Angie

Le BlueMoon porte bien son nom. L'univers tout entier semble se rassembler dans ce club représenté par une lune bleue. Je fais suite à ma copine, son mec et le reste de la bande jusqu'à la table qui nous ai réservés. La musique frappe mon crâne et les stroboscopes agressent ma rétine. Mais si on omet ces détails, je me sens plutôt bien.

Prête à passer à autre chose.

C'est ce que je me répète lorsque le premier verre de téquila atterrit devant moi. L'odeur est forte, à tel point que mon nez se retrousse pour se préserver. Et je ne parle pas du goût. Cette saveur amère qui me reste sur le palais pendant bien vingt minutes après ça.

Alison a l'air à sa place, ici. Dans les bras de Carter, elle danse et rit comme je ne l'ai jamais vu faire. Pour la première fois depuis qu'ils sont ensemble, je crois que je remets même mon avis sur leur couple en question. Pas longtemps, cependant, parce qu'une main lourde se pose sur mon épaule et alors que je pivote pour tomber nez à nez avec un de ses débiles de copain, je reviens vite à la raison.

— Tu danses ?

Le type aux yeux sombres me détaille, un peu trop sûr de lui. Il porte son blouson de l'équipe, même ici, même maintenant. Dans une boîte où l'ambiance est brûlante, et pas qu'à cause du manque de climatisation.

Je hausse le menton, puis secoue la tête.

— Non, merci.

Il fronce les sourcils, comme si ma réponse lui était surréaliste.

— De toute façon, t'es pas mon style.

Et il tourne les talons. Juste comme ça.

Je reste là un instant, le regard suspendu, la bouche ouverte, avec l'envie de rire et de me pincer en même temps qui me parcourt comme de vilaines fourmis. Puis, au final, lasse, j'attrape mon verre et quitte la table pour rejoindre le bar, directement. L'alcool y est plus proche et les imbéciles, à distance. Je commande un nouveau shot quand le tabouret à mes côtés perd de sa liberté.

— Une adepte de la téquila, à ce que je vois.

La voix grave qui émane de cet inconnu me surprend. Mon visage, sans une once de réflexion, tourne pour lui faire face. En effet, il n'y a pas que cela, qui est singulier. Au-delà de ce timbre caverneux, un type aux cheveux courts ondulés et aux yeux d'un émeraude ahurissant me contemple, sourire aux lèvres.

Il sait qu'il est bien foutu, ça ne fait pas de doute. Aucun humain normalement constitué et doté d'un miroir ne pourrait passer à côté de ça. Pourtant, il n'en joue pas. Il ne me salue même pas avec une vanne macho pour alourdir l'ambiance.

— Ce type, là-bas... je crois qu'il te dévisage.

Je suis son attention pour ancrer mes pupilles dans celles de Carter. Il a délaissé ma copine pour quelques minutes, et en effet, c'est bien moi qu'il observe. Je lui déclenche un coup d'œil méchant, ainsi qu'un majeur en l'air, ce qui a au moins le mérite de lui décrocher un rire, quand mon téléphone vibre dans ma poche.

Je le sors en soupirant.

« Tu as eu le temps de réfléchir ? »

Je déglutis, la gorge enflammée. Je n'ai pas besoin de me demander de qui provient ce message, je le sais. Et ça me perturbe beaucoup, là, tout de suite. Je range le portable en vitesse, et expire un peu trop longtemps. Qui que tu sois, Syke, et quoi que tu veuilles, tu vas me laisser tranquille.

Il le faut.

Je recentre mes iris dans ceux de mon voisin, juste pour me concentrer sur lui. Il sourit toujours, mais moins. Et ses yeux... ils se sont un peu assombris, c'en est étonnant.

— C'est quoi, ton prénom ? demandé-je au type en jouant avec ma paille.

— Carl.

— Moi, c'est Angie.

Et j'avale la téquila d'un trait, avant d'achever :

— Est-ce que tu as envie de t'amuser un peu, Carl ?

***

— Ce taco est mortel.

La bouche pleine, je hoche la tête pour acquiescer. Adieu lune bleue, fournaise, messages et mecs toxiques. Je finis mon dernier bout, les yeux toujours fixés à Carl, qui lui, boit une gorgée de sa canette.

Il demeure silencieux, me détaille avec attention, ses iris verts plongés dans les miens. Ce type pourrait être un tueur en série. Il pourrait être tout et n'importe quoi, en fait. Mais surtout, n'importe qui. Pourtant, d'une étrange façon, je n'ai pas peur. La téquila me désinhibe assez pour avoir envie de flirter avec l'inconnu, ce soir. Et puis, après tout, ça ne peut pas être pire qu'un criminel qui surgit de nulle part pour me frapper à la tête.

