3. Syke
Angie
La journée a été si longue que je me suis assoupie sur mon clavier. Je regarde ma montre et soupire quand je distingue l'heure qui s'affiche.
Dix-neuf heures.
Je me redresse, m'étire en bâillant, puis attrape mes affaires. Si les moments que je passe dans cette salle me paraissent beaucoup plus simples que ceux que je subis à l'extérieur, il est tout de même temps pour moi de rentrer.
Comme chaque vendredi, je quitte le campus pour retrouver mes parents d'accueil. Ce n'est pas idéal, mais c'est la condition pour qu'ils continuent d'entretenir les frais de ma chambrée d'étudiante. Je ne suis pas malheureuse. Ça me fait une belle maison le week-end, un endroit pour dormir plus que convenable la semaine, et une famille bienveillante la majorité du temps.
Mais je ne me leurre pas. Tout ceci ne m'appartient pas. Ce n'est qu'un tremplin, un moyen de rebondir après le quotidien horrible que j'ai dû supporter. Des familles comme eux, j'en ai eu beaucoup. Trop, pour pouvoir qualifier cela de normal.
Je quitte les bancs de la fac et salue Resler, qui comme à son habitude, entame sa soirée le nez plongé dans des photos. Puis, rejoignant la nuit déjà tombée et la pluie qui descend du ciel, je ressasse. Je me rappelle ce que ma famille était. Pas celle qu'on m'a inventée, celle dans laquelle je suis née. Une mère et un père mariés depuis des années. Un frère avec un futur tout tracé.
Et enfin, moi.
L'oubliée. L'esseulée.
Ça a toujours été ainsi. Je ne me souviens pas m'être sentie un jour différente de ce que je suis, maintenant. Je subissais la vie tout comme c'est encore le cas aujourd'hui.
Alors que j'emprunte la troisième avenue, des pas attirent mon attention. Je me retourne, mais je ne distingue rien, alors je reprends mon chemin. Et tandis que je pivote sur la quatrième, un craquement derrière moi me fait sursauter.
Je virevolte, assez pour apercevoir une silhouette se dresser devant moi, mais trop peu pour pouvoir l'identifier.
Un méchant coup sur la tête me fait tomber.
Les paumes sur le sol humide, le nez presque sur le bitume, j'entends le vrombissement d'un moteur, puis des phares viennent m'assaillir de leurs lumières. Je tente de me relever, de cerner ce qui se passe aux alentours. Une démarche, bien plus rapide. Et cette maudite pluie qui se fracasse avec fureur sur la ville.
Lorsque je me redresse, il n'y a plus une silhouette, mais deux. L'une qui s'éloigne en courant, l'autre qui remonte dans sa voiture pour reprendre la route à pleine vitesse.
Je secoue le menton, le regard encore trouble, puis passe la main sur mon crâne. Le filet de sang qui s'écoule de ma blessure me fait plus peur que mal.
Sans en comprendre l'origine et la raison, je me relève pour de bon.
Le cœur battant, mais surtout l'esprit perdu.
***
La douche a été bénéfique et pas seulement pour effacer le fluide rouge de mon visage. J'ai pris le temps de réfléchir, et peut-être un peu de fuir, aussi. J'ai évité les questions de Sandra, et celles sur l'heure tardive de George, tous deux nommés comme parents de remplacement.
La journée a été des plus difficiles. D'abord Olivia, et maintenant ça. J'ai beau essayer de me voiler la face, je n'arrive pas à m'empêcher de faire le rapprochement. Ce lien, entre ce que j'ai juré d'oublier coûte que coûte, et ce qui se passe aujourd'hui.
Tandis que je regagne ma chambre pour m'habiller, Sandra crie après moi comme si j'étais sourde :
— Angie, chérie, on passe à table !
Je souffle un bon coup, puis prends le temps d'inventer une excuse valable avant de descendre pour les rejoindre. Ma sœur — par substitution, aussi — est déjà là. Kelly se tient droite comme une statue et m'observe avec attention.
