Chagrin d'amour

Syrah attrapa le verre d'eau qu'on lui tendait et le garda contre sa poitrine sans le boire.

Elle essuya sa joue d'un geste machinal et la posa sur le dossier du fauteuil. Son visage était bouffi tant elle avait pleuré et le sel de ses larmes avait irrité sa peau. Le contact du lin rêche sur sa pommette était désagréable, mais elle trouva du réconfort dans cet inconfort.

Adrast, qui lui avait tendu le verre, resta un instant à la regarder et fut sur le point de dire quelque chose, mais il se ravisa et alla également s'assoir.

Il était descendu alors que Syrah sanglotait dans les bras de Hestia. Syrah aurait préféré qu'il ne la voie pas, mais elle n'avait pas non plus la force de cacher son chagrin.

Comme lors du transfert d'Argo vers la cité de Gaïa, il s'était montré discret et prévenant.

D'un regard, il avait interrogé silencieusement Hestia qui lui avait fait signe de la suivre à l'écart.

Hestia lui avait expliqué à demi-mot et Syrah lui en avait été reconnaissante. Maîtriser sa voix suffisamment longtemps pour raconter la situation avait déjà constitué une épreuve la première fois.

Depuis, Adrast et Hestia étaient demeurés aux côtés de la jeune femme tandis qu'elle continuait d'épancher sa peine. Ils se contentaient de lui apporter à boire, à manger ou des mouchoirs propres à intervalles réguliers. Hestia lui caressait la main ou les cheveux de temps à autre pendant qu'Adrast se tenait seulement là, le regard un peu perdu.

Finalement, les pleurs cessèrent et Syrah se borna à rester sur le fauteuil, les yeux dans le vague.

Elle n'aurait pas su décrire exactement la sensation qui l'habitait en ce moment. Si elle avait dû s'y essayer, elle l'aurait comparée à un animal qui fouissait dans ses entrailles alors qu'elle flottait dans un bulle qui la coupait du monde.

Elle aurait voulu hurler, mais comme dans un cauchemar, le son refusait de sortir de sa bouche. Elle était plus épuisée qu'elle ne l'avait jamais été.

- Je pense... Je vais aller m'allonger un peu. Sa voix tremblotait encore et était éraillée, mais elle avait réussi à formuler une phrase complète.

Zaïra et Vaghadeva relevèrent la tête, ils n'avaient pas quitté son chevet et étaient restés couchés à ses pieds tout ce temps.

Syrah désirait fuir la réalité au moins quelques heures, s'enfermer dans le noir et le silence, mais, d'un autre côté, elle craignait d'être seule face à ses démons.

- Oh... Si tu veux, ma belle... Tu veux que je sois avec toi ? Ou tu préfères être seule ? Demanda Hestia d'une voix douce.

- Je... Je crois que je vais essayer de dormir toute seule.

- Très bien... Nous allons aller à la bibliothèque. Livaïa souhaitait que l'on poursuive les recherches sur tes pouvoirs et les autres parangons. Tu viens, Adrast ?

L'intéressé sursauta :

- Oui, tu as raison... Syrah, repose-toi bien.

- Nous ne serons pas loin, si tu as besoin, ajouta Hestia.

Ils se levèrent tout le deux et Hestia déposa son pangolin sur le sol.

- Tu connais la règle, Willem. Pas d'anim'âme dans la bibliothèque. Rhéa doit être dans les parages, va la retrouver.

Le petit mammifère écailleux s'éloigna de sa démarche comique et les anim'âmes d'Adrast suivirent.

- Bon... et bien... À plus tard... Murmura Hestia.

Les deux parangons partirent, Syrah sentit la souffrance la submerger à mesure qu'ils s'en allaient.

Finalement, la solitude n'était pas son alliée. Elle courut vers ses amis.

- Attendez ! Je... Je viens avec vous. Cela va me changer les idées.

Hestia la prit par les épaules et déposa un baiser maternel dans ses cheveux.

- Aucun souci. Nous allons bien nous occuper de toi. N'est-ce pas Adrast ?

- Hum... Oui, bien sûr. Tu n'étais pas fatiguée ? Ouch, Hestia !

Un solide coup de coude venait de le cueillir dans les côtes et l'Érudite lui lançait un regard noir.

