Retour à la réalité
La terreur qui habitait Svalantia était au-delà du raisonnement.
- Syrah tentait par la parole de l'apaiser, mais en vain :
- Tout va bien, Svalantia. Nous sommes en sécurité ! Regarde, nous sommes de retour dans l'arène. Svalantia, je t'en prie, tu vas te faire mal.
Mais l'implacable guerrière ne l'entendait pas, son esprit était trop loin de cette réalité pour la rejoindre. Elle continua de se débattre tandis que Revers tournait en rond à ces pieds en poussant de petits cris aigus.
Inquiète à l'idée qu'il puisse être piétiné durant la lutte pour immobiliser l'assassin, Syrah saisit le rat dans ses mains. Elle tenta de le rassurer, mais celui-ci devint encore plus frénétique et planta ces minuscules incisives dans la paume de Syrah qui le lâcha, surprise. Le rongeur se réfugia sous une pierre plate et ne bougea plus.
Svalantia, elle, ne s'était même pas rendu compte que son anim'âme était en détresse.
Livaïa s'approcha d'elle, sa tortue sur les talons.
Indifférente aux efforts de Fahën et Pryham pour maintenir Svalantia sans la blesser, la bibliothécaire se hissa sur la pointe des pieds et força Svalantia à la regarder en face :
- Gardienne de l'Élue, il suffit ! Reviens parmi les vivants, je te l'ordonne ! Voilà, reste focalisé sur mes yeux. Plus rien d'autre n'existe. Tu es rentrée sur terre. L'Ombre ne peut plus t'atteindre.
Petit à petit, Svalantia se calma, hypnotisée par la voix de Livaïa. Elle relâcha la tension de ses muscles puis bientôt elle ne fut qu'une poupée de chiffon entre la poigne ferme de Pryham et Fahën.
- Vous pouvez la laisser partir à présent. Tout ceci est terminé. Déclara Livaïa.
Avec prudence, les deux jeunes hommes libérèrent leur étreinte et Svalantia tomba à genou dans la poussière. Elle fut rejointe par Revers qui se faufila dans son cou.
- Par Gaïa, noble Dame, vous êtes enfin de retour ! s'exclama Fahën. J'ai cru ne jamais pouvoir la contenir suffisamment longtemps pour que vous... Pauvre Dame Svalantia ! J'espère qu'elle ne sera pas trop en colère quand elle reviendra tout à fait à elle. Nous avons seulement...
- Nous avons accompli ce que l'on nous avait demandé, l'interrompit Pryham. Quand elle est sortie brutalement de la transe, elle était folle. Elle a tenté d'arrêter le rituel. Nous n'avions pas d'autre choix que de la contenir.
- Tu as bien fait, jeune prédateur. Lui assura Livaïa. Je me doutais que cela pouvait arriver. Un voyage dans les limbes et à fortiori une rencontre avec l'Ombre peuvent conduire à la folie. Nombre d'adeptes de Gaïa insuffisamment préparés en ont déjà fait les frais au cours de notre histoire.
- Vous saviez ! Et vous l'avez quand même laissée nous accompagner ? J'ai failli perdre tout ancrage là-bas ! J'ai bien cru mourir. Se récria Syrah.
Le souvenir de la défection brutale de l'aura de Svalantia et l'instabilité qui en avait résulté étaient toujours très présents dans sa mémoire et elle sentit la colère montée en elle.
- J'ai pensé que le jeu en valait la chandelle. Deux sécurités plutôt qu'une. Nous ne pouvions pas risquer de te perdre.
Livaïa paraissait très calme, presque détachée, ce qui mit Syrah encore plus hors d'elle. Elle désigna Svalantia toujours prostrée en position accroupie.
- Me perdre ? Nous avons perdu Svalantia !
- Ne sois pas si prompte à l'emportement, porteuse d'âmes. La gardienne de l'Élue se rétablira parfaitement. Elle a seulement besoin d'une bonne nuit de sommeil. J'avoue que je pensais sa résistance à l'Ombre plus élevée, mais après tout la situation est inédite. J'aimerais juste te rappeler que je suis de ton côté.