Et un peu de jugement, aussi.
Du haut de ses neuf ans, cette petite en a dans la cervelle. Elle a compris avant tout le monde ce que ses parents refusent de voir. La réalité, qui nous englobe jour après jour. Je ne suis pas des leurs. Et en dépit de tous leurs efforts, je ne le serais jamais. Pour autant, je m'installe à ses côtés et attend sagement le bénédicité, bien que je ne sois pas croyante. Il faut dire que l'habitude d'une vie trop longtemps bousillée m'a empêché d'avoir foi en quoique ce soit d'autre que l'injustice et la mort.
Oui, je reste persuadée que tout ce qui m'est arrivé n'a jamais été équitable. Quand d'autres étaient heureux, riches et sans l'once d'un problème, moi, je supportais la guerre entre mes parents, j'acceptais d'en être rongé, je faisais face au décès de ma mère, puis de mon frère, pour finalement devoir survivre à l'abandon de toute ma famille.
J'ai été placée chez les Peterson lorsque j'avais quatorze ans. Et depuis, je n'ai jamais cessé de chercher ma place.
George finit de remercier l'au-delà pour la nourriture, quand Sandra se tourne vers moi.
— Qu'est-ce que tu as, au front ?
Par automatisme, mes doigts frôlent la blessure que je ne sais qui m'a infligée.
— Je me suis pris le ballon, au volley.
Ma mère hoche la tête, mais George plisse les yeux.
— Sacrée balle, admet-il d'un ton sans équivoque.
Je secoue le menton sans répondre, et Kelly entame le repas, mettant fin à tous soupçons. Pour ma part, je feins de grignoter, encore trop occupée à songer à cette interminable journée. Et tandis que je repose mes couverts, mon portable vibre dans ma poche. Je le sors en vitesse, sans oublier de me faire réprimander.
— Pas de téléphone à table, Angie. S'il te plait.
Je m'excuse d'un regard désolé avant de dissimuler l'objet sur mes cuisses. À dix-neuf ans, je crois que j'ai arrêté de tenir compte des remontrances de ce genre. Mes « parents » ne sont plus là pour m'éduquer, mais par simple habitude.
J'ouvre le nouveau message qui, à priori, provient d'un numéro inconnu. Une œillade distraite à ceux qui ont déjà repris le cours de leur discussion, et je lis :
« Comment te sens-tu ? »
Je pince les lèvres, fronce les sourcils, puis envoie :
« Qui est-ce ? »
Et une réponse me parvient presque illico.
« C'est important ? »
Je me mords la joue, le cœur qui commence à battre plus fort et à cadence irrégulière. Après m'être raclé la gorge, j'informe mes parents que je n'ai plus faim, sans attendre leur accord pour quitter la table.
Je grimpe les escaliers puis m'enferme dans ma chambre, me jette sur mon lit, et me hâte à répliquer :
« Oui, ça l'est. »
Allongée, le regard pendu au plafond, un nouveau SMS me parvient.
« Réponds à ma question et je répondrai à la tienne. »
Je secoue la tête, désabusée. Mais une certaine excitation de l'inconnu me pousse pourtant à jouer le jeu.
« Je vais bien. »
Un autre message ne tarde pas à arriver.
« Et moi, je suis Syke. »
« Bizarre, comme prénom. »
« Étrange, comme remarque. »
Je fronce les sourcils.
« Et si tu me donnais le vrai, pour voir ? »
« Tu comprends bien qu'il n'y aurait là aucun intérêt pour moi... Angie. »
Je déglutis, cette fois.
« Tu sais comment je m'appelle. Comment ? Qui es-tu ? »
Sa réponse met une éternité à arriver. Néanmoins, je me redresse totalement lorsqu'il achève :
« Je te l'ai dit, je suis Syke. Et j'ai besoin que tu m'aides à retrouver Olivia. »
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