Le prix du sang


Les sourcils froncés et les lèvres pincées donnaient à la prêtresse de Gaïa un air revêche que Syrah ne lui avait encore jamais vu.

Elle avait toujours trouvé Gildia plutôt belle avec son visage en ovale et ses longs cheveux blonds qui lui coulaient à la taille. Même ses petites ridules autour des yeux et de la bouche rendaient habituellement à chacune de ses expressions une mystérieuse douceur.
Cependant à cet instant il n'était plus question de traits amenés : les paupières mi-closes elle sondait le corps d'Argo.

Plus précisément tout comme Touaraïa lors de la naissance de Syrah elle tentait de visualiser son aura, mais celle-ci refusait de se présenter devant la guérisseuse.

Après son arrivée, elle avait eu le droit à une brève explication de Syrah et Adrast. La sage avait partagé sa tristesse à l'annonce de la mort de Yuraïa, qui était aimé de tous dans la cité de Gaïa. Elle s'était toutefois vite ressaisie pour s'atteler au sauvetage du jeune parangon.

Syrah regardait Argo, la gorge serrée. Ce corps athlétique qu'elle avait souvent admiré était aujourd'hui frêle à se briser. L'enveloppe froide d'Argo demeurait inerte au milieu de la couverture que Gildia avait fait mander. Le feu préparé à la hâte par les nomades jetait sur son corps nu des lumières mystiques qui soulignaient sa maigreur et creusaient des ombres sur son tatouage. Dagueria était étendue à sa gauche, son pelage laissait à présent paraître de larges bandes de peau sans poil.

La sueur perla sur le front de la sage de la cité d'Opale, sa concentration était telle que l'air vibrait alentour.
Les nomades se tenaient en retrait.

– J'aurais... besoin... de... l'aide d'Adrast. Murmura Gildia, les dents serrées.

Celui-ci se fraya un chemin parmi les nomades jusqu'à elle.

À l'exception de Syrah, le reste du groupe avait choisi de prendre du repos à l'écart. Le voyage avait épuisé les esprits et les corps et chacun était soulagé que Gildia soit venue à leur rencontre.

Adrast se positionna au côté de sa mère, son visage grave et concentré fut bientôt agité de tics nerveux.
Syrah qui les observait en martyrisant les articulations de ses mains eut l'impression d'assister à un combat.

Soudain, les trois anim'âmes de Gildia et Adrast se mirent à hurler à la lune.
Lentement, une petite sphère s'éleva du corps d'Argo.

Syrah sentit un pincement de honte pour avoir douté de la Déesse-Terre et de sa représentante. Cependant, elle se rendit vite compte qu'un fait inhabituel se déroulait.
Si elle était dorée, la sphère ne correspondait en rien à la représentation que Syrah voyait dans les limbes.

L'or de cette aura était comme terni et une fissure la parcourait de part en part.
Les pupilles de Gildia se dilatèrent sous l'effet de la surprise et elle laissa échapper un petit hoquet. La meute hurlait toujours, à l'unisson de la tension extrême de leurs frères et sœurs d'âmes.

Une bouffée de panique enserra la gorge de Syrah, l'air était soudain empoisonné et ses yeux ne voulaient plus se détacher du spectacle de la sphère fêlée.

Elle n'avait pas besoin d'entendre la prêtresse prononcer les mots fatidiques pour comprendre la sévérité de la situation. Pourtant ce fut pour elle comme si un seau d'eau glacé lui coulait doucement sur les épaules quand Gildia déclara :

– Je n'ai jamais rien vu de tel. L'heure est grave. Son unique chance est la cathédrale de Gaïa. Je peux le stabiliser jusque-là, mais seules les eaux primales peuvent encore le sauver.

*

Syrah n'en pouvait plus. Elle ne tiendrait pas une seconde de plus dans ce transept maudit.

Bientôt quatre heures qu'elle patientait pendant que Gildia tentait de réanimer Argo.

Elle avait aidé à transporter le corps inerte de l'homme qu'elle aimait jusqu'au pied de l'arbre centenaire qui avait abrité leur épreuve de la Terre, mais avait été rapidement congédiée. Seuls des prêtres et prêtresses extrêmement puissants pouvaient mener cette périlleuse opération à bien et aucun élément ne devait les perturber, sous peine de voir l'âme d'Argo rejoindre définitivement Gaïa.