Syrah inspira plusieurs fois : la bibliothécaire avait raison. Elle était, comme toujours, trop impulsive.
Cependant, depuis la mort de Yuraïa tout ne semblait être qu'une épreuve sans fin : L'Ombre, Argo, Hanae et Pryham et à présent Svalantia.
Syrah regrettait les moments d'insouciance : les séances d'entrainement avec Svalantia et Yuraïa, les fous rires avec Hestia, les instants d'intimité avec Argo...
Un gémissement la tira de ses réflexions : Argo se réveillait.
L'ensemble du groupe qui s'était rassemblé autour de Livaïa et Syrah se précipita à son chevet.
Argo se releva avec peine et massa sa poitrine à l'endroit du sceau. Alors que la marque était tout juste tracée, le torse du jeune homme présentait à présent une cicatrice qui semblait dater de plusieurs jours.
- Par Gaïa, que m'est-il arrivé ? Marmonna-t-il, la bouche sèche.
Hanae tomba à genoux à côté de lui :
- Nom d'un prédateur galeux ! nous avons réussi !
Syrah, qui avait déjà cru retrouver l'homme qu'elle aimait une fois, fut plus circonspecte.
Elle s'accroupit avec douceur :
- De quoi te souviens-tu ?
Argo se gratta l'angle de la mâchoire dans un effort pour se remémorer les événements :
- J'étais dans un cocon et j'avais chaud... Puis il y a eu un froid intense et une grande obscurité. J'étais trempé, arraché à mon bonheur. J'étais là, enfin, à la cité d'Opale, mais l'obscurité ne me quittait pas... Elle me guettait dans les recoins de mon sommeil. Elle élevait une barrière entre vous et moi. J'étais terrifié... Puis je suis retourné vers l'obscurité, mais je n'avais plus peur... Et ensuite... Ensuite, me voilà ici dans l'arène avec cette... chose sur la poitrine et l'obscurité a disparu. Je ne la sens plus autour de moi.
Hestia éclata en sanglots et serra Argo contre elle :
- C'est bien vrai ! C'est vraiment toi ! Gaïa soit louée !
Argo lui rendit son embrassade avec maladresse, mais ses yeux restaient fixés sur Syrah qui n'avait pas bougé.
Celle-ci tentait vainement de se recomposer un visage : ainsi il avait réussi.
Elle glissa un regard incertain vers Livaïa, mais la bibliothécaire lui retourna un sourire rassurant et acquiesça en silence : oui, cela était bien réel.
Elle lui prit la main et Hestia s'écarta :
- Tu as raison, l'obscurité a disparu. Nous l'appelons l'Ombre. Nous avons tant de choses à te raconter. Viens, rentrons à la maison des invités. Nous allons tout t'expliquer.
*
La nuit avait encore une fois été courte. Ils avaient passé une bonne partie de celle-ci auprès de la cheminée à répondre aux questions et à combler les trous de la mémoire d'Argo. La révélation de la délivrance de l'Ombre l'avait profondément affecté, tout comme la mort de son colibri. Il avait fixé longuement Syrah avec dans les yeux de l'incompréhension, mais aussi un soupçon de reproche. Syrah avait soutenu ce regard sans ciller, après tout elle le méritait, mais au fond d'elle un abysse de solitude s'était rouvert.
Cependant, le plus grand choc provint de l'annonce du décès de Yuraïa. Celui-ci l'avait élevé comme un père et pour Argo il était sa seule famille.
Après cela, il avait continué à poser quelques questions, mais les réponses semblaient ne plus l'atteindre.
Finalement, quand les premières lueurs de l'aube firent pâlir la place, on décida d'aller se coucher.
Fahën se porta volontaire pour veiller Svalantia, qu'ils avaient installée sur un fauteuil, Revers sur les genoux et qui ronflait à présent doucement.
Syrah monta en compagnie d'Argo, mais devant leur porte celui-ci hésita :
- Je pense... J'ai besoin d'un peu de solitude pour... réfléchir. Ne m'en veux pas, Syrah. Je vais aller dormir dans une des chambres disponibles.
