Le rituel
Livaïa leur avait donné rendez-vous à la tombée de la nuit au sein du cirque qui avait vu se jouer leur combat contre les guerriers fantômes de l'épreuve de l'air.
Syrah ne savait plus qui de l'effort ou de l'angoisse lui faisait serrer la mâchoire : la civière d'Argo pesait sur ses bras tendus et ses épaules brûlaient.
Quand ils avaient récupéré Argo à la demeure des invités, ils avaient trouvé Gildia à son chevet.
Adrast avait risqué un regard vers Syrah avant d'annoncer qu'il avait découvert un moyen de guérir Argo. Sa mère s'était contentée de hocher la tête et n'avait rien demandé de plus. Syrah avait apprécié sa retenue.
Ils avaient décidé de le laisser endormi jusqu'à la fin du rituel et après avoir remis quelques gouttes de potion dans sa bouche, ils étaient sortis de la maison.
Ils avaient dû redoubler de vigilance pour réussir à quitter la cité avec discrétion. Le surplus de détours commençait à peser sur les muscles tétanisés de la porteuse d'âmes.
Une main légère se posa sur son épaule et Hestia lui fit signe qu'elle prenait le relais. Syrah lui abandonna le fardeau avec reconnaissance. Elle massa ses trapèzes endoloris.
Elle en profita pour observer Argo : ses cheveux bruns étaient agglutinés sur son crâne comme ceux d'un enfant fiévreux et sa soudaine pâleur faisait ressortir des lacs violacés sous ses yeux clos.
Syrah se rappela alors un passé pourtant pas si lointain quand dans son village, la maladie empourprait ses joues ou celui de sa sœur.
Elle se remémora Touaraïa et ses décoctions infectes qu'il fallait boire jusqu'à la dernière goutte. L'odeur de la maladie sur l'oreiller, la chaleur sur la peau et les minces cheveux de Thaly collés sur son petit front moite. Elle se souvenait surtout de la paume fraîche de sa mère comme un talisman contre le mal et sa voix douce qui fredonnait lentement pour éloigner les démons de la fièvre.
Elle promena sa main sur le front d'Argo, pour elle aussi tenter de conjurer le sort. Rien ne serait de trop cette nuit pour sauver l'homme qu'elle aimait.
Adrast passa avec un grognement, Dagueria inconsciente sur son épaule.
En effet, la potion agissait sur l'anim'âme également et la panthère des neiges n'était pas des plus légères.
Daria aurait été plus pratique pour la transporter, mais comme souvent la discrétion et un pachyderme de trois tonnes était incompatible.
Enfin, ils parvinrent en vue du cirque. Syrah ouvrit la marche et repoussa le rideau végétal qui cachait l'entrée de l'arène naturelle. Livaïa n'était pas encore arrivée et ils déposèrent Argo avec précaution sur le sol sablonneux.
Syrah devinait toujours des traces plus sombres sur le sable clair à l'endroit où les moines combattants avaient répandu son sang et celui de ses amis lors de l'épreuve de l'air. Ils avaient tous manqué de perdre la vie ce jour-là et au souvenir de cet affrontement, Syrah sentit un frisson descendre le long de ses veines.
Elle se faisait certainement des idées, les torches et la lumière des étoiles projetaient toute sorte d'ombre étrange sur la roche et le sol. Ou était-ce son instinct qui lui rappelait cette épreuve comme pour la préparer à celle à venir ?
Elle leva les yeux vers le ciel : pas un nuage n'obscurcissait la voûte céleste ce soir et chaque étoile scintillait avec une puissance qui sembla particulière à Syrah. Elle serra sans s'en rendre compte un paquet emballé qu'elle avait glissé à sa ceinture. Livaïa lui avait fait passer la requête de récupérer un os du dîner de Vaghadeva. Le petit moinillon qui lui avait apporté le message paraissait très perturbé par cette requête et Syrah elle-même se questionnait sur l'utilité de cet os.
Par chance, Vaghadeva était parti en chasse au-delà de la cité d'Opale. Elle lui transmit en pensée cette demande singulière.
Vagha qui habituellement veillait à ne jamais rapporter le fruit de ses chasses pour ne pas dégoûter sa sœur d'âme lui adressa une interrogation mentale, mais lui procura néanmoins un long os incurvé qui ressemblait à une côte.
Livaïa arriva comme une ombre vêtue de noir de la tête au pied, elle paraissait plus tendue et plus rigide que d'habitude. Syrah ne la repéra que quand elle parla ou plutôt elle sursauta.
– Pardonnez mon retard... Des choses à régler...
La prêtresse jeta un coup d'œil agacé à l'entrée du cirque :
– Crois-tu qu'il soit le moment de manger, Jalada ?
