La légende de l'ombre
Syrah flottait dans le vide. Autour d'elle, elle ne voyait qu'un noir d'encre.
Sa conscience arrachée du néant par le cri de détresse de sa sœur avait réintégré son corps une seconde avant de sombrer dans l'oubli. Elle ressentit de nouveau sa peau et plus précisément un poids insistant sur son avant-bras. Livaïa le lui agrippait si fort que ses ongles avaient laissé des traces en forme de demi-lune sur son épiderme.
– Gaïa soit louée, Syrah ! J'ai cru t'avoir perdue ! Une seconde de plus et je rompais la transe... Comment es-tu revenue ?
Syrah fronça les sourcils dans un effort de concentration : comment était-elle revenue ? Elle n'en avait aucune idée... Où était-elle d'abord ? Elle se souvenait d'une immense félicité... Pourquoi l'avoir quittée ? ... Comme un élastique qu'on étire doucement, son âme repartit...
La voix de Livaïa qui l'appelait était lointaine... si lointaine... Une voix ? La conscience de Syrah émit un sursaut rebelle contre son annihilation : Thaly.
Elle se reconnecta à son enveloppe juste à l'instant où Livaïa la giflait sans ménagement.
– Ouche !
La sensation était certes moins cuisante que dans le monde physique, mais Syrah sentait tout de même nettement la marque de la main de la bibliothécaire sur sa joue.
– Tu repartais ! Reste concentrée, nom d'un prédateur ! Je t'ai dit de te raccrocher à tes êtres chers !
– Justement... C'est la voix de Thaly qui m'a ramené... de... de cet endroit... Où étais-je, d'ailleurs ?
Livaïa eut un petit sourire satisfait :
– Nous l'appelons l'Oubli... Ta sœur ? C'est parfait. Ne lâche plus cette sensation ou l'Oubli avalera ton âme. Seuls les adeptes de Gaïa les plus sages sont normalement capables de garder la cohérence du corps et de l'esprit dans ce lieu. Mais silence à présent. La transe originelle commence.
Elle indiqua un point resplendissant qui venait d'apparaître sur la toile noire de l'espace où il se trouvait. Syrah décida de se répéter mentalement la comptine que Thaly chantonnait chaque soir pour dire au revoir au soleil. La voix enfantine résonna dans sa conscience alors que la marque brillante grossissait à une vitesse hallucinante.
Bientôt, l'intensité lumineuse fut si insupportable que Syrah ferma les yeux. Livaïa l'obligea à les rouvrir d'un coup de coude.
Le halo avait un peu décru et à présent la masse radiante battait lentement.
Soudain, une détonation déchira le silence et l'amas se brisa en onze fragments. Une pluie de poussière incandescente s'échappa et fila vers le vide noir. La poudre tournoya dans l'infini qui fut bientôt rempli d'étoiles et de nébuleuses.
Les particules, elles, semblaient animées d'une vie propre et ricochaient dans un concert de rires enfantins sans jamais quitter la sphère rassurante de leur naissance.
Puis les fragments lumineux se stabilisèrent enfin. Syrah n'avait jamais rien vu d'aussi beau, les boules d'énergie n'étaient que joie et grâce pure. Elle aurait souhaité tendre la main pour éprouver le contact de ces débris, mais elle était paralysée.
Un vrombissement en sourdine émanait toujours des entités puis soudain comme mue par un signal invisible elles s'éparpillèrent dans l'infini. Syrah sentit une secousse le long de sa taille et fut happée en avant dans le sillage d'un de ces fragments. Elle voulut vérifier si Livaïa était encore à ces côtés, mais la vitesse était si importante qu'elle ne voyait que des contours flous et dût fermer les paupières pour ne pas être saisi de nausées.
Quand la cadence ralentit, elle les rouvrit pour découvrir un autre point de l'espace. Un astre lumineux y répandait sa douce chaleur.
Syrah devina qu'il s'agissait du soleil.
Le fragment d'énergie prit alors forme sous les yeux ébahis de Syrah : une fillette apparut soudain, sa grâce était telle qu'elle aurait arraché une larme aux plus insensibles. Elle portait des cheveux longs et ondulés d'un blanc laiteux qui formaient une cape autour de sa peau bleu nuit. Ces yeux étaient des poussières de diamants tout comme ses petites dents parfaites.
Elle éclata d'un rire cristallin et une superbe création géométrique naquit du néant : un dodécaèdre argent sur lequel surgit une source d'eau lilliputienne puis une forêt qui ressemblait à un minuscule point pourpre.
Elle joua un instant avec l'eau de la source qui se tordait et enflait ou diminuait sous ses doigts graciles. Quand l'eau éclaboussa la petite fille, celle-ci s'esclaffa de plus belle.
