Sauvetage d'âme
Syrah retrouva la bibliothèque avec un mélange de tristesse et d'apaisement. L'endroit était rempli de souvenirs puissants pour elle. Cependant, tout dans ce lieu appelait à la méditation et au calme. Les immenses étagères de pierre noire qui se perdaient dans la pénombre, les piles de livres qui s'élançaient à l'assaut des voûtes et dont l'agencement tenait de la magie pure. Les vitraux de glaces qui diffractaient la lumière en milliers d'arcs-en-ciel et enfin le silence ouaté qui parachevait cette vision idyllique.
Syrah du emprunter l'ouïe de Vagha pour retrouver ses amis dans les profondeurs de la bibliothèque. Elle se laissa donc guider par le bruit ténu d'une respiration régulière. Elle se perdit dans ce dédale du savoir et ne vit bientôt plus la porte. Au détour d'une énième étagère, elle aperçut enfin la longue chevelure blonde d'Adrast. Elle se pressa de rompre la Symbiose. Depuis qu'elle avait observé l'ombre dans les limbes, elle n'était plus aussi à l'aise dans leur petit monde psychique. Bien qu'emprunter une qualité à un de ses anim'âmes ne lui demande plus une pleine entrée dans les limbes, elle craignait que son apparition même partielle n'y attire l'ombre.
Elle contempla un instant Adrast : avec sa barbe qui mangeait ses pommettes et ses longs cheveux tressés par endroits, il paraissait beaucoup plus que ces dix-huit ans. De là où elle se tenait, Syrah ne voyait que son œil vert, plissé par la concentration. C'était sa respiration qui avait guidé Syrah jusqu'ici, elle soulevait sa mince chemise de lin et laissait deviner la naissance de son tatouage sur son torse. La lumière matinale n'était pas encore très haute dans le ciel et l'atmosphère était baignée d'un halo doré.
– Bien dormi, Syrah ?
Syrah et Adrast sursautèrent : perdus chacun dans des pensées différentes, ils n'avaient pas entendu venir Hestia.
– Oui... Oui, merci. J'en avais besoin. Je... J'ai dormi longtemps ?
Hestia rejeta sa chevelure rousse en arrière dans un éclat de rire :
– Je dirais environ vingt heures... Tu avais l'air d'une des héroïnes de conte de l'ancien temps que ma mère me lisait... La belle au bois dormant. Elle restait assoupie pendant des années jusqu'à ce que le prince lui donne un baiser...
Syrah était de bien meilleure humeur à présent, elle rendit son sourire à Hestia :
– Ils avaient de drôles d'histoires, dans l'ancien temps.
– Oui, c'est vrai. Je ne l'aimais pas beaucoup celle-là, d'ailleurs, car elle attendait sagement que quelqu'un d'autre la sauve... Tout le contraire de toi en somme ! Même si tu ne dis jamais non à un doux baiser de ton prince bien sûr...
Syrah fit prit d'une soudaine angoisse :
– Où est Argo ?
Adrast intervint :
– Il est avec ma mère.
Syrah sentit la panique grandir :
– Comment ça, avec ta mère ? Tu veux dire qu'elle... Est-ce qu'elle sait pour lui ?
– Juste l'essentiel. Ne t'en fais pas, ma mère est plus qu'habituée à garder un secret. Elle est d'accord pour dire que le moins de personnes possible devraient être tenues informées du retour de l'ombre. Et surtout, elle a trouvé un remède pour permettre à Argo de se reposer sans être la proie de celle-ci.
Syrah ne savait qui de l'agacement ou du soulagement l'emportait sur son esprit. Il n'avait jamais été question de mettre au courant d'autres personnes, et surtout pas des membres du conseil des sages, fussent-ils ceux de nouveau conseil. Cependant, Gildia avait toujours été d'une aide incontestable, et la perspective de ne pas avoir à se soucier des crises d'Argo en ce moment retirait à Syrah un grand poids de ses épaules.
Elle avisa qu'Adrast tirait avec insistance sur sa barbe, signe qu'il était mal à l'aise :
– Très bien... Tu as bien fait Adrast, je suis plus tranquille de le savoir avec ta mère. Bon avons-nous des pistes ?
Adrast se détendit et retourna vers son livre :
– Je n'ai pas trouvé grand-chose sur la façon de rappeler une âme... À vrai dire, je n'ai rien trouvé du tout... Je ne crois pas que quelqu'un dans l'histoire de l'humanité se soit déjà retrouvé dans la situation d'Argo...
Adrast se prit la tête dans les mains et Syrah se rendit compte qu'il n'avait probablement pas dormi de la nuit. Elle s'approcha de la table de lecture, Adrast était toujours immobile. Elle se rappelait très bien des moments difficiles qu'il avait endurés avec elle lors du retour de leur groupe vers la cité d'Opale quand Argo était entre la vie et la mort. Il était resté là, stoïque alors qu'elle perdait pied et aujourd'hui encore il se sacrifiait pour sa cause. Elle éprouva un élan de gratitude pour cet ami discret et fidèle en toute circonstance.
