Chapitre 1
Les pieds dans l'eau claire de la mer et la brise légère faisant virevolter ses courts cheveux bouclés, Adnan humait l'air marin à pleins poumons. Ses grands yeux aux couleurs de l'océan admiraient la grandiosité et le calme apaisant que produisaient les petites vaguelettes salées en venant s'étaler sur la rive de sable fin. La sensation que lui procurait le contact de l'eau avec sa peau était indescriptible. Elle faisait partie intégrante de son essence même, elle lui était indispensable.
Chaque jour, lorsque son emploi du temps à l'armurerie le lui permettait, Adnan aimait se presser au travers des rochers et des digues pour se trouver ici, seul à seul avec cette étendue bleue. Le travail qu'il faisait à l'atelier depuis maintenant huit ans lui plaisait énormément, mais pour rien au monde il ne saurait renoncer à ces instants de quiétude que lui procurait sa chère ville. Skinàri accueillait de bien jolis villages, mais Sartón était la commune regroupant les plus beaux lacs et rivières, en plus de l'océan.
Dès le début de sa pause déjeuner, le jeune homme avait accouru jusqu'ici pour y dévorer son sandwich au thon et contempler le paysage qui s'offrait à lui. Désormais là depuis un bon moment et curieux d'avoir une idée de l'heure, il plaça sa main droite sur la ligne d'horizon, paume vers l'intérieur. Satisfait de la position de sa main, il entreprit son calcul.
— Bien. Alors, si un doigt est égal à quinze minutes, qu'à cette période de l'année le soleil se couche aux alentours de 18h...
Minutieusement, Adnan comptait ses doigts, tout en posant sa main gauche par-dessus la première, puis en remettant sa droite par-dessus, jusqu'à avoir entièrement comblé l'espace vide entre le soleil et la ligne d'horizon.
Finalement, il se rendit compte dans un cri de stupeur que s'il ne ramassait pas en vitesse ses affaires et qu'il ne se mettait pas en route rapidement, son patron lui taperait sur les doigts pour les longues minutes de retard avec lesquelles il arriverait.
Récupérant donc rapidement son sac de nourriture et saluant brièvement sa mer adorée, l'homme sauta à pieds joints du rocher sur lequel il s'était hissé puis débuta sa course maladroite pour rejoindre de ses pieds nus la digue principale.
La chaleur presque brûlante de la pierre au contact de sa voûte plantaire procurait à Adnan un sentiment de légèreté, le poussant à accélérer encore le pas. Intérieurement, il remercia le dieu Poséidon d'avoir doté depuis toujours les skinariis d'une agilité et d'une rapidité plus élevée que les anciens habitants de cette Terre. Dans l'eau, ils étaient imbattables.
Désormais à plusieurs centaines de mètres de la rive océanique sur laquelle il se trouvait quelques dizaines de secondes plus tôt, Adnan se permit de ralentir le pas afin de ne pas brusquer le groupe de jeunes qui arrivait dans sa direction.
Arborant un sourire solaire, l'homme à la peau mate salua d'un geste de la main l'un des adolescents :
— Salut Lómion, comment va ta sœur ?
— Salut Adnan ! Elle va très bien, Nessa doit se trouver sur la place principale à l'heure qu'il est. Passe une bonne fin de journée !
Ayant dépassé le groupe pendant leur petite discussion, Adnan se retourna en direction de la route, remarquant déjà au loin l'entrée de la place principale.
Puisqu'il était parvenu à rattraper une grosse partie du retard qu'il avait, le skinarii décida de rester à une allure normale, profitant du paysage que lui offraient les quelques petits lacs qui bordaient son chemin. C'était dans leurs profondeurs que l'on trouvait les algues médicinales tant convoitées par l'entièreté de Sympàn, la plus connue restant celle que l'on utilisait pour soigner les plaies plus ou moins superficielles : l'algue pligí. Grâce à son père, Adnan était capable de reconnaître la plupart des types d'algues que Skinàri produisait, et ce pour quoi l'on s'en servait.