Elle décrivit un cercle de l'index et bientôt apparut un globe brun, qui se couvrit d'eau.
Elle battit des mains quand celle-ci se mit à tourner sur elle-même.
Ensuite, toujours tout à sa joie, elle conçut de nouvelles sphères : des immenses, dont une qu'elle dota d'anneaux qui voltigèrent autour de son orbite. Des minuscules et même des formes gazeuses dont le contour changeait sans cesse. Chaque invention supplémentaire était source d'émerveillement et de gaieté pour la jeune créatrice.
Elle virevoltait entre elles, s'amusait à les envoyer d'un coin à l'autre de l'espace. Elle les faisait tournoyer autour du soleil ou les unes par rapport aux autres.
Elle ajouta des organismes au dodécaèdre : des plantes aux couleurs de l'arc-en-ciel : elle les concevait dans sa paume puis les réduisait par magie avant de les déposer sur la planète argent. Syrah vit des créations extraordinaires de plus en plus complexes : des fleurs aux mille pétales dont chacun était d'une variation unique d'or, de bleu ou de carmin. Des forêts immenses et puissantes qui abriteraient de minuscules arbustes dont les racines aériennes s'accrocheraient au tronc épais.
Puis elle contempla son œuvre, elle s'approcha d'elle jusqu'à presque coller son petit nez mutin sur les bosquets. Son souffle agita les cimes. La douce musique du frémissement des futaies lui fit battre des mains avec enthousiasme. Elle créa une brise autour de son invention.
Elle voulut renouveler l'expérience sur un autre corps céleste. Elle y conçut des arbres et une source et admira son nouveau travail. Elle l'envoya alors en orbite autour du soleil, mais celle-ci se trouva trop proche de l'astre et les forêts brûlèrent.
La petite fille émit un cri aigu de surprise et d'indignation. Sur son auriculaire, un minuscule point noir était apparu. Elle apporta la planète à elle et cajola sa création.
Puis elle reporta son attention vers le dodécaèdre : elle plissa le front sous l'effet de la concentration, tourna autour des sources et des forêts puis éclata de son puissant rire.
Dans ses mains prit alors forme sa première invention mobile : un microscopique être bleu nuit d'abord doté de deux pattes. La fillette semblait l'avoir imaginé selon son modèle, mais elle avait forcé sur la longueur des membres et la créature paraissait précaire sur ses appuis. La petite fille modifia donc un peu son œuvre et bientôt l'animal se tint sur quatre pattes.
Elle le déposa sur le dodécaèdre, mais sous l'effet de la bise l'être miniature frissonna. Elle le couvrit de fourrure. L'être, de la taille d'un grain de poussière, partie explorer la forêt en bondissant.
L'enfant parut ravie et s'empressa d'ajouter d'autres formes de vie sur sa jolie planète argent.
Elle fabriqua tout un troupeau de sa première créature puis des oiseaux et peupla même la mer.
Son bonheur était parfait et simple, sans aucune once de mal, d'envie ou de haine.
Syrah aurait pu passer son existence entière à la regarder, mais soudain au milieu d'une invention la fillette se plia en deux. Son parfait visage se tordit de douleur et une horrible convulsion traversa son corps.
Syrah étouffa un cri d'effroi au moment où une forme noire et gazeuse s'échappa de la bouche et des narines de la petite fille. Elle reconnut tout de suite l'ombre quand un rire sinistre s'éleva dans la fumée.
Le beau regard de l'enfant se troubla, plein d'incompréhension.
L'ombre s'approcha d'une planète et l'enveloppa de son obscurité. Il y eut un affreux bruit de succion et quand elle se retira, la création tomba en poussière.
La fillette éclata en sanglots et l'hilarité de l'ombre redoubla. Les larmes s'accumulèrent en fils d'or dans ses mains délicates.
Elle tendit ses paumes vers l'ombre et les filaments dorés se projetèrent vers l'apparition maléfique.
Elles s'enroulèrent autour de la forme vaporeuse et l'emprisonnèrent.
L'ombre émit un grondement terrifiant : elle rua comme une mer déchainée et aspira dans son sillage plusieurs mondes. Elle semblait gagner en densité à chaque nouvelle destruction.
La fillette, elle tentait tant bien que mal de contenir l'ombre à l'aide des minces brins d'or, mais ceux-ci se délitaient à mesure que l'ombre avalait un autre corps céleste. Bientôt, il n'y eut plus que quelques planètes et un unique fil du métal précieux autour de l'annulaire gauche de l'enfant.