Elle tendit la main pour la poser sur son épaule, mais se ravisa : Adrast appréciait peu le contact humain, elle retira de justesse ses doigts et effleura ses cheveux. Adrast sursauta à ce contact et dans sa hâte de reculer, Syrah bouscula l'épais volume qui reposait sur la table de lecture.
La couverture était de bois et le déséquilibre soudain fit tomber le livre. Plusieurs pages se détachèrent et glissèrent hors de l'ouvrage. Syrah voulut les rattraper, mais les manqua. Heureusement, Adrast était l'Adroit et il récupéra le livre et les feuilles avant qu'une seule ne touche le sol. Le volume antique retrouva sa place sur la table avant même que Syrah ne réagisse.
Syrah maudit sa maladresse, elle voulut remercier Adrast, mais celui-ci ne la regardait pas. Il remettait les feuilles dans l'ouvrage avec rage et Syrah fut décontenancée de tant de colère pour un incident si minime.
Elle fit craquer ses doigts et se tourna vers Hestia, celle-ci affectait un air de faux détachement assez peu convaincant. Elle se racla la gorge pour dissiper le malaise ambiant :
– Livaïa a peut-être eu un peu plus de chance, viens Syrah.
Syrah fut soulagée de quitter la proximité d'Adrast qui ne daigna même pas un regard vers elle quand elle s'éloigna. Tout attendrissement avait disparu des pensées de Syrah et elle ressentait à présent la désagréable sensation d'avoir commis une faute dont elle ignorait totalement la nature. Hestia, qui était toujours beaucoup plus perspicace qu'elle aurait peut être une réponse :
– Tu ne trouves pas qu'Adrast agit... étrangement ?
Hestia esquissa un petit sourire mystérieux :
– Oui... Il est en effet plus tendu dans certaines circonstances...
Syrah sentit la boule dans son ventre se resserrer, elle avait donc vu juste Adrast lui en voulait.
– Les circonstances ? Je ne comprends pas... Il avait l'air si en colère... Je ne m'explique pas ce que j'ai fait de si mal...
Le sourire de Hestia s'élargit :
– Je ne pense pas qu'il soit en colère contre toi, je parierais plutôt qu'il s'en voulait à lui-même... Enfin ce que j'en dis... Après tout, je suis l'Érudite, pas l'Empathique. Toi voilà Livaïa.
Syrah aurait bien voulu continuer cette conversation, mais la bibliothécaire s'était déjà levée pour venir à sa rencontre.
– Par Gaïa, te voilà enfin ! J'étais à deux doigts de partir te chercher moi-même !
Syrah sentit un fol espoir, la bibliothécaire avait retrouvé son attitude impérieuse et sa voix forte : avait-elle trouvé un moyen de sauver Argo ?
– Vous avez quelque chose ?
– Oui, j'ai des tas de choses, porteuse d'âmes. La bonne question est : ai-je trouvé une information susceptible de sauver le véloce ?
Syrah attendit la suite, mais la bibliothécaire la regardait sans rien ajouter. Syrah fit craquer ses doigts : Livaïa et sa manie de la rhétorique lui procuraient un mélange d'agacement et de soulagement. Aussi frustrante que soit cette manie de ne répondre aux questions que si elle estimait l'emploi des mots justes, cela prouvait qu'elle était redevenue elle-même.
– Pardonnez-moi : avez-vous découvert un moyen de sauver Argo ?
– Penses-tu qu'on trouve cela dans le premier grimoire venu ? Désolée de te dire que personne n'avait perdu une partie de son âme avant ton parangon. Et à priori, personne n'avait vu un fragment de son âme tomber sous l'emprise de l'ombre...
Syrah accusa le coup : elle avait mal interprété l'enthousiasme de la bibliothécaire.
– Ce n'est pas tout à fait vrai...
Syrah se tourna vers Hestia :
– Tu as trouvé une information ?
Hestia rassembla ses beaux cheveux roux devant son épaule et commença à les triturer :
– Ce n'est qu'une bribe... Il existe assez peu de livres de l'ancien temps, mais j'ai mis à jour des rapports sur des tribus qui habitaient dans la forêt avant la vengeance... ils paraissaient vivre en accord avec Gaïa... Le livre parle de leurs croyances, et ils sembleraient qu'ils pensaient que l'on pouvait perdre son âme, enfin une partie dans certaines circonstances...
Livaïa saisit brusquement le bras de Hestia :
– Et ?
– Ce n'est pas très précis. Il n'est pas fait mention d'un moyen de la récupérer... mais l'auteur souligne des similitudes avec d'autres ethnies...
Il était difficile de savoir si Livaïa était furieuse de n'avoir pas découvert cela elle-même ou fière de l'érudite, son visage exprimait une telle intensité que ses traits s'en trouvaient comme dilatés.
– Montre-moi ! Adrast !
