Avis de tempête.

La cité était un vrai labyrinthe. Les passerelles de bois se croisaient sur plusieurs degrés, chacun menant à une habitation plus ou moins élevée. Tantôt, les différents niveaux étaient reliés par des échelles glissantes recouvertes d'algues, d'autres fois seuls certains ponts conduisaient à la bonne destination. Tout cela sans compter les embarcations de toutes tailles qui circulaient dans les canaux et abordaient les plateformes n'importe où. Enfin, certaines structures reposaient sur des pilotis à des hauteurs parfois vertigineuses, alors que d'autres flottaient simplement, amarrées à un pylône par des cordes de chanvre. Des planches jetées entre les édifices ou de petits bacs les raccordaient entre eux.

- Cela permet de s'adapter à certaines marées et de changer la configuration de la ville rapidement. Les bâtiments peuvent être éloignés les uns des autres ou au contraire rapprochés en fonction des besoins et certains habitants ne restent qu'une partie de l'année. Avait expliqué Hestia, en se frayant un chemin dans la foule qui empruntait un pont suspendu.

Hestia guidait leur groupe d'un pas sur vers le temple de Gaia. Ici, elle se fondait parfaitement dans ce capharnaüm humain, sa pâle carnation et sa crinière rousse ne dénotaient plus parmi la population de la cité de Turquoise. Au contraire, la majorité des personnes présentaient des toisons flamboyantes allant du blond vénitien au rouge auburn. Hestia et Fahën y faisaient figure d'habitants du cru sans problème. Les autres membres de leur groupe par contre, attiraient une attention dont Syrah se serait bien passée. Les longs cheveux bruns lisses et la peau hâlée d'Hanae tranchaient avec les taches de rousseur et le teint buriné des résidents et lui valaient d'attirer le regard de convoitise de plusieurs hommes. Argo n'était pas en reste, et de nombreux murmures et gloussements accompagnaient son passage.

Fort heureusement, l'air revêche de Svalantia et son arc clairement visible semblait tenir les curieux en respect.

Syrah frissonna, bien que la température soit clémente, elle était gelée et une sueur glacée avait inondé son dos. Elle se concentrait du mieux qu'elle pouvait pour ne pas laisser la nausée l'envahir tout à fait et profitait de ce que cette portion de la ville était moins sujette au ressac pour se recomposer une contenance.

Elle sentit un tissu la recouvrir. Adrast avait ôté son manteau pour le jeter sur les épaules de Syrah. Elle resserra l'étoffe autour d'elle et apprécia sa douce chaleur. Il était fait d'une sorte de laine à poil long et engloutissait une bonne partie de son buste.

Elle remercia Adrast d'un sourire : avait-il toujours été aussi grand ou se sentait-elle plus petite dans ce vêtement trop large pour elle ?

- Nous attirons trop l'attention, grogna Pryham. Sommes-nous encore loin ?

- Le temple appartient à un réseau secondaire. Souffla Hestia. Il existe peu de voies rigides pour y accéder. Si nous avons de la chance, certaines structures mouvantes y sont reliées, celles des marchands de sel, notamment. Mais c'est la fin de la saison de la récolte, il est possible qu'ils soient déjà descendus au nord. Nous allons être vite fixés.

- Il n'y a pas beaucoup d'étrangers ici, non ? Demanda Hanae après avoir surpris un énième regard sur elle.

- Les habitants de la cité de Turquoise préfèrent rester entre eux. Quand ils commercent, ils vont vers les provinces extérieures, mais l'inverse est peu vrai, répondit Hestia.

Svalantia leur fit signe de s'arrêter dans une encoignure entre deux bâtiments, un peu en retrait de l'agitation. Elle tendit à Hanae une longue cape noire :

- Couvre-toi donc avec cela alors. Nous allons éviter une émeute.

- Où as-tu trouvé cela ? S'étonna Syrah. La tenue de cuir de Svalantia dissimulait certes toute sorte d'armes mortelles, mais une cape entière paraissait par trop imposante pour les recoins de ses habits.

- Un emprunt. Répondit la belle guerrière avec un sourire en coin.

Syrah suivit discrètement son regard vers une des nombreuses échoppes de bois qui bordaient le pont. Ils étaient passés devant ce marchand de vêtements à l'air patibulaire quelques instants plus tôt.

- J'espère que l'Élue me pardonne ce petit larcin. J'ai pensé qu'il s'agissait d'un moindre mal au vu de la situation.

Syrah acquiesça, bien qu'elle désapprouve le vol, elle ne pouvait s'empêcher d'être impressionnée par l'habilité de Svalantia, personne ne semblait avoir remarqué la disparition de la cape.

Hanae s'enroula dans le vêtement, dissimulant au mieux son visage dans la capuche.

- Quant à toi, Argo, tâche de faire profil bas, ajouta Svalantia. Je ne pouvais dérober discrètement qu'un seul article. Baisse le regard.

- Ce chapeau pourrait surement être utile, cependant, interrompit Fahën. Il lui tendit un vieux tricorne rapiécé.

