plaît. »
Ce ne fût que lorsqu'elle s'assit confortablement sur sa chaise que les hommes de la table voisine cessèrent de la regarder. Maintenant qu'elle se trouvait à l'intérieur, elle pouvait se permettre de découvrir sa tête de son châle. Lorsqu'ils virent ses longs cheveux blancs comme neige associés à son regard de corbeau, ils ne purent s'empêcher un nouveau regard.
« Votre niveau de discrétion est à revoir, messieurs, tout comme votre niveau d'alcoolémie. »
Surpris, ils se retournèrent pour de bon vers elle et la sondèrent du regard. L'un d'eux prit la parole, rouge comme s'il sortait d'un four.
« Madame, nous ne sommes pas ivres.
— Non, cela dit vous le serez à la fin de votre verre d'alcool.
— Ce n'est pourtant que mon deuxième...
— Et c'est pareil pour chacun d'entre vous autour de cette table. Je ressens un taux d'alcool arrivant près de la limite autorisée par votre corps pour-
— Jeune femme, votre verre d'eau.
Elle hocha la tête en direction du barman pour le remercier puis lui tendit une pièce d'or, qu'il refusa d'un signe de la main.
— Les verres d'eau sont gratuits, vous savez.
— Eh bien, merci. »
L'homme la regarda d'un air perplexe, n'étant pas habitué à ce qu'un autre aigart ne lui rende pas son sourire. Il retourna derrière son bar pour passer un coup de fil. Pendant ce temps, les jeunes skinariis discutaient avec la jeune aigarte. Elle jeta un œil furtif vers le cadran à son poignet puis vit que son taux d'ocytocine avait augmenté, grâce à ces jeunes gens. L'un d'eux prenait la parole plus souvent que ses camarades.
« Je m'appelle Lómion, ravi de vous rencontrer. Je n'avais encore jamais vu une aigarte avec des yeux comme les vôtres. Et votre peau...elle semble électrique.
— Enchantée, Lómion. Nous sommes très peu à avoir une telle couleur. Les plus communs sont les yeux entièrement bruns, ou bien verts. Quant à ma peau, ce sont mes veines bleu cyan à travers ma peau grise qui vous font cet effet.
— Et vous, quel est votre nom ?»
Elle allait répondre, mais fût arrêter par le fracas que fît la porte d'entrée lorsqu'un groupe d'hommes l'ouvrit à la volée. Leurs yeux étaient plissés, ils scannaient la pièce à une vitesse folle. Dans les mains du plus imposant se trouvait une paire de menottes. D'un coup d'un seul, leurs regards s'arrêtèrent sur la jeune aigarte, et elle comprit. Rapidement, elle se leva, remit sa capuche sur sa tête et se rua en direction de la porte arrière de l'établissement, laissant les skinariis dans l'incompréhension la plus totale. La voix de l'homme qui semblait être le chef du groupe tonitrua dans toute la pièce.
« Numéro 412, ne fuyez pas ! Vous autres, rattrapez-la ! »
* La sérotonine est l'hormone du bonheur liée au respect et au lâcher prise tandis que l'ocytocine est l'hormone du bonheur liée à l'amour, au lien et à la confiance en soi.
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