la cité de Turquoise

Le reste du voyage s'était déroulé dans un silence pesant. Bien qu'elle soit survenue plusieurs jours auparavant, l'horreur de l'attaque de ce corps possédé par l'Ombre demeurait dans tous les esprits.

Svalantia avait tenté d'examiner la dépouille, mais celle-ci s'était liquéfiée à l'instant même où la belle guerrière l'avait effleurée. Une flaque noire et nauséabonde s'était répandue sur le sol calciné et avait été absorbée immédiatement.

Les nomades avaient souhaité brûler le corps de leur compagnon sur place et dès le bûcher allumé, conformément à leurs coutumes, ils s'étaient détournés et avaient repris leur route.Un des nomades avait expliqué à Syrah qu'il s'agissait d'une vieille superstition, pour éviter à l'âme du défunt la tentation de rester auprès de ses proches en deuil et le pousser à rejoindre Gaïa au plus vite.

L'air était à présent chargé d'embruns et le climat s'était considérablement adouci.

Syrah apprécia les derniers rayons du soleil sur sa peau. L'Ombre avait occupé une grande partie des discussions de leur groupe et le tourbillon de ses amis et des nomades ne lui avait laissé que peu de loisirs pour s'appesantir sur sa peine. Elle dormait mieux, fatiguée par les longues chevauchées et les cauchemars n'était plus aussi nombreux.

Bien sûr, le chagrin n'était jamais très loin. Il restait tapi dans les recoins de son esprit et le moindre moment d'oisiveté, un simple sourire d'Argo ou une allusion quelconque la replongeait dans un flot de souvenir douloureux.

Hestia et Adrast étaient d'une aide précieuse : la première s'arrangeait toujours pour éloigner Argo ou détourner la conversation quand Syrah se laissait aller à un épisode de mélancolie.

Le second n'avait pas son pareil pour la faire rire. Il excellait dans les joutes oratoires contre Hanae qui se terminait généralement par une flopée de jurons très fleuries de la part de celle-ci. Certains suscitaient même des bégaiements de Fahën tant les images choisies étaient saisissantes.

Les remontrances de Livaïa avaient, semblait-il, porté ses fruits : Adrast s'ouvrait et Syrah retrouvait quelque peu le jeune homme insolent et sûr de lui qu'elle avait rencontré dans la forêt glacée.

Elle avait d'ailleurs surpris un échange entre lui et Pryham au cours duquel les deux frères avaient paru plus proches que jamais. Ils partageaient des théories sur l'Ombre et le moyen de le vaincre autour du feu.

- Pourquoi penses-tu qu'il s'est effondré ainsi ? Demandait Pryham.

- L'Ombre est l'antithèse de Gaïa, il est porteur de mort partout où il passe. Je suppose qu'un corps créé par Gaïa ne peut pas supporter très longtemps sa présence dans son enveloppe...

Adrast laissa sa phrase en suspens et contempla les flammes. Pryham lui jeta un regard où se mêlait de l'admiration et une pointe d'agacement.

- Certainement... Comment en sais-tu autant ? Tu as passé ta vie avec cette bibliothécaire cinglée, ou quoi ? S'étonna Pryham.

- Oui, c'est vrai que j'aimais bien me réfugier avec Livaïa. La bibliothèque a toujours été un peu en dehors des règles, même au temps de l'ancien conseil. Mais si je dois être parfaitement honnête, cette théorie... C'est celle d'Hestia. Nous en avons parlé il y a quelques jours.

Pryham éclata de rire et envoya une grande tape dans le dos d'Adrast. Celui-ci se tendit devant ce contact physique, mais, face au visage hilare de son frère, il rit à son tour.

- Adrast, champion de la cité d'Opale, parangon Adroit, tu es une sacrée imposture ! Et cet air inspiré ! J'ai vraiment cru que tu avais trouvé cela tout seul.

- Tu l'as dit, je suis l'Adroit pas l'Érudit. Désolé !

- Ne t'excuse pas ! C'est la première fois que je me dis que nous sommes bien parents, finalement.

Cette dernière phrase sembla plonger Pryham dans une soudaine perplexité, comme si quelqu'un d'autre l'avait prononcé.