Ce brusque éclat de voix dans ce lieu si paisible fit sursauter Syrah et Hestia de concert.
Le parangon arriva en catastrophe, la main posée sur une épée courte :
– Que se passe-t-il ?
Livaïa eut un regard sévère vers le poing d'Adrast :
– Crois-tu vraiment que je t'aurais appelé telle une demoiselle en détresse si quelqu'un s'était introduit ici ? Range ça mon garçon, nous avons du travail ! Hestia a trouvé une information capitale.
Cette fois, il fut clair pour Syrah qu'Adrast était déçu, cependant il se recomposa un visage en quelques instants.
– Je vous suis.
Syrah emboîta le pas avec l'étrange sensation de ne pas être tout à fait à sa place.
*
– Nom d'un prédateur, cette fois on le tient !
Syrah sursauta : devant elle, une antique lithographie qui représentait une tribu africaine en habit traditionnel redevint brusquement nette. À force de fixer ces milliers de caractères, elle voyait flou.
Livaïa se tenait arcboutée sur un vieux volume aux feuillets partiellement émiettés. Elle appuya son doigt sur un point sur la page :
– Enfin ! J'ai découvert des histoires, toutes plus compliquées les unes que les autres, sur des peuples de la forêt qui rentrait en transe hypnotique pour récupérer les âmes prises aux pièges de chaman maléfique. Mais toujours dans des lieux précis, et personne ne sait exactement où se situe aujourd'hui l'endroit où vivait ces ethnies... Peut-être par delà l'océan, mais Argo ne pourrait pas supporter le voyage... et seul le peuple de Turquoise pourrait peut-être
nous y emmener... Non trop dangereux... Mais cela devait exister ailleurs, oui forcément... Et enfin, j'ai trouvé une tribu de l'ancien temps qui devait résider pas loin d'ici ! ils utilisaient les grandes transhumances d'âmes nocturnes ! Comment ai-je pu ne pas y songer ?
Syrah observa Livaïa avec circonspection : la bibliothécaire était plus adepte de phrases laconiques que de grands discours et Syrah avait du mal à suivre sa pensée. Hestia se pencha par-dessus l'épaule de la bibliothécaire.
– Oui, cela pourrait très bien marcher... Bien sûr, les anciens ne savaient pas qu'il s'agissait d'une manifestation de Gaïa, mais la toile entre les mondes y sera plus fine que d'habitude... Il nous faut par contre une âme ancienne... très ancienne pour servir d'ancre...
– J'en fais mon affaire, érudite ! répliqua avec impatience Livaïa. Reste à déterminer la prochaine transhumance... Je perds la notion du temps ici... Adrast ! La prochaine transhumance, mon garçon ?
– Les prêtres-amologistes doivent pouvoir nous répondre. Je monte de suite à l'observatoire.
Adrast détendit d'un coup son long corps et partit sans un regard en arrière.
Syrah fit craquer ses doigts :
– Personne pour m'expliquer ?
Hestia lui adressa un sourire contrit :
– C'est vrai que nous nous emballons un peu : bien que l'ombre n'ait jamais été libérée. Il semble qu'elle ait eu de tout temps des adeptes. Ces personnes avaient pour habitude, entre autres, de capturer des âmes pour le compte de l'ombre...
– Alors l'ombre avait déjà rompu les accords originels depuis longtemps... Elle collectait les âmes qui ne lui étaient pas destinées... murmura Syrah.
– Oui... il semble que les âmes pures soient plus... goûtues pour l'ombre... Mais cela veut surtout dire que contrairement à ce que nous pensions il existe des précédents d'âmes reprises à l'ombre !
Syrah attendit emplie d'espoir. Argo pouvait-il vraiment être sauvé ?
– Enfin, il existe donc un peuple dont les guérisseurs avaient un rituel pour ramener les âmes. Ils étaient des sortes de prêtres de Gaïa à l'époque... Enfin bref ils utilisaient ce qu'ils appelaient les aurores boréales pour entrer en contact avec les limbes et voyager jusqu'à l'âme perdue. Nous savons aujourd'hui qu'il s'agit de moment de transhumance des âmes.
– Une... quoi ?
– Une transhumance. Les âmes sont collectées chaque nuit par Gaïa et repartent à la terre par la cathédrale comme tu l'as déjà vu... Mais certaines âmes traînent en chemin, elles s'attardent sur terre autour de leurs êtres chers, pour finir un travail inachevé... De temps en temps, Gaïa collecte toutes ces âmes et le ciel s'illumine de leur clarté. On peut alors voir le voile entre les mondes s'amincirent, et les âmes dansent au-dessus des hommes. C'est notre meilleure chance de reprendre l'âme d'Argo.
– Encore faut-il que la transhumance ait lieu bientôt. Acheva Livaïa.
Adrast fit irruption entre les rayonnages, il était essoufflé :
– La transhumance ! C'est ce soir !
– Nom d'un prédateur puant ! pesta Livaïa.
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