Depuis Syrah rongeait son frein et repensait aux événements récents dans l'espoir illusoire de tromper son impatience.

Leur arrivée à la cité d'Opale avait été très différente de la précédente. Aucun cortège pour les accueillir, juste Leyia Grant. Peu de mots avaient été échangés, la situation était suffisamment grave pour que le protocole ne soit pas respecté.

Le long de la route, Syrah avait à peine remarqué la présence de ses amis autour d'elle. Mêmes ses anim'âmes lui semblaient lointain. Son monde depuis l'annonce de Gildia s'était résumé à la respiration heurtée d'Argo. Les potions de la guérisseuse suprême avaient permis de stabiliser la déchéance physique, mais le jeune homme paraissait mener une lutte sans merci pour survivre.

Elle revoyait son corps marmoréen s'enfoncer dans l'eau froide du bassin, soutenu par Gildia et les autres sages alors qu'elle reculait dans la nef.

Zaïra donna un léger coup de museau dans son coude. Syrah lui accorda une caresse distraite. Elle regarda ensuite autour d'elle. Vagha s'était couché non loin de la porte d'accès à la bibliothèque, son allure de sphinx aurait pu faire illusion si sa nervosité croissante ne transparaissait pas à travers ses oreilles agitées de mouvements permanents.

Plus loin, ses amis ne l'avaient pas quittée, terrassés par la fatigue et les émotions. Ils étaient endormis, à même le sol, certains étaient adossés à un pilier dans un fouillis de couvertures, d'anim'âmes et d'hommes. Il faut dire que le sol de la cathédrale, chauffée par les sources chaudes était étrangement doux et invitait à la somnolence.

Syrah ne put s'empêcher de sourire quand Hanae se mit à émettre un léger ronflement.

Syrah éprouva une vague de culpabilité : elle avait fait une bien piètre amie ces derniers temps, et une meneuse encore plus pitoyable.

Elle aurait aimé pouvoir leur dire qu'elle était désolée, que malgré tout elle avait noté chacune de leur attention, chaque geste pour la distraire ou pour soulager Argo. Cependant, le flot de paroles était resté coincé dans sa gorge.

Chaque fois qu'elle s'apprêtait à s'arracher à sa torpeur pour se confier ou les remercier elle sentait le barrage de ses émotions prêt à se rompre tout à fait. Des milliers de mots roulaient alors dans son esprit comme un torrent furieux que rien ne pouvait arrêter. Dans ces moments-là, Syrah prenait peur. Une terreur démente de ne plus pouvoir stopper cette vague impérieuse et de sombrer dans la folie, de ne jamais plus pouvoir être maître d'elle-même et de perdre pied pour toujours.

Cette peur-là avait eu raison de Syrah. Elle avait préféré, se murer dans la sécurité du silence, cadenasser ses émotions et esquiver tout ce qui aurait pu lui faire perdre le contrôle. Fuir ses amis, ses anim'âmes, se dérober à elle-même.

Un son attira son attention : Svalantia, évidemment, n'avait pas voulu succomber à l'appel du repos. Elle se tenait contre un autre pilier, accroupie, son arc posé sur ses genoux. La tiédeur des lieux, pourtant, avait entaché la volonté de la belle guerrière : le bruit provenait de son arme qui avait glissé de ses mains alors que le sommeil, traître, s'insinuait dans son esprit.

Syrah fit quelques pas vers Svalantia que la chute de son arc avait réveillée en sursaut :

– Tu devrais dormir, Svalantia. Nous ne risquons plus rien ici.

Svalantia retint un bâillement dans sa manche :

– Dois-je te rappeler que lors de notre dernier séjour on a tenté de te tuer ?

– Les anciens sages sont hors de portée... Repose-toi...

Elle désigna le tas de corps autour du pilier plus loin : des jappements s'y élevaient à intervalles réguliers pour mieux ponctuer les rêves de Jasper, ainsi que des deux anim'âmes d'Adrast.