Il laissa Syrah là et disparut au coin d'un couloir. Syrah resta un long moment à fixer l'endroit où il avait disparu. Elle ne s'était pas attendue à des effusions de la part d'Argo, mais elle se sentit trahie de sa décision.
Hestia vint poser une main compatissante sur son épaule :
- Donne-lui un peu de temps. Murmura-t-elle.
Syrah lui sourit en retour et serra brièvement ses doigts.
- Oui, tu as raison. Repose-toi bien.
*
Ainsi que Livaïa l'avait prédit, Svalantia était redevenue elle-même à son réveil et Syrah fut heureuse de la retrouver après ce repos bien mérité.
Svalantia se souvenait de son escapade dans les limbes et de sa rencontre avec l'Ombre ainsi que de l'effroi qui l'avait saisie. Par contre, elle ne se rappelait rien de son retour à la réalité et de son empoignade avec Fahën et Pryham.
Elle avait écouté le récit de ces événements avec un mécontentement croissant et s'appliquait maintenant à poignarder chaque mûre de son bol avec une fourchette comme si chacune d'elle l'avait personnellement insulté.
À son côté se tenait un Pryham prudent qui contemplait la fourchette aller et venir avec circonspection, une main sur Joukio, et un Fahën piteux qui, le dos rond, regardait son instructrice à la dérobée.
Son air misérable se trouva encore renforcé quand l'implacable assassin annonça que son apprenti avait bien besoin d'une séance d'entrainement avant de sortir de la maison à grandes enjambées. Il traina les pieds à sa suite, Jasper sur les talons.
- C'est une bonne idée, après tout. Je viens avec vous. Déclara Pryham qui se leva également.
Syrah éprouva une pointe de pitié, La guerrière n'aimait pas être prise en défaut et son disciple allait en payer le prix.
Cependant, d'autres soucis occupaient son esprit : elle guettait le levé d'Argo. Secrètement, elle nourrissait le fol espoir qu'à l'instar de Svalantia, elle retrouve l'ancien Argo à son réveil.
Sa nuit à elle avait été peuplée de mauvais rêves et du regard glacé du jeune homme.
Enfin, il descendit l'escalier de bois, sa panthère des neiges devant lui.
Syrah sentit sa gorge se nouer, à l'exception de son œil aveugle, il n'avait jamais autant ressemblé à celui dont elle était tombée amoureuse. Sa chemise de lin était négligemment ouverte sur sa cicatrice et sa démarche était redevenue aussi féline que celle de son anim'âme.
Il s'immobilisa devant la table où était toujours installée Syrah et lui adressa un sourire incertain.
Elle prit une grande inspiration pour se donner du courage, mais elle n'eut pas le temps de parler, car elle fut interrompue par Hanae qui dévala les marches dans un bruit de tonnerre.
- Bonjour à tous !
Elle s'arrêta pour dévisager Argo :
- Te voilà avec une meilleure allure ! Elle lui asséna une tape dans le dos. Nom d'un prédateur sans dents, tu nous as fichu une peur bleue !
Syrah sourit : Hanae aussi était redevenue elle-même, sans cette attitude abattue qu'elle avait affectée pendant des semaines, elle paraissait radieuse.
Elle attrapa son python qui descendait l'escalier en tombant de marche en marche.
- Où sont les autres ?
- Je n'ai vu que Svalantia, Pryham et Fahën. Répondit Syrah. Ils sont partis s'entrainer.
- En voilà une bonne idée. Un peu d'exercice physique loin de cette satanée Ombre. Vous venez ?
- Euh... Pas tout de suite. Hésita Syrah. Elle jeta un regard à Argo.
- Oui, je me lève tout juste. Je vous rejoins. Ajouta Argo.
Hanae haussa les épaules et sortit à son tour.
Syrah reporta son attention sur Argo.
- Tu as bien dormi ? lui demanda-t-elle.
- Oui, cela faisait très longtemps.