Adrast tira sur sa barbe et caressa son berger d'un air soucieux.

- Il faut croire que nous avons plus en commun que nous le pensions... Bon, je vais aller relever Fahën. Je fais également une excellente imposture de garde.

Pryham s'esclaffa de façon un peu trop appuyée, mais la tension dans son dos disparut.

- Tu as raison ! Je prendrai la suite de cette mascarade dans quatre heures. Cette nuit, nous assurerons le spectacle !

Adrast sourit et se leva :

- À tout à l'heure.

*

- Tu pensais à quoi ?

Syrah sursauta, aujourd'hui Hestia partageait le cheval d'Hanae, elle ne les avait pas entendues arriver.

Les cheveux d'Hestia bouclaient plus dans l'air marin et sa crinière ressemblait plus que jamais à une oriflamme. Hanae avait serré les siens dans un chignon compliqué dont elle avait le secret.

- À rien. Répondit Syrah, évasive.

- Quelque chose de plutôt agréable, je parie. Poursuivit Hanae.

- Euh... c'est exact. Comment le sais-tu ?

Syrah était perplexe, Hanae avait de grandes qualités, mais elle était assez peu intuitive concernant les sentiments des autres en temps normal.

- Ton visage est si expressif que l'on voit quasiment directement dans ta tête. Pouffa Hanae. Même moi j'arrive à y lire, c'est te dire.

- C'est vrai ? C'est si évident ?

- Oh oui ! Et encore ! Parfois, tu fais de drôles de mimiques, comme si tu répétais une scène.

Cette fois Syrah était inquiète :

- Comment ça ? Je parle toute seule ?

- Un peu, intervint Hestia. Enfin, non, tu ne parles pas. Mais ton visage devient très expressif, comme si tu discutais avec quelqu'un.

- Ma Déesse... se lamenta Syrah. Je dois passer pour une folle ! Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? Je ne m'en rendais pas compte du tout !

Syrah se rappela avec horreur à toutes ses fois où elle avait revécu un souvenir ou une situation gênante et fit craquer ses doigts.

- Ne t'inquiète pas. C'est plutôt mignon, la rassura Hestia. Et assez pratique.

- Pratique ?

- Oui, renchérit Hanae. La fossette au coin de la bouche : tu te remémores un moment heureux.

- Les yeux flous : C'est une pensée triste. Ajouta Hestia.

- Les yeux flous ? S'étonna Syrah. Comment ça, flous ?

- C'est comme ça qu'ils sont. Je ne pourrais pas t'expliquer, répondit Hestia. Tu as remarqué toi aussi, Hanae ?

- Oui, c'est ça : flous. Je n'aurais pas su mieux dire.

- Par toutes les bénédictions de Gaïa... Une dingue aux yeux flous qui parle aux murs... Gémit Syrah.

- Oui, c'est ça, sourit Hestia. Mais attention, une dingue de premier choix ! Une dingue qui va sauver le monde !

- Oui, madame la dingue, s'il vous plait. Ajouta Hanae avec une petite révérence.

Syrah rit de bon cœur. Cette curieuse bande était vraiment devenue une seconde famille. Elle espérait de tout son cœur que les nouveaux parangons sauraient se dissoudre dans cette alchimie fragile.

- Là ! s'écria soudain Hestia. La mer !

Syrah plissa les yeux. À l'horizon, on apercevait en effet une immense étendue d'eau. Syrah qui n'avait jamais vu rien de tel, trouva cette interminable masse gris-vert quelque peu inquiétante.

*

La cité de la province de Turquoise était différente de tout ce que syrah avait vu jusqu'à présent.

Construite sur pilotis au fond d'une large crique, protégée par des falaises immenses, elle ne possédait pas de fortification et seul un fragile bac tiré par deux cordes la reliait à la terre ferme.

La ville tentaculaire s'avançait sur la mer et s'étendait à perte de vue. Partout, des barques circulaient entre les plateformes de bois blanchis par l'air iodé.

À l'embarcadère, une puissante statue de bronze vert représentait une créature cauchemardesque : un poisson gigantesque armé de plusieurs rangées de dents acérées.