Svalantia répondit par un grognement digne de Rhéa, mais consentit à profiter d'un peu de répit.

Zaïra s'était couchée près de Vagha qui bâilla en silence. Syrah sentit à son tour une douce sensation d'engourdissement remonter dans sa colonne et répandre sa chaleur dans son crâne. Elle qui n'avait guère dormi depuis leur départ se surprit à envier ses amis.

Elle tenta d'abord de repousser cette sensation, puis finalement elle s'assit auprès de ses anim'âmes. Juste quelques minutes, cela ne pourrait pas lui faire de mal... À peine eut-elle terminé de formuler cette pensée qu'elle sombra dans le sommeil, la tête avachie entre Vagha et la contremarche qui menait à la bibliothèque.

Elle s'éveilla dans une transe. Enfin, elle le supposa puisque son corps physique se trouvait derrière elle. Elle regarda sa poitrine se soulever délicatement, puis son cou, qui formait un angle aigu avec l'escalier de granit sur laquelle elle s'était installée. Si pour l'instant elle ne sentait aucune douleur, elle se massa sa nuque en prévision du torticolis qui ne manquerait pas de survenir à son réveil.

Au loin, la mélopée des sages résonnait sur les pierres jusqu'à elle. La clarté de la fin d'après-midi diffractait ses rayons à travers les vitraux et baignait les formes de ses compagnons de couleurs surréalistes. À cela s'ajoutait leurs auras entremêlées qui, dans l'état de transe de Syrah, donnaient une nouvelle touche de lumière or, rouge et verte. Il lui sembla un instant que ses amis brillaient comme autant des pierres précieuses.

Elle aurait pu s'abîmer longtemps dans le spectacle visuel que lui offrait sa méditation, mais une force impérieuse la poussa vers l'arbre centenaire et Argo.

Les voix des prêtres se firent plus précises. Une marée de robes rouges entourait le bassin d'eau primale.

Elle s'approcha encore, mue par ce besoin implacable d'avancer.

La silhouette d'Argo et Dagueria se détacha à la surface de l'eau. Un millier d'étoiles les soutenaient, les empêchant de se noyer.

L'effet était saisissant, mais ce qui retint l'attention de Syrah fut leurs auras : elles flottaient au-dessus de leurs corps, toujours fendues de part en part. Seulement un détail avait changé. Pour être précis, il s'agissait d'une forme : une brume aux reflets de diamant pur qui entourait les deux sphères. Elle semblait protéger les auras, et Syrah comprit rapidement de quoi.

Une autre fumée, si noire qu'elle absorbait la lumière, tournoyait autour des auras et tentait à intervalle régulier de pénétrer le cocon immatériel.

Syrah écarquilla les yeux : la vapeur blanche prenait apparence humaine : haute de plus de deux mètres, elle possédait des prunelles uniques, couleur des diamants, dont les éclats changeants hypnotisaient l'âme. Sa peau d'ébène était parcourue de multiples cicatrices plus ou moins profondes et plus ou moins anciennes. Peu d'endroits semblaient épargnés, comme si elle avait été maltraitée pendant longtemps.
Cependant malgré les marques, une beauté singulière auréolait son visage aux mâchoires anguleuses. Une cascade de cheveux bleu-vert descendait autour de son corps jusqu'aux pieds et en dissimulait certains contours.

Elle portait une longue robe de mousse verte et enserrait dans ses bras les deux âmes qu'elle cachait à la vue de la brume noire. Celle-ci, à l'inverse sa rivale, n'avait pas pris forme.

Syrah était pétrifiée : elle eut la certitude que devant elle se dressait Gaïa. Elle aurait voulu s'incliner, montrer un signe de respect, mais aucun de ses muscles ne daigna lui obéir.

L'apparition plongea ses yeux dans les siens et Syrah se sentit minuscule.

La bouche de la Déesse sourit et la jeune fille ne put s'empêcher de penser que ce geste si humain, ne paraissait pas à sa place sur ce visage singulier.