- Comment te sens-tu ?
- Bien, je crois. Pas de signe de l'Ombre... J'ai beaucoup pensé à Yuraïa, également. Tu as bien fait de l'immerger dans le lac. C'est ce qu'il aurait souhaité. Il repose en paix dans le giron de Gaïa à présent.
Syrah ne savait pas quoi répondre, elle n'avait pas imaginé ainsi leur conversation de ce matin. Argo la regarda encore un instant et reprit :
- Je voulais te... te remercier. De m'avoir... sauvé. Même si... L'Ombre... Nous allons la combattre, ne t'en fais pas.
Cette discussion était décidément étrange. Syrah avait l'impression qu'Argo avait une liste de choses prédéfinies dont il avait choisi de lui faire part, sans liens apparents entre eux.
- Je sais... Enfin, je veux dire Livaïa, Adrast et Hestia ont commencé des recherches...
- Et pas toi ?
- Je... Enfin, si ! Mais je ne suis pas aussi... Enfin eux...
À quoi jouait Argo ?
Syrah n'avait jamais été du genre à laisser les tâches ingrates aux autres, mais après tout elle n'avait ni la culture de Livaïa, ni la rapidité de lecture d'Adrast, ni l'intelligence de Hestia.
- Ce n'était pas un reproche. Poursuivit Argo. J'essaye juste de comprendre... Enfin bref, Nous aurons le temps de revoir tout cela. Je vais aller à la cathédrale pour prier pour Yuraïa puis j'irai rejoindre les autres pour m'entrainer.
Syrah le retint, elle devait reprendre le contrôle de la situation :
- Tu ne veux pas que l'on parle un peu... de nous ?
Le mot était lâché. Syrah contempla Argo qui semblait interdit. Il s'éclaircit la gorge :
- De nous ? Il soupira. Écoute, Syrah... J'ai besoin de temps... Je me souviens de nous deux... Mais... Je ne sais pas comment te dire cela... C'est nouveau pour moi... Je tiens beaucoup à toi, mais...
À présent, Syrah aurait tout donné pour qu'Argo se taise, pour disparaitre sous la terre et ne jamais avoir abordé la question. Cependant, il semblait qu'Argo, une fois lancé, avait décidé de nettoyer sa conscience. Il poursuivit donc, le regard au loin, inconscient de la détresse de Syrah.
- Je te dois la vérité, au moins au nom de ce que nous avons vécu... Syrah, je... Ce que je ressentais pour toi, cela a changé. Toutes ces choses qui se sont passées récemment... Je ne sais plus où j'en suis ni quels sont mes sentiments exacts pour toi et je crois que tu mérites que je sois au clair avec tout cela. Jusque là... Nous devrions juste...
Argo la regarda enfin. Syrah sentit une boule se bloquer dans sa gorge et les larmes lui monter aux yeux. Elle acquiesça en silence. Elle remarqua une contraction passer sur le visage d'Argo et sa main fut agitée d'une petite convulsion, comme s'il voulait la toucher. Finalement, il resta là et croisa les bras :
- Je vais aller à la cathédrale... À plus tard, Syrah.
Syrah fixa son dos comme il s'éloignait, sa vue se brouilla à mesure que le barrage de ses larmes se brisait. Elle avait toujours été persuadée que le retour d'Argo parmi les vivants la guérirait de la sensation de vide qui habitait sa poitrine depuis la bataille du sanctuaire. Elle découvrait que ce sentiment était bien plus enviable que ce qu'elle ressentait maintenant.
Son cœur était si volumineux qu'il occupait tout l'espace dans sa poitrine et l'empêchait de respirer.
Elle étouffa un sanglot dans sa manche, Zaïra et Vagha l'entourèrent.
- Syrah ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
Hestia dévala les marches et prit son amie dans ses bras.
Syrah s'y laissa aller et y pleura tout son soul.
Jamais avant elle n'aurait pensé qu'une blessure du cœur soit plus douloureuse qu'une blessure de chair, mais à présent elle aurait échangé son mal contre un million de coupures.
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