16. Vérité
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Les canines du serpent de frissons se plantèrent dans sa nuque. Sa morsure électrique entraîna une douloureuse décharge de mépris sur la peau du jeune homme à l'aspect androgyne.
Felix aurait tout donné pour se trouver ailleurs. Ou même pour s'enterrer.
Alors qu'il tentait tant bien que mal de camoufler l'animosité qui avait pris possession de ses traits, Changