Temps suspendu


Déjà une semaine qu'ils avançaient en direction de la cité d'Opale et l'état d'Argo était devenu critique. Le rituel qui le rattachait à ce monde prenait un peu plus de temps chaque jour.

Adrast ne quittait guère plus son chevet. Entre la fabrication de décoction diverse qu'il fallait lui faire avaler goutte par goutte sous peine de le voir s'étouffer, les prières et les onguents à appliquer sur sa peau ou celle de Dagueria. Ses uniques moments de répit, il les passait à la recherche de plantes médicinales lors de leurs courtes haltes. S'il consentait à s'accorder de rares périodes de sommeil, hanté par des cauchemars sur son patient ; c'était seulement quand son loup et son chien qui rôdaient autour de lui, inquiets, le tiraient par la manche.

Mais, malgré tous les bons soins d'Adrast : Argo dépérissait. Son corps se décharnait à vue d'œil, de profonds sillons sur son épiderme grisâtre lui donnaient l'air d'un vieillard cachectique. Dagueria, elle, perdait ses poils par poignée entière et tenait plus à présent de la vieille figure empaillée mitée que de la majestueuse panthère des neiges.

Il avait fallu enterrer Flick : le cadavre du colibri était entré en décomposition quelques jours après leur départ et il était apparu évident que rien ne pourrait sauver l'animal.

Après d'âpres discussions avec Syrah qui refusait de voir la fatalité dans ce petit corps gonflé de fluide, Adrast avait réussi à la convaincre d'offrir une sépulture digne à l'ancien compagnon d'Argo.

Il avait donc choisi un bel endroit proche d'une rivière : la lumière verte rendait le tableau tendre et bucolique, l'air y était doux et parfumé. L'oiseau de paradis reposait à présent en paix sous un lit de fleurs fraîches.

Syrah avait pleuré en silence, le visage enfoui dans le pelage de ses anim'âmes, sans un regard pour quiconque.

Il faut dire que la porteuse d'âmes n'était plus tout à fait elle-même ces temps-ci et l'ambiance au sein du petit groupe était bien lourde.
Hestia qui avançait en arrière, son pangolin sur les talons, observa leur horde singulière et se mit à regretter de ne pouvoir échapper à la morosité auprès de personnes moins impliquées.

Ils avaient renvoyé les rebelles, derniers villageois et assassins vers les monts Termites afin de ne pas ralentir inutilement la progression de cette équipe de sauvetage. Aussi, seuls les parangons, Pryham, Svalantia et Fahën marchaient à présent vers la province d'Opale.

Syrah passait le plus clair de son temps au côté d'Argo. Tantôt avec Svalantia ou Fahën tantôt avec Hanae ou Pryham. Elle portait la civière jusqu'à ce que ses bras tétanisent, alors seulement elle consentait à laisser quelques heures sa place ; mais uniquement pour mieux se glisser au chevet du jeune homme inanimé en face d'Adrast et de sa magie.

Elle y guettait le moindre signe d'amélioration, le plus petit éclat rosé sur ses joues, le tressaillement de muscle le plus infime.

Un jour, après qu'Adrast ait ajouté une plante ramassée sur le chemin et supposée régénérer le sang, elle avait cru voir ses longs cils frémir. Elle avait alors ordonné un demi-tour pour récupérer le plus possible de cette herbe miraculeuse.

Personne n'avait osé la contredire de peur de déclencher une de ces colères qui couvaient à présent sous la peau de la porteuse d'âmes, tel un serpent de mer prompt à se réveiller.
Pire encore, ils craignaient qu'elle ne s'enfuie comme après l'annonce de la maladie de sa sœur.
En effet, la jeune fille passait son temps entre apathie et accès de rage, principalement tournés vers Gaïa. Elle avait essayé maintes fois de s'adresser à la déesse, était entrée en transe, avait cherché à la joindre depuis les limbes. Elle avait pleuré, suppliée même. Sans succès. Depuis elle nourrissait une rancœur amère qu'elle déversait à intervalle régulier sur un des membres du groupe au hasard.