- Ne l'écoute pas. Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues. Et puis, nous serons au calme dans la bibliothèque.

L'attitude protectrice d'Hestia lui rappelait celle de sa mère et Syrah se laissa aller contre l'épaule de son amie.

*

Pour la première fois de sa vie, Syrah appréciait la compagnie des livres. Le silence ouaté de la bibliothèque et la concentration que requerrait l'étude des ouvrages volumineux gardaient son esprit éloigné d'une réalité trop douloureuse.

Livaïa n'avait fait aucune remarque concernant les yeux rougis et étrécis de la porteuse d'âmes. Elle s'était contentée de lui remettre un livre poussiéreux avec pour consigne d'y trouver des informations intéressantes à propos de la fusion, l'ombre ou les parangons.

- Regarde bien, porteuse d'âmes. J'ai besoin de tout savoir sur la fusion. À vrai dire, je suis un peu déçue. J'avais toujours imaginé que le voyage dans les limbes déclencherait la Fusion. Les termes voyageuse de l'entre-monde et fusion étaient constamment associés dans les volumes à propos de la porteuse d'âmes.

- Navrée que mon périple entre les âmes et ma rencontre avec l'ombre n'ait pas été assez spectaculaire pour vous. Se rengorgea Syrah, vexée.

- Je ne remets pas en cause ton exploit, loin de là. Seulement aussi impressionnante qu'ait été ta performance, les textes sont clairs : la fusion fait devenir un la porteuse d'âmes et ses anim'âmes. Arrête-moi si je ne me trompe, ce n'était pas le cas hier soir, si ?

- Non... Admit Syrah. Mais faire qu'un ? Je pensais qu'il s'agissait d'une Symbiose dans les deux sens, que mes anim'âmes pourraient également m'emprunter des attributs ?

- Oui, c'est exact. Enfin, les textes sont imprécis, mais ils sont tous convergents pour dire que la Fusion est grandiose. Nous n'aurions pas pu l'ignorer si cela s'était produit pendant notre sauvetage.

- Très bien... Je m'y attelle.

- Merci, porteuse d'âmes.

Depuis, elle tentait de déchiffrer des écrits cryptiques issus de centaines d'années de transes et diverses prophéties de prêtres de Gaïa.

Elle jeta un coup d'œil à Hestia : celle-ci n'avait pas moins de cinq ouvrages ouverts devant elle et elle naviguait de l'un à l'autre à une vitesse hallucinante.

Syrah sourit malgré elle. Elle ne comprenait pas comment l'Érudite pouvait s'y retrouver dans un tel fouillis.

La table d'étude pouvait normalement contenir au moins dix personnes et leurs sujets de recherches, mais Hestia occupait à elle seule un tiers de l'espace.

Au contraire, Adrast veillait à ce que son aire de travail soit la plus dégagée possible. Il remettait son volume dans l'étagère avant d'en ouvrir un autre et jetait à Hestia avec des regards désapprobateurs.

- Par la Déesse-Terre, Hestia ! Essaye de garder tes affaires dans ton coin ! ronchonna-t-il, après qu'elle eut poussé sans ménagement un livre qui était venu percuter celui qu'Adrast lisait.

Elle se contenta de récupérer son ouvrage avec un demi-sourire tandis que le jeune homme martyrisait sa barbe.

Livaïa, qui préférait rester debout, le frappa avec la reliure du volume qu'elle consultait :

- Arrête donc d'être aussi rigide, Adrast ! Je ne pense pas que Gildia t'ait élevée ainsi ! Le désordre aide à voir le monde sous un angle nouveau. Et Gaïa sait que nous en avons besoin.

- Mais Livaïa, tu es la première à menacer de mort quiconque dérange ta bibliothèque.

- Elle ne déclasse pas et elle n'abîme rien. Et puis je commence à connaître mon Érudite, tu as trouvé une information cruciale, n'est-ce pas, Hestia ?

- Je voulais vérifier encore une donnée ou deux... Mais c'est exact. Confirma l'intéressée.

Syrah qui n'avait rien découvert qu'elle ne sache déjà referma doucement les chroniques obscures d'une prêtresse disparue il y a plus de cinq cents ans. Adrast se renfrogna un peu plus.