Le repas fini, nous nous éloignons pour marcher un peu. Tantôt en discutant, tantôt en écoutant, je n'apprends pas grand-chose sur lui et il ne demande rien sur moi. Il se contente d'être là, de sourire et de rire, et ensemble, nous arrivons à profiter ainsi. C'est satisfaisant, de ne pas avoir à utiliser son corps ou son charme pour être intéressante. Je ne suis pas nonne, je sais comment ça marche. Et pour être honnête, j'use moi-même de certaines de mes facultés, de temps en temps.

Mais aujourd'hui, je crois que j'avais encore plus besoin d'une oreille attentive, sans être envahissante, que d'une partie de jambes en l'air.

— Qu'est-ce que tu étudies, alors ? me questionne-t-il finalement, les yeux rivés vers le ciel.

— La photographie, à Trinity.

— Intéressant, admet-il en me ralliant à nouveau. Il y a cette expo, le week-end prochain, pas loin.

— Les couleurs du noir et blanc. Je compte y aller.

Il hausse les sourcils en riant.

— J'en avais l'intention, aussi. On pourrait peut-être s'y rendre ensemble ?

— D'accord.

Mon portable vibre à nouveau, mais pour me signifier un appel, cette fois. Et sans en comprendre la raison, c'est d'une main tremblante que je le sors de ma poche. Carl me dévisage, un peu surpris, un peu intéressé. Quand le prénom d'Alison s'affiche, je me relâche et décroche :

— Tout va bien ?

— Mais où t'es, bon sang ?

— Dehors.

Je jette un coup d'œil à Carl, avant d'ajouter :

— Avec un ami.

Il sourit, puis détourne son regard comme pour me laisser de l'intimité.

— Bordel... je vois, souffle ma copine. On rentre, est-ce qu'il faut te ramener ou bien...

— Oui, affirmé-je. Je vous rejoins tout de suite.

Je raccroche puis fais face à l'inconnu du BlueMoon.

— Il faut croire que c'est le moment pour nous de se dire au revoir. J'ai été ravie, Carl.

— Pas autant que moi, réplique-t-il. Je te recontacte dans la semaine, pour l'expo.

— Oh... OK.

Gênée, je mime un sourire, mais il m'étonne en déposant un baiser sur ma joue. Son parfum fait chavirer toutes mes pensées, j'en oublie ce que je m'apprêtais à lui formuler.

— À bientôt, dans ce cas.

Et il tourne les talons.

Je reste une seconde, à le contempler s'en aller, interdite, avant de pivoter à mon tour pour rejoindre le club. Devant celui-ci, Ali et son mec m'attendent déjà.

— Comment c'était ? s'exclame-t-elle en s'accrochant à mon bras.

— Étonnant, réponds-je, l'esprit lointain.

— Tu comptes le revoir ?

J'ignore Carter qui lève les yeux au ciel lorsque j'assure :

— Affirmatif.

Et je ne sais pas pourquoi, d'un coup, mon cerveau décide de se remettre en marche. C'est brutal et un peu mesquin de sa part d'ailleurs, lorsque je me rappelle soudain que... j'ai oublié de lui filer mon numéro de téléphone.

Je soupire, un peu déçue. Puis nous retrouvons la voiture, eux dans le brouhaha et moi dans une quiétude mortelle. Je passe le trajet à ressasser cette soirée bizarre. J'ignore ce qui m'a pris de sortir avec Carl et de lui faire assez confiance pour oser m'enfuir avec lui. Mais au fond de moi, ce dont je suis certaine, c'est que je ne regrette pas. Je patiente bien dix minutes dans le froid, attendant que mes deux acolytes aient fini d'échanger leur salive, avant de regagner notre dortoir. Il est tard, les couloirs sont vides et demeurent endormis.

J'entre dans la chambre aux côtés d'Alison, jette mon sac à terre et m'affale sur mon lit. Mais alors que je ferme les paupières, déjà prête à sombrer dans un coma profond, Ali me surprend en allumant la radio.

« L'alerte disparition a été déclenchée ce soir pour Olivia Devos, dix-neuf ans. Rappelons que cette jeune fille n'a pas donné signe de vie depuis plus de dix jours. Le procureur, qui a requalifié l'enquête en disparition inquiétante, n'a pas tenu à s'exprimer pour le moment ».

Et elle me rattrape bien trop vite, cette foutue réalité.