Il avait donc perdu une demi-journée pour la cueillette de la miraculeuse plante.
Dorénavant, chaque décoction en contenait, mais aucun progrès notable n'était survenu dans l'état de santé d'Argo.

Quant à Dagueria, elle était accrochée sur le dos de Daria sous la bonne garde de Khaa. Après différents essais, il s'était avéré que la belle éléphante ne pouvait que difficilement maintenir Argo et son anim'âme sur son encolure en même temps. Devant les balancements incessants de son corps épais, Syrah s'était opposée à laisser Argo sur son échine et l'on avait convenu qu'il valait mieux le mettre dans une civière de fortune.

Les seuls échanges apaisés que Syrah entretenait étaient ses conversations avec Adrast. À voix basse, il lui apprenait les prières et la préparation des breuvages et onguents. Aux premières, elle avait d'abord refusé de se soumettre. Puisque Gaïa restait muette face à ses suppliques, elle sa représentante, elle ne voyait pas pourquoi elle lui ferait l'honneur d'une invocation. Adrast avait réussi à la convaincre que ces mots étaient surtout des moyens de calmer Argo qui les entendait de son coma. D'ailleurs, peu importait les termes, seule l'intonation comptait. Elle avait donc consenti à apprendre la rythmique entêtante et la voix sourde des litanies, mais en modifiait les paroles à l'envie, comme une bravade à la Déesse-Terre.

Hestia avait bien tenté de dérider son amie, de l'éloigner quelques heures du carcan de tristesse et de colère dans lequel elle s'enfermait.

Syrah avait opposé un pauvre sourire sans joie à ses boutades. Quand enfin elle avait daigné soutenir le regard d'Hestia, celle-ci avait pu voir que ses beaux yeux vairons étaient marqués de cercles violacés et que ses prunelles brûlaient d'une infinie douleur.
Hestia avait donc renoncé à la soustraire de son marasme et se contentait d'être là, silencieuse comme une ombre, mais sans cesse à proximité.

Hanae et Pryham portaient le brancard le plus possible. Le reste du temps, ils se tenaient à part : la main du prédateur était toujours invalide et des cicatrices boursouflées dessinaient de funestes motifs sur le pelage de Joukio. On aurait pu croire que leur mésaventure les aurait rapprochés, mais, à y regarder de plus près, ils ne se parlaient guère et leurs yeux se croisaient encore moins. Ils demeuraient là, l'un à côté de l'autre, proches à se toucher, mais comme séparés par une barrière invisible.

Après le désastre de l'attaque du sanctuaire, Svalantia avait demandé un entretien à la porteuse d'âmes et ses parangons en présence de sa congrégation d'assassins. Syrah, qui venait d'enterrer Yuraïa, avait accusé un haussement de sourcils et avait répondu qu'elle ne voyait pas l'intérêt d'être aussi cérémonieuse. Elle ne donnait pas audience, tel un prédateur. Svalantia pouvait bien lui dire tout de suite ce qu'elle avait sur le cœur. Cependant, la belle guerrière avait persisté : il était primordial qu'un rassemblement officiel ait lieu.

Syrah avait haussé les épaules puis était retournée au chevet d'Argo sans rien ajouter.

Devant l'insistance de Svalantia, Hestia avait obtenu que Syrah cédât. Plus précisément, elle avait tout organisé sur l'esplanade dévastée du sanctuaire puis avait pris son amie par la main et l'avait amenée jusqu'à l'assistance.

Syrah était alors restée là, les bras ballants, à fixer au loin le plan d'eau où, selon ses dernières volontés retrouvées par Hestia, Yuraïa avait été immergé en guise d'ultime demeure.

Le chemin de pierres plates avait disparu, tout comme le buisson d'épineux qui protégeait l'accès.
Déserté par son propriétaire légitime l'endroit avait perdu de la magie qui l'habitait.

Svalantia s'était avancée d'un pas puis s'était inclinée devant la porteuse d'âmes, son arc tendu vers elle en guise d'offrande. Revers, d'ordinaire invisible, était perché sur son épaule.