L'ombre s'approcha du dodécaèdre et la petite fille hurla, elle posa sa main libre sur l'astre d'argent et les êtres miniatures se réfugièrent sur sa peau comme un millier d'insectes grouillants. Une seconde plus tard, l'ombre avalait sa première création.
Le fil se tendit à l'extrême et parut sur le point de se rompre.
Pourtant, quand l'enfant poussa un cri de surprise, elle ne regardait pas le lien, mais son épaule. D'un geste de la main, elle fit grandir une de ses inventions et Syrah put voir que celle-ci avait planté ses minuscules dents dans la peau de la fillette.
D'un geste incertain, elle attrapa l'animal qui se débattait. Elle l'observa un instant puis comme il essayait de la mordre de plus belle, elle le jeta en direction de l'ombre qui ricanait toujours.
Un tentacule noir surgit alors et dans le même bruit de succion écœurant, il avala le pauvre être. Un grondement satisfait s'éleva de l'ombre et celle-ci cessa de chercher à se libérer.
La petite fille regarda avec dégoût et tristesse l'ombre se délecter de sa création. Puis elle se ressaisit et profita de ce répit pour renforcer l'unique brin à l'aide de ceux qui avaient été cassés.
Elle scruta l'ombre qui s'était rassemblée en une sorte de sphère brumeuse et ronronnait toujours comme un gros chat maléfique. Elle tira timidement sur le fil et l'ombre suivit docilement. La fillette étouffa un petit cri de surprise. Elle répéta l'opération et l'ombre continua de lui obéir.
Incrédule, elle poursuivit sa route en tournant autour du soleil, et à aucun moment l'ombre ne manifesta de désir de s'enfuir.
Un brin rassurée, l'enfant s'accrocha de la planète bleue et se désintéressa un peu de l'ombre.
Toute à son innocence, elle ne la vit donc pas se dilater de nouveau et approcher ses tentacules noirs de l'astre lumineux.
Syrah voulut crier, alerter la fillette, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Quand enfin l'enfant tourna la tête vers l'ombre il était trop tard :
Dans une dernière ruade, l'ombre agrippa le soleil et lança une langue de feu en direction de la petite fille.
Celle-ci s'embrasa totalement et fut projetée en direction de la planète bleue. Son corps martyrisé se fondit avec la surface qui se transforma à son tour une masse de magma en fusion.
Dans un ultime rire, l'ombre fut entraînée à la suite de la fillette et se coula également à l'astre céleste.
Le temps s'accéléra soudain, Syrah vit la course du système autour du soleil devenir presque floue.
La planète en fusion perdit alors peu à peu de sa chaleur. À certains moments, on pouvait y décerner les traits de la petite fille. Puis des croûtes marrons apparurent à sa surface, telles des cicatrices, tandis que l'eau reprenait du terrain sur l'enveloppe. Enfin, des arbres vinrent compléter le tableau.
Syrah devinait toujours le contour du visage de la déesse, mais il lui donnait l'impression d'avoir vieilli et progressivement il se confondait avec la terre. Pourtant son esprit créateur était partout à l'œuvre : aux forêts succédèrent les êtres, de plus en plus complexes. Syrah contempla la planète se peupler de reptiles gigantesques. Gaïa semblait les aimer particulièrement, on percevait son rire en sourdine pendant qu'ils évoluaient.
Syrah se demanda où était passée l'ombre. Elle n'avait pas vu la sinistre fumée depuis l'arrivée des sauriens.
Alors même qu'elle se faisait cette réflexion, un brouillard épais recouvrit la Terre des dinosaures. Le rire caractéristique de l'ombre retentit et l'on entendit l'horrible bruit de succion de l'ombre dans son action de destruction. Gaïa étouffa un sanglot déchirant et, quand le brouillard se dissipa, les reptiles gisaient sans vie.
Syrah comprit que si Gaïa ne le lui donnait pas, l'ombre venait elle-même chercher son dû.
La jeune Gaïa poursuivit son œuvre, elle reprit du début ses créatures. Syrah put constater qu'elle n'avait pas abandonné le projet de voir un jour des êtres qui lui ressemble : les premiers essais furent plutôt approximatifs, mais peu à peu Syrah put assister à la naissance des premiers hommes.
À présent, l'ombre se tenait tranquille : à intervalles réguliers, une création disparaissait dans une fumée noire et l'on entendait alors le ronronnement satisfait de l'ombre.
Syrah aurait voulu continuer à observer l'histoire de Gaïa, mais une violente secousse la saisit au creux du dos et la projeta en arrière. Gaïa s'éloigna à toute vitesse et Syrah dut fermer les yeux pour ne pas se sentir mal.
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