- Où as-tu trouvé cela, apprenti ? Grogna Svalantia.

- Là-bas. Chuchota Fahën. Ce gentil homme ne paraissait pas en avoir besoin dans l'immédiat. Il désigna du menton un ivrogne affalé à l'extérieur de ce qui semblait être une taverne.

- Quand as-tu... ? Reprit l'assassine.

- J'ai un bon professeur.

Un éclat de fierté brilla dans les yeux de la guerrière.

- C'est une excellente idée. Le tricorne est le signe des corsaires à la solde des différents seigneurs prédateurs de la ville. Ils sillonnent la côte et les rivières pour piller d'autres provinces. Officiellement, ils sont des hors-la-loi bien sûr, mais ils jouissent d'un grand respect ici et surtout il n'est pas rare que certains d'entre eux aient été enlevés dans tout l'empire alors qu'ils étaient encore enfants. Tu passeras aisément pour l'un d'eux. Par contre, ils sont connus pour leur mauvais caractère, nous ferions mieux de filer avant que le véritable propriétaire du chapeau ne se réveille.

Argo enfila le couvre-chef et l'abaissa pour qu'il cache son œil mort. Syrah le regarda à la dérobée : ce déguisement lui conférait une aura de danger et lui rajoutait de la prestance. Elle se força à détourner les yeux et rajusta le manteau d'Adrast autour d'elle.

Les détours s'enchainèrent pour rejoindre le temple de Gaia. Les marchands de sels avaient plié bagage, il fallut rebrousser chemin. Leur groupe attirait à présent moins l'attention, mais le temps restait compté. La nausée de Syrah n'était jamais loin et il reprit de plus belle quand en contournant un bâtiment ils se trouvèrent face à l'océan. À cet endroit, les vagues frappaient les pylônes de bois de côté et la structure grinçait dans une longue plainte.

Hestia stoppa nette et étouffa un cri :

- Le pont : il n'est plus là !

Elle désigna un point à quelques centaines de mètres : quelques pilotis persistaient entre deux plateformes, mais la partie centrale était effondrée.

- Fils de limaces et pisse de lapin ! jura Hanae. Va-t-on un jour arriver à ce satané temple ?

Syrah sourit, Hanae avait toujours un florilège de jurons très imagés à proposer pour ces situations. Elle en oublia presque le goût de bile qui imprégnait sa gorge.

- Il ne reste qu'une seule solution. Murmura Hestia. Nous devons prendre un bateau. Syrah, il va falloir être forte. Tu ne dois en aucun cas te laisser aller où le batelier nous conduira directement aux gardes. Tu penses pouvoir tenir.

Syrah s'imagina un instant balloté sur un frêle esquif au sein des vagues qui moutonnaient autour d'elle, et sentit un grand vertige l'envahir.

- Je ne sais pas... Souffla-t-elle.

- Y a-t-il un chemin moins exposé ? Demanda Pryham. Certains canaux paraissaient plus calmes.

- Oui, mais ce sera plus cher et je n'ai presque rien à troquer. Hestia sortit un peu de laine de son sac et un petit sachet de riz.

- J'ai de quoi aider. Intervint Svalantia. Elle retira une bague sertie d'un rubis d'une de ses poches secrètes.

- Encore un emprunt ? Interrogea Argo avec un ton de reproche.

- Peut-être, Véloce, peut-être. Ne perdons pas plus de temps !

Syrah qui se sentait de plus en plus mal fut reconnaissante à Svalantia quand ils repartirent vers le centre de la cité. Ici, le ressac se faisait moins fort. Néanmoins, elle conserva dans son esprit le fait que la belle assassine semblait encline à des « emprunts » fréquents et se promit de reparler de cela plus tard.

Avec un tel bijou, il ne fut pas compliqué de convaincre un passeur de suivre le chemin le plus long pour se rendre au temple. La vue du tricorne et de l'arme de Svalantia lui ôta l'envie de se montrer trop curieux.

Vu des canaux, la ville ne paraissait qu'encore plus chaotique, des structures invisibles des points plus élevés s'étalaient sous les bâtiments sur pilotis, ombres inquiétantes où brillaient parfois un feu ou la lueur d'un regard. Une ville sous la ville.

Ils arrivèrent bientôt en vue d'une plateforme sur plusieurs hauteurs envahies d'algues et de mouettes à l'extrémité nord de la cité. Le batelier les débarqua et d'autres clients prirent leur place.

Hestia leur fit signe de la suivre sur une échelle branlante jusqu'à un degré intermédiaire qui semblait avoir été construit entre deux niveaux d'origine sur une petite avancée de bois. La structure craquait de façon inquiétante et Syrah se demanda par quelle magie l'assemblage pouvait tenir. Un bâtiment bas y était fixé.

- Nous y voilà, je vous préviens. Le prêtre de Gaia est, disons... atypique. Souffla Hestia.

Pryham grogna :

- C'est-à-dire ?