– Élue, j'ai échoué. Parmi tous les semblables, j'ai été choisi pour te protéger et je n'ai pas su empêcher le drame qui nous touche. Je ne mérite pas l'honneur d'être ta gardienne et je ne suis plus digne d'être une assassin. Devant toute ma communauté, je te remets mon arc en signe d'abjuration.

Un murmure avait parcouru l'assistance. Fahën avait même étouffé un cri, ce qui lui avait valu le regard réprobateur de son instructrice.
Les défections d'assassins étaient un fait rare, surtout pour un si bon élément.

Et que dire du scandale, son père perdrait un enfant dans l'ordre, le second. De quoi mettre à mal son autorité et nourrir le feu de ses détracteurs. Pourtant celui-ci ne fit pas un geste, il se contenta de fixer sa fille avec intensité, les mâchoires serrées.

Syrah était sortie de sa torpeur à mesure que Svalantia parlait et que le malaise grandissait.
Elle avait contemplé Svalantia comme si elle la voyait pour la première fois.
Elle avait pris l'arc tendu avec délicatesse puis elle s'était adressée à la foule rassemblée.

– Svalantia n'a pas failli. Jamais je n'ai eu si bonne guerrière à mes côtés, ni une si précieuse amie. L'odieuse attaque des prédateurs personne ne pouvait la prévoir ou l'éviter. Nous avons payé le prix fort... mais nous avons résisté ! Principalement grâce à Svalantia et son entraînement. Je n'accepte pas la défection de Svalantia et vous ne le devriez pas non plus. Les assassins y perdraient un élément important et un membre de leur famille.

Elle avait ensuite aidé la jeune femme à se relever. L'implacable assassin avait les yeux brillants d'émotions.
Syrah l'avait serrée dans ses bras et des hourras avaient salué Svalantia.

Hestia avait eu espoir de retrouver Syrah, à cet instant. Malheureusement, elle était retombée presque aussitôt dans son indifférence ouatée.

Depuis Svalantia, épaulée de Fahën, s'acharnait à se montrer digne de son statut de gardienne de l'Élue.

Elle assumait la majorité des tours de garde, parcourait chaque sentier en éclaireur, équipée de son arc. Elle ne laissait pas non plus de répit à Fahën, qui avait hérité d'une arme similaire à son instructrice. Le joyeux bourgeois gaffeur tenait à présent plus du guerrier que du jeune rouquin que Syrah avait sauvé de sa cage au début de son aventure. Même son renard semblait plus affûté, plus rapide et plus discret. C'était surtout vrai ces derniers jours où Syrah s'était enfermée un peu plus encore dans son mutisme moribond.

Pourtant, Fahën avait, lui aussi, tenté à plusieurs reprises d'entrer dans la sphère de la porteuse d'âmes, mais toutes ses « nobles dames » étaient restés sans réponse.

Leur triste routine semblait ne pas avoir de fin et s'ils avaient traversé la province de Jade sans encombre, jamais le chemin n'avait paru si long.

Déjà depuis plusieurs jours les températures baissaient drastiquement. Mieux préparés que lors de leur premier voyage, ils s'étaient équipés de vêtements adéquats et avaient même prévu de quoi couvrir leurs anim'âmes.

Ce matin-là, comme à son habitude, Svalantia se déplaçait en tête et Fahën fermait la marche. Adrast pestait à voix basse : maintenir Argo au chaud était un défi de plus en plus dur à relever. Encore une fois, il frictionna sa poitrine à l'aide d'une plante qui produisait une sensation de chaleur.
Hanae avait laissé son poste à Hestia et semblait soulagée de pouvoir quitter la proximité immédiate de Pryham.

Syrah, elle, était sur le point de succomber à un nouvel accès de rage. La colère paraissait à présent résumer l'ensemble de sa palette émotionnelle. Une anesthésie larvée s'était emparée de son corps et à sa grande honte, elle l'avait accueilli à bras ouverts. Tout, plutôt que de se confronter à la douleur qui imprégnait chaque fibre de son être depuis l'incursion des prédateurs dans le sanctuaire.