Quand la Déesse parla, sa voix était profonde et grave comme un roulement de tonnerre et de petites flammèches s'échappèrent de ses lèvres :

– Bonjour, mon enfant. Nous avons peu de temps. L'avaleur d'âmes réclame son dû. Il doit emporter l'âme d'Argo ou les conséquences pourraient être terribles. Je l'ai maintenu pour que tu puisses lui dire adieu. À présent, il est temps.

Syrah sentit son cœur descendre dans son ventre telle une pierre, sa gorge sèche rendait chaque mot râpeux et rauque :

– C'est... c'est impossible... Il ne peut pas... Argo ne doit pas mourir !

Gaïa ferma brièvement ses yeux aux facettes multicolores et l'ombre d'une tristesse passa sur son visage :

– Pourtant c'est la règle, mon enfant. L'avaleur d'âme récolte celles de ceux qui ont enfreint les lois de la nature. Ainsi a été décidé l'équilibre du monde il y a bien longtemps... avant même les premiers hommes...

Syrah s'insurgea, Argo non seulement mort, mais prisonnier de cette entité maléfique... Pour un crime contre la nature ? Cela n'avait aucun sens.

– Argo est un de vos plus fervents adeptes. Yuraïa lui-même l'a élevé. Lui qui a payé de sa vie pour vous défendre. Vous devez faire erreur ! Argo n'aurait jamais enfreint une de vos règles !

L'ombre noire tenta une percée entre les bras de Gaïa, mais celle-ci la repoussa d'un large mouvement de cheveux.

– Pourtant, c'est un fait. L'âme d'Argo aurait dû se rompre à la mort du colibri. Ce ne fut pas le cas. Une de mes lois a donc été enfreinte.

– Mais... mais c'est vous qui nous avez créé les parangons et moi ! C'est vous, qui nous avez donné deux anim'âmes ! Il est vivant par votre volonté !

La Déesse-Terre gronda, ses cheveux se dressèrent dans un gonflement d'écume. Elle ne semblait pas appréciée d'être mise en défaut :

– Tel n'était pas les termes de notre entente, petite humaine ! Ses lois ont été érigées longtemps avant l'avènement de la porteuse d'âmes et de ses sénéchaux ! L'avaleur d'âme doit recevoir son dû ! Il en va de l'équilibre des mondes !

À présent, Gaïa avait perdu toute beauté, elle était même terrifiante. Sa peau se lézardait par endroit, laissant apparaître des sillons rougeoyants. Des pics abrupts s'étaient hérissés sur ses épaules comme d'étranges excroissances osseuses et un vent invisible faisait frémir sa tunique.

Syrah sentit ses forces lui revenir et la colère bouillonner de nouveau en elle. Elle avait vu juste : Argo n'avait rien commis qui justifie son anéantissement par l'avaleur d'âme. Gaïa était coupable d'une erreur de jugement, un oubli qui allait coûter la vie de l'homme qu'elle aimait.

– Vous connaissez mes conditions. Argo doit vivre si vous voulez que j'accomplisse ma mission. Je refuse qu'il soit la victime d'une omission dans le texte. Vous êtes la toute-puissante Gaïa, vous pouvez le ramener, je le sais.

L'attitude de la déesse changea totalement : l'onde de ses cheveux s'apaisa, sa peau retrouva son intégrité et les pics abrupts de ses épaules disparurent. Elle baissa la tête et une larme de lave roula sur sa joue. La Terre pleurait.

– Soit, porteuse d'âme. Si tu es sûre de toi, j'accède à ta requête ; mais tiens-toi prête, car il faudra tôt ou tard payer le prix du sang. Ce que tu as libéré, même moi je ne pourrai t'en protéger...

Gaïa ouvrit les mains, qu'elle avait jusqu'alors gardées serrées autour des auras et Syrah remarqua pour la première fois un fil d'or qui reliait l'annulaire gauche de Gaïa et la brume. D'un mouvement sec Gaïa rompit le fil. Il y eut alors un rire glaçant en provenance de la fumée et celle-ci fila entre les interstices de la pierre de la cathédrale en laissant une marque noire sur le mur.

Syrah sentit confusément qu'elle avait commis une erreur, mais sans qu'elle eût le temps de réfléchir une force invisible la tira en arrière.

Elle se réveilla en sursaut dans les marches de la bibliothèque.


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