Une silhouette bondit sur leur gauche, Svalantia tira son arc à une vitesse folle et encocha une flèche. Un énergumène vêtu des haillons de ce qui avait dû être autrefois une tunique de prêtre avait surgi d'entre deux tonneaux éventrés. Il était maigre à faire peur et sous sa barbe hirsute fauve et blanche on devinait une bouche sans dents et deux yeux perçants.

- Que venez-vous faire ici ? Avez-vous un laissez-passer ? Répondez sur l'heure à l'énigme ou je ferai fondre sur vous la colère de Gaia ! Si un coq et un âne sont...

- Prêtre Sylakaïa ! C'est moi ! Hestia ! S'empressa de l'interrompre l'Érudite. Nous arrivons de la cité d'Opale ! Regardez, voici la porteuse d'âmes !

Elle poussa Syrah en avant, les cheveux collés par la sueur et le teint légèrement verdâtre, elle faisait pâle figure, mais se força à sourire. Elle dévoila même gracieusement son dos où s'étalait son tatouage et sa tache de naissance en forme de lune.

Le prêtre l'examina puis se redressa lentement. Il n'avait soudain plus rien d'un énergumène échevelé.

- Enfin ! Vous en avez mis du temps ! Navrés pour ce petit numéro, mais tant que les Lords de la cité me prennent pour un vieux fou, ils ne viennent pas fourrer leur nez ici ! Hestia, je suis ravie de te voir, cela fait si longtemps ! J'ai toujours su que tu ferais de grandes choses ! Venez, venez, ne perdons pas plus une minute !

- Perdre du temps ! Il nous parle comme si c'était nous qui avions omis d'annoncer l'arrivée de deux parangons depuis plusieurs semaines ! murmura Hanae de manière parfaitement intelligible.

- On n'est jamais trop prudents ! s'exclama Sylkaïa à l'intention du groupe. J'avais prévenu Yuraïa, mais j'ignorais qu'il... enfin bref, je n'ai jamais eu confiance en ses singes du conseil des sages. Pire que le mal, ces canailles-là. Bien sûr, j'ai reçu les anim'âmes messagers quand le conseil a été dissout, mais cela m'a semblé louche. C'était bien le genre des sages d'envoyer de fausses informations pour pouvoir débusquer les dissidents. Et si cela était le cas, la cité d'Opale tout entière était compromise. Évidemment, Livaïa a toujours été différente... au-dessus du lot en quelques sortes, mais je ne pouvais risquer que ma missive soit interceptée. Elle m'a passé un de ses savons ! Elle a toujours eu cette... fougue.

Il laissa son regard vagabonder un instant, un sourire sur les lèvres, pris dans un souvenir qui semblait agréable et un peu intime. Syrah fit craquer ses doigts, elle ne se sentirait tout à fait mieux qu'une fois revenue sur la terre ferme et les batifolages du prêtre et de Livaïa ne l'intéressaient pas. Pire, elle ressentait comme un vague sentiment de trahison à l'idée de Yuraïa n'ait pas été le seul amour de la longue vie de la bibliothécaire.

- Nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous, prêtre Sylkaïa, où se trouvent les deux nouvelles âmes multiples ?

- Bien sûr, bien sûr, je les ai cachés dans une grotte le long de la côte, les lords-prédateurs n'y vont jamais, ils la disent hantée ! Il est vrai que je m'assure d'aller y pousser quelques hurlements sinistres à intervalles réguliers. Cela garantit incontestablement la tranquillité du lieu.

Le prêtre rit de sa supercherie. De toute évidence, la manœuvre était habile, mais Syrah ne retenue qu'une chose de cette information : ils étaient venus jusqu'ici pour rien !

- Vous plaisantez ? nous avons traversé la moitié de la cité pour devoir revenir au point de départ ? N'aurait-il pas été plus simple de nous indiquer directement l'endroit où les trouver sur votre message à Livaïa ?

- Certainement pas ! Il existait toujours une possibilité, certes mince, que même la bibliothécaire ait été corrompue, je devais constater par moi-même que vous, il fit un geste pour englober Syrah, étiez bien réelle.

À ce moment précis un jeune garçon dépenaillé surgit d'une échelle de corde, le souffle court et l'air affolé :

- Prêtre Sylkaïa, vite il...

- Pas maintenant gamin, nous devons discuter la porteuse d'âmes et moi !

- Mais...

- Suffit !

- Mais les gardes arrivent ! s'époumona le garçonnet, désespéré.

- Comment ? Pourquoi ? S'exclama le prêtre.

- Un corsaire a signalé le vol de son tricorne et un groupe d'étrangers a été dénoncé, il allait en direction du temple...

- Par l'haleine fétide du tigre de Jazaris ! Merci Sprat.

Il siffla un son bref et un imposant albatros fondit sur eux, il se posa sur l'épaule du prêtre puis décolla :

- Ils arrivent par la voie terrestre, nous avons donc un peu de temps, mais il faut absolument que nous embarquions pour la côte dès à présent ! Nous n'aurons que quelques minutes d'avance et quand ils constateront que nous ne sommes plus là... Ils lanceront leurs requins blancs à notre poursuite !

L'image du monstre marin s'imposa à l'esprit de Syrah qui déglutit avec difficulté.

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