Syrah fixa un instant l'anfractuosité pour déceler la personne à laquelle s'adressait la bibliothécaire : d'abord, elle ne remarqua rien, puis il lui sembla qu'une des pierres bougeait très lentement.
Elle retint un cri de stupeur quand l'invité surprise fit enfin son apparition : une immense tortue de terre s'avançait de sa démarche nonchalante et majestueuse. Elle mâchonnait consciencieusement une liane de l'entrée et ces doux yeux brillaient du même éclat que ceux de la bibliothécaire.
– Nom d'un prédateur sans dents, Jalada ! Nous allons manquer la transhumance ! Il reste à peine le temps pour le rituel.
– Qu'est-ce que... Qu'est-ce qui... ? C'est votre anim'âme Livaïa ? Balbutia Adrast.
– Oui évidemment mon garçon ! Voyons, ne perdons pas de précieuses minutes en sottises et questions sans importance. Le temps presse. Hestia ! Vient ici ma chère érudite, j'aurais bien besoin de ton aide pour tout cela.
Elle sortit alors un sac noir que personne n'avait remarqué auparavant et le posa à côté d'elle avant de s'assoir en tailleur auprès de la tête d'Argo. Hestia la rejoignit les sourcils si froncés qu'on ne savait plus les distinguer l'un de l'autre.
– Bien, bien, nous avons tout. Nous allons commencer.
Adrast qui martyrisait sa barbe chuchota :
– Mais l'âme ancienne...
– Quoi ? Mon garçon je te le répète depuis ta plus tendre enfance : il faut parler haut et bien ou se taire. Que dis-tu ? S'agaça Livaïa.
– Nous n'avons pas l'âme ancienne, Livaïa.
Livaïa ouvrit la bouche pour répondre, mais Hestia la prit de vitesse. Son visage se détendit d'un coup, signe qu'elle avait résolu le problème qu'elle se posait.
– Nous l'avons, Adrast. Livaïa, quel âge avez-vous ?
– En voilà une question d'intérêt. Je n'en attendais pas moins de toi mon érudite. S'exclama Livaïa avec satisfaction. J'ai passé récemment ma 157e année.
– Impossible, souffla Pryham.
– Et pourtant jeune prédateur. C'est bien vrai.
– La tortue. Reprit Hestia. Elles peuvent vivre très vieilles.
– Exactement Hestia. Nous les bibliothécaires nous sommes la mémoire de la cité Opale. Nous ne pouvons prendre le risque de voir perdu de précieuses informations dans des changements trop fréquentes. Ainsi je suis la cinquième bibliothécaire depuis le début de la vengeance de Gaïa. Ma succession sera assurée par la fille de ma sœur qui est actuellement âgée de 50 ans et parcourt l'empire des gemmes pour en apprendre le plus possible sur les différentes cultures.
– Je n'ai jamais su, vous ne me l'avez jamais dit. Intervint Adrast sur un ton de reproche.
– Tu n'as jamais posé la question. Bien, reprenons.
Adrast croisa les bras avec dépit, mais n'ajouta rien de plus.
– Syrah, as-tu ce que je t'ai demandé ?
Syrah sortit avec précaution la côte de sous son habit et la tendit à Livaïa sous le regard interrogateur du reste du groupe.
– Mais noble dame, qu'est-ce que...
– Suffis, apprenti assassin. S'agaça Livaïa. Le temps n'est plus au babillage. Je parle, vous écoutez et obéissez. Alors peut-être pourrons-nous sauver le Véloce de l'ombre.
Fahën rougit sous la rabrouade et recula d'un pas sans un bruit. Il entreprit ensuite de caresser Jasper en silence.
– Bien. Cette cérémonie est incroyablement compliquée et franchement je ne sais pas ce qui tient du folklore ou de la vraie magie de Gaïa et dans le doute j'ai décidé de suivre le rituel à la lettre ou presque. Le principe est simple en quelques sortes. L'ombre est aveugle et sourde. Elle ne peut ressentir les cinq sens qu'en prenant possession de ses adeptes.
– Il prend... Commença Hanae.
– Paix j'ai dit, Courageuse. Siffla Livaïa.
L'ombre donc ne ressent aucun des cinq sens et c'est ainsi que l'on peut la berner. Les prêtres de cette époque employaient un ersatz d'âme fait d'os, de crin, de chair, de peau et surtout de sang frais pour que l'ombre les confonde avec une âme et les emporte. L'ombre qui croit avoir reçu son dû relâche sa pression pour appeler l'âme et c'est à ce moment-là qu'il faut raccrocher l'âme au corps et à l'esprit. Pour l'instant, celle d'Argo flotte entre son corps et l'ombre dans les limbes.
Notre objectif est donc simple : atténuer l'aura de l'âme d'Argo, la remplacer par le substitut et la rattacher à ce fichu corps avant que l'ombre ne s'en aperçoive. Est-ce clair ?