Alors qu'il dressait mentalement une liste de toutes les algues qu'il connaissait, il put apercevoir le groupe de chercheurs skinariis s'apprêter des derniers accessoires médicaux dont ils auraient besoin avant de devoir plonger tête la première jusqu'aux tréfonds des lacs. Si un jour on lui demandait de changer de métier, le jeune homme choisirait probablement celui-ci, puisqu'il avait en grande partie les connaissances nécessaires, et qu'il adorait nager et partir à la découverte de nouvelles eaux.
Le cri aigu d'un oiseau marin passant juste au-dessus de lui le ramena soudainement à la réalité. Quelle tête en l'air il faisait ! Démarrant de nouveau sur les chapeaux de roues, il se maudit intérieurement de ne pas avoir demandé un rallongement de sa pause déjeuner pour profiter de la nature environnante.
La place principale formait un grand cercle en pierre simple, bordé de différents petits magasins et échoppes en tous genres. En son centre, une fontaine représentant un dauphin et un thon en terre cuite, tous deux enlaçant un grand et majestueux trident, servait de banc ou encore de lieu de rencontre aux habitants de la ville. La structure était l'épicentre de la place du village, recueillant par dizaines les acclamations des habitants pour le Dieu Poséidon.
L'armurerie où devait se rendre Adnan se trouvait à quelques dizaines de mètres de la fontaine, dans une rue en diagonale de la place. Le petit atelier d'une trentaine de mètres carrés était situé entre l'une des nombreuses poissonneries du village et un petit fleuriste, chez qui le jeune homme avait l'habitude d'acheter un bouquet de fleurs pour l'anniversaire de sa mère chaque année.
À peine eût-il posé un pied sur le pas de la porte du magasin qu'une voix grave et forte arriva jusqu'à ses oreilles :
— Tu as encore rêvassé pendant ta pause déjeuner ? Il va sérieusement falloir que tu trouves un moyen pour ne plus arriver avec dix minutes de retard à chaque nouvelle journée de travail, Adnan. Aujourd'hui j'ai pu prendre ton client de quatorze heures, mais je ne pourrais pas assurer tes rendez-vous de début d'après-midi à chaque fois !
Mal à l'aise, mais bien qu'habitué à ce genre de tirade venant de son patron, le principal concerné afficha une mine contrite.
— Je suis désolé, papa. Tu sais bien que je suis fasciné par les chercheurs d'algues.
— Je sais, fils. Mais il n'empêche pas que l'on a une armurerie à faire tourner, chercheurs ou pas.
— Tu as raison, à l'avenir, je ferai attention.
Særos, père et chef d'entreprise, regarda son fils aîné d'un œil attendri, malgré les difficultés que les retards incessants de sa progéniture mettaient sur son chemin.
Devant généralement se couper en deux entre la partie vente en détails des armes et la partie fabrication, le jeune skinarii parti déposer son sac de nourriture sous le comptoir du magasin afin de se préparer à l'arrivée de nouveaux clients.
Le premier de l'après-midi se présenta devant Adnan une dizaine de minutes après. L'homme qui se trouvait face à lui avait de grands yeux gris, et tenait dans ses mains une épuisette de pêche, les mailles du filet faisant la taille d'un poing de bambin. Lui adressant un sourire poli, celui qui semblait avoir une quarantaine d'années s'adressa d'une voix un peu enrouée au vendeur :
— Bien le bonjour, vendez-vous des harpons ?
— Bien sûr, pour quoi comptez-vous vous en servir ? Nous avons différents modèles qui sont chacun plutôt utilisés pour une proie différente.
— Un harpon simple, pour une pêche simple, s'il vous plait.
Adnan contourna le comptoir en bois puis se dirigea machinalement vers l'un des quatre harpons qui se trouvaient en vitrine.
— Celui-ci fera très bien l'affaire. Ça vous fera 30 pièces d'or.