Syrah déglutit, sans ses animâmes elle se sentait nue, et la vue de ce monstre marin, probablement anim'âme des seigneurs-prédateurs des lieux, la terrifia.

Vagha et Zaïra étaient restés avec les nomades, à bonne distance de la cité. Hestia leur avait expliqué que la majorité des habitants de la région possédait des anim'âmes volants ou aquatiques et que l'arrivée de huit étrangers avec des anim'âmes terrestres serait trop visible. Sa propre famille faisait figure d'anomalie déjà à l'époque de leur existence dans la province. Ils avaient donc convenu de laisser derrière eux leurs frères et sœurs d'âmes.

- C'est un grand requin blanc. Lui murmura Hestia. Lady Hakaris et sa lignée sont les seigneurs prédateurs de cette cité et la férocité de leurs anim'âmes est légendaire.

- Une femme dirige la cité ? demanda Pryham.

- Oui, depuis bientôt cinquante ans. Expliqua Hestia. La tradition veut que la province revienne non pas à l'aîné du seigneur, mais à celui qui porte la barbe la plus imposante. Lady Hakaris possède une barbe tellement foisonnante que son visage disparait presque derrière.

- Cette cité n'est pas très bien protégée, remarqua Hanae.

- Les anim'âmes de la ligne Hakaris réduiraient à néant n'importe quelle embarcation qui tenterait d'accéder à la cité. Répondit Svalantia.

Hestia la regarda, étonnée.

- Chère Érudite, n'oublie pas qu'il était de notre mission sacrée, à nous autres, assassins, de collecter des informations sur les prédateurs en attendant la venue de l'Élue. Poursuivit Svalantia.

- Bien, ne restons pas là. Nous allons paraitre suspects. Trancha Pryham.

Ils franchirent le bras de mer qui les séparait de la première plateforme sur le frêle bac. Syrah fut tout de suite saisie d'un sentiment de malaise sur la fragile embarcation mouvante. La sensation s'améliora légèrement quand ils arrivèrent sur la structure qui servait de port. Là, des dizaines de barques débarquaient ou embarquaient marchandises et passagers et une foule bigarrée se croisait et s'apostrophait par-dessus le cri des oiseaux marins et le bruit des vagues. Syrah respira profondément l'air salé et acide. Cependant, le ressac de la marée faisait également osciller les pilotis et Syrah sentit la nausée l'envahir petit à petit.

- Que se passe-t-il, Syrah ? Tu es toute pâle. S'inquiéta Argo.

- Je... Je ne sais pas. Murmura Syrah. Je me sens... étrange.

Hestia se pencha pour l'observer de plus près.

- Nom d'un carnivore ! Je suis une idiote. Je n'ai pas pensé une seconde que... Nous avons encore moins de temps que je le pensais.

La sensation s'intensifiait de minute en minute et l'odeur de poisson qui se dégageait des caisses accumulées dans un coin, n'aidait pas Syrah à se sentir mieux.

- Quel est le problème ? Chuchota Svalantia, la main sur son épée à la recherche d'une menace.

- Je crois que Syrah a le mal de mer. Répondit Hestia.

- Le quoi ? Demanda Pryham.

- C'est le fait d'être malade en mer...

À chaque nouvelle vague, Syrah sentait sa nausée se renforcer.

- Et alors ? Reprit l'ancien Lord. Pas que le fait de voir Syrah rendre son petit déjeuner m'enchante, mais je pense qu'elle survivra...

- Tu ne comprends pas. Cette province est construite sur l'eau. Les seigneurs prédateurs ont des lois très strictes. Toute personne de plus de six ans présentant un mal de mer est considérée comme inutile à la province et est condamnée à mort ! Si quelqu'un l'aperçoit vomir, nous serons dénoncés et arrêtés.

Cette annonce ne fit que renforcer le malaise de Syrah, elle sentit son cœur s'accélérer.

- Ma Déesse ! S'étouffa Pryham. Combien de temps pourras-tu tenir, Syrah ?

Elle avala sa salive avec difficulté :

- Je vais faire de mon mieux, mais nous devons à tout prix retrouver les parangons le plus vite possible.

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