Après avoir passé sa main sur le front moite d'Argo, elle s'était plongée dans un état de transe semi-conscient, soutenue par Vagha et Zaïra.
Le visage grave elle tentait une nouvelle fois d'entrer en contact avec Gaïa.

Elle réussissait à présent, grâce au travail de Hestia et du regretté Yuraïa, à ne plus perdre connaissance lors de ses transes. Cependant, cet état altéré ne lui permettait pas de s'éloigner de son moi physique.

C'est donc naturellement qu'elle se retrouva à flotter au côté de son enveloppe charnelle. Si ce n'est les couleurs plus vives et les contours plus flous, rien n'aurait pu différencier cet univers et le monde matériel. Pourtant Syrah en était persuadée, si Gaïa pouvait l'entendre c'était bien ainsi. Après tout, Gaïa s'était déjà adressée à elle par ce biais.

Encore une fois, elle formula sa requête : aidez Argo. Ranimez-le.

Sa voix résonna à travers le paysage glacial et ricocha pour lui revenir en plein visage. Elle attendit, attentive, mais seul son écho lui répondit. Gaïa continuait d'ignorer ses appels. Elle voulait faire d'elle son porte-étendard, escomptait qu'elle risque sa vie pour sa gloire, mais elle refusait de lui porter assistance.

La rage enfla de nouveau dans son être. Elle sentit la rancœur qui la dévorait depuis son départ du sanctuaire recommencer à lui tordre les entrailles comme si un animal fouissait dans son ventre pour en sortir. Son cœur n'était plus que des morceaux épars qu'elle contenait tant bien que mal dans sa poitrine. La déchéance lente d'Argo la faisait souffrir. Physiquement. Elle hurla dans sa transe : de désespoir et de colère. Elle cria jusqu'à ce que chaque particule d'air est quittée ses poumons puis tomba à genou dans la neige, le visage ravagé de larmes. Alors que le réservoir de sa peine ne devait pas trouver de fin il lui sembla qu'un voile se déchirait devant ses yeux : elle se calma avec une soudaineté qui la surprise elle-même. Elle voyait clair depuis la première fois en plusieurs jours. Elle inspira profondément puis déclara sans une once d'émotions dans la voix, dans un murmure : « Ne comptez plus sur moi. »

Elle brisa ensuite la transe comme on coupe un fil de soie.

Elle retrouva son corps un peu déboussolé et faillit se cogner dans Vagha qui avait stoppé sa progression.

– Qu'est-ce qui se passe, encore ? Grogna-t-elle. Elle regarda devant elle et vit une escorte de nomades.

Un vent contraire s'était levé et tourbillonnait autour des chevaux et des hommes. Syrah dû plisser les yeux pour les observer.

Le cortège mis pied à terre et s'écarta pour permettre le passage à une robe pourpre accompagnée d'un loup.

L'apparition bascula sa capuche et libéra sa chevelure blonde.

– Chers enfants, vous voilà enfin ! J'ai cru ne jamais vous rejoindre à temps !

La prêtresse Gildia, grande guérisseuse, lui adressait un regard bienveillant tandis qu'elle faisait tomber la neige de sa tenue de sage.

Syrah resta un moment interdite, elle n'arrivait pas à comprendre la présence de la prêtresse ou la phrase qu'elle venait de prononcer. Son cerveau était encore trop étourdi pour formuler un grief sensé. Aussi se contenta-t-elle d'un laconique :

– Comment ça ?

Gildia ne sembla pas désarmée par le ton sec de la voix de Syrah, elle élargit un peu plus son sourire et s'approcha pour la serrer dans ses bras. Syrah resta immobile, toujours en proie à la perplexité :

– Pourquoi êtes-vous ici ? Répéta-t-elle. Après réflexion, cela paraissait la question essentielle.

Gildia éclata de rire, comme si la réponse était une évidence absolue :

– Pour vous venir en aide, bien entendu  ! Gaïa ne cesse de m'envoyer des visions de plus en plus pressantes depuis plus d'une semaine. Alors, porteuse d'âmes, comment puis-je te servir ?

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