— Si cher pour un harpon si simple ?
— C'est le prix de base d'un harpon, monsieur.
Un trait barrant ses sourcils, l'homme aux cheveux déjà grisonnants par endroit fit mine de chercher son portefeuille dans ses poches.
— Je n'ai que 25 pièces d'or sur moi.
— Je ne suis pas certain que-
— S'il vous plait. J'ai vraiment besoin de ce harpon. Sans lui, je ne pourrais pas emmener mon jeune fils à la pêche, vous comprenez ? Ça fait si longtemps qu'il attend ça !
Décidément bien embêté, Adnan se creusait la tête pour savoir si son père accepterait ou non qu'il fasse une énième remise à un énième client. Le regard de chien battu que l'homme lui lançait suffit au jeune brun pour céder à la demande.
— Bien, disons 25 pièces d'or alors.
— Merci beaucoup, mon ami !
L'homme paya donc son dû au jeune armurier puis s'en alla joyeusement avec son tout nouvel outil de pêche, bien content d'avoir réussi à se faire avoir une remise de cinq pièces d'or.
De nouveau seul dans le magasin, l'esprit d'Adnan commençait à divaguer pour tenter de se réfugier dans ses souvenirs de pêche avec son père qu'il gardait de son enfance.
Un raclement de gorge le sortit de ses pensées :
— Je pense que depuis que tu as commencé à travailler ici le jour de tes vingt ans jusqu'à présent, tu as dû me faire perdre plusieurs centaines de pièces d'or.
— Cet homme n'avait que 25 pièces d'or, je n'allais quand même pas lui refuser ce harpon, c'est ce que nous vendons le plus.
Haussant les sourcils et relevant un coin de sa bouche dans un élan d'amusement, Særos lança un regard à son fils qui en disait long sur la naïveté de celui-ci. S'il continuait ainsi, son magasin si cher à son cœur deviendrait le lieu de charité le plus convoité de la région, connu pour ses harpons haut de gamme et ses armures complètement gratuits.
La suite de l'après-midi se passa plutôt rapidement. Lorsqu'il n'était pas à l'avant du magasin à conseiller des clients, Adnan allait volontiers donner un coup de main à son père dans l'atelier de l'arrière-boutique afin de terminer plus rapidement les commandes. Ce jour-ci, les deux hommes avaient terminé la confection d'un harpon à double tranchant, et avaient commencé un assortiment de plusieurs lances lustrées et gravées qui allaient, dans leur majorité, servir à la pêche en eaux très basses.
Adnan prévoyait toujours sa dernière heure de labeur pour continuer la confection de sa propre armure, faîte à partir d'écailles de poissons. L'utilisation de ce matériau permettait à la fois légèreté et solidité. De tout le royaume, les armures produites à Skinàri étaient les plus réputées, et pour cause, la plupart des femmes de Tobóris s'approvisionnaient ici. Alors qu'elles vendaient aux skinariis leurs compétences en forge au travers des armes qu'elles étaient capable de produire, le peuple maritime leur vendait en échange les meilleures protections existantes.
Cela faisait désormais presque six longs mois que le jeune homme avait débuté la création de son armure. Les écailles de poissons, ajoutées à quelques bobines de fil de pêche ultrasolide, donnaient un effet de brillance et d'éclat à la cuirasse. Plus il ajoutait les dernières petites touches manquantes, plus le cœur d'Adnan se serrait dans un mélange d'excitation et d'appréhension. Enfin, son projet avait abouti. Il en était si fier !
Comblé de bonheur, le jeune homme rabaissa à nouveau le drap de protection par-dessus le mannequin sur lequel était posée l'armure, afin de ne pas l'abîmer et de la cacher des regards indiscrets.
C'est en arborant, comme toujours, son sourire jovial, qu'il quitta l'établissement en y laissant son père, afin de rejoindre la maisonnette familiale.
Sur son chemin, ficelé à un arbre, un avis de recherche datant de presque vingt ans.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top