Syrah avait un millier d'interrogations qui se bousculait sur ses lèvres, mais devant l'air féroce de la minuscule bibliothécaire elle préféra se taire.
– Nous avons peu de temps. Reprit Livaïa. Pour l'os, Syrah s'en est occupé et il reste un peu de chair ce qui est suffisant. Si l'on suivait les textes, il faudrait sacrifier un renne, mais c'est bien entendu hors de question. Pour la peau, j'ai pris une chute de cuir d'un de mes livres. Normalement quand je restaure un ouvrage je dois remettre tout reste de cuir au prêtre conservateur, mais disons que je n'ai jamais été très forte en ce qui concerne les règles. Et ce vieux bougon m'a toujours fait des difficultés pour le moindre bout de reliure. Enfin bref, personne ne devrait s'en apercevoir. Pour le sang, c'est plus simple : il est écrit une âme puissante et volontaire. Je pense qu'aucune âme n'est plus puissante ici que Syrah. Et je suppose que tu es volontaire... Quoique cela puisse signifier d'ailleurs.
Syrah hocha la tête.
– Parfait. Le dernier élément ce sont les crins. J'ai dû négocier ce point avec les nomades, car ils devaient être fraîchement prélevés. Autant vous dire qu'ils n'étaient pas ravis... D'où mon retard. Enfin ça et Jalada. Bref. La seconde partie est plus délicate. Bien sûr, le voile entre les mondes s'amincit, mais il n'en demeure pas moins que personne ne peut quitter sa sphère au sein des limbes. Enfin jusqu'à la porteuse d'âmes qui doit normalement être la voyageuse entre les mondes. Pour contourner ce problème les prêtres utilisaient encore du sang, mais cette fois celui d'un membre de la famille proche afin que la sphère de l'âme en perdition reconnaisse une part d'elle même en quelque sorte. J'ai beaucoup réfléchi et en l'absence de famille pour Argo tu te dois de réussir à franchir les sphères Syrah. C'est notre seule solution. Je sais que tu n'as jamais pu, mais nous n'avons plus le choix. Pour t'aider, il faut une âme ancienne pour t'accrocher comme pendant la transe originelle c'est à dire moi. Nous allons ajouter une troisième personne à cette épopée et cela sera toi, Svalantia. J'ai lu tout ce qui est possible sur le sujet dans la bibliothèque au cours de ma vie. Et Gaïa semble tout organiser par trois. Le corps, l'esprit et l'âme. La naissance, la vie et la mort. Les âmes multiples sont aussi trois. Donc je serai l'esprit, Syrah l'âme, et toi, Svalantia, tu es naturellement le corps en tant qu'assassin. Ne t'inquiète pas. Ton seul objectif est de te concentrer sur la terre sous tes pieds et faire en sorte que jamais tu ne perdes cette sensation... quoiqu'il arrive... Je pense que tu en es capable. Enfin, Hestia, Adrast et Hanae vous aurez pour mission de raccrocher l'âme d'Argo. Encore une fois, trois personnes valent mieux qu'une. Ce d'autant plus que le motif est en trois parties : un carré, un cercle et un triangle imbriqué. Le carré d'abord représente le corps et ce sera toi, Hanae. Pour l'esprit ensuite qui est un triangle, bien sûr, Hestia. Et pour l'âme, le cercle, Adrast. Vous le marquerez dans sa chair avec ce couteau. Au niveau de la poitrine.
Elle sortit un couteau fait d'une matière blanche et luisante et orné de dessins rupestres. Elle le tendit à Hestia qui s'en saisit en tremblant.
– J'espère que ce vieux fou de conservateur ne s'apercevra pas de cet emprunt. Il est fait en bois de rennes et il ressemble beaucoup au couteau sacrificiel que j'ai vu dans le livre.
La dernière chose et la plus importante c'est que rien ne doit interrompre le rituel, sous aucun prétexte où nous risquerions de nous perdre dans les limbes Syrah, Argo, Svalantia et moi. Ce sera votre mission à vous deux Fahën et Pryham. Je savais bien, petit prédateur, que la Déesse-Terre t'avait mis à dessein sur la route de l'Élue. Cette mission est essentielle : ne laissez personne, même un parangon, rompre ce rituel ! Avez-vous bien compris ?
Pryham hocha la tête gravement, Syrah surprit un regard plein de reproches qu'il glissa vers le corps étendu d'Argo, mais le jeune homme n'ajouta rien.
L'ambiance était lourde dans l'arène et les avertissements de Livaïa résonnaient dans les esprits comme des messagers funestes. Pourquoi l'un d'entre eux voudrait-il arrêter le rituel ? Quels dangers les attendaient donc dans les limbes ?
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