- Nous t'écoutons, Érudite. S'exclama Livaïa.

- Et bien, j'ai peut-être trouvé une explication concernant la Fusion. Une notion revient souvent dans les écrits : celle de complétude. Là : « la porteuse d'âmes sera capable de bien des prodiges. Voyageuse de l'entre-monde, elle maîtrise la Symbiose puis une fois entière, la Fusion. C'est la Fusion qui lui permettra de vaincre les prédateurs. »

Elle saisit un autre ouvrage :

- Ici : « Quand elle sera complète, la voyageuse de l'entre-monde atteindra la Fusion ». Il semblerait qu'il s'agisse d'une condition à la Fusion. Le seul souci c'est que je ne comprends pas à quoi cela fait référence.

- J'ai toujours cru que j'étais entière depuis que Vaghadeva m'avait rejointe. Murmura Syrah.

Elle se rappelait avec acuité de la déferlante de sensations qu'elle avait ressenties au moment de sa rencontre avec son tigre. Elle ne pensait pas qu'elle puisse être plus complète que cela.

Adrast se redressa, il se leva de sa chaise et récupéra un volume qu'il posa par-dessus celui qu'il consultait :

- J'ai peut-être une idée. Oui, j'ai lu cela tout à l'heure. Je n'y ai pas vraiment porté attention. J'imagine que j'avais besoin de voir les choses... sous un angle nouveau. Il adressa un sourire à Hestia qui le lui rendit. Ah voilà ! Il appuya son index sur une ligne précise. C'est écrit là : « La porteuse d'âmes et ses sept parangons forment un tout, ils se complètent. »

Livaïa posa une main sur son épaule et regarda la page en question. Adrast sursauta à ce contact. :

- Soit donc, un peu plus détendu ! Où est passé le jeune homme fier qui me donnait des leçons quand je désobéissais aux sages de la cité ? Il est grand temps que tu retrouves ta superbe, Adroit. Les sages avaient tort, pas toi. Fais-moi le plaisir de ne plus afficher cet air renfrogné.

Adrast sembla sur le point de protester, mais finalement il se contenta d'un haussement de sourcils :

- Les circonstances n'ont pas prêté à sourire ces temps-ci, mais je vais faire un effort.

- Parfait ! Maintenant, montre-moi ça !

Elle affermit sa prise sur son épaule et se pencha un peu plus vers l'ouvrage :

- C'est bien sûr ! Bien jouer mon garçon ! Il vous faut vous remettre à la recherche des parangons immédiatement ! Rassemblez les autres, vous repartez dès que possible.

- Mais nous ignorons tout de l'endroit où ils se trouvent ! s'exclama Syrah. C'était Yuraïa qui...

Elle ne finit pas sa phrase, Livaïa avait aimé Yuraïa plus que quiconque et son évocation creusait des sillons de crispation autour de sa bouche. La bibliothécaire se racla la gorge.

- Oui, c'est bien sûr... Hestia, tu avais déniché quelque chose à ce sujet. T'en souviens-tu ?

- Je me rappelle tout ce que j'ai lu : le fort sera le maître de l'océan primal. L'empathique sera issu du berceau solaire aride et le stratège sera l'enfant de la tempête. Rien de très explicite.

- Au contraire, Érudite, au contraire. Nous allons activer nos réseaux dès maintenant. L'océan le plus proche se trouve dans la province de Turquoise. Adrast, mon garçon, va chercher les prêtres – messagers. Va également prévenir les nomades. Vous partez dès que mes soupçons sont vérifiés.

Elle se tourna vers Syrah :

- Porteuse d'âmes rassemble tes compagnons. Où sont-ils d'ailleurs ? J'aurais bien voulu voir le Véloce. C'est lui qui connaissait le mieux Yuraïa. Pourrais-tu me l'amener ?

Syrah sentit le monstre de ses entrailles se réveiller et la déchirer avec encore plus de force.

Elle inspira profondément, Hestia s'était déjà levée pour répondre, mais elle posa sa main sur son bras. Elle ne pouvait pas se cacher pour laisser guérir les blessures de son cœur, aussi importantes soient-elles. Elle était la porteuse d'âmes et elle avait une mission. C'est ce que Yuraïa aurait voulu.

- Oui, je vais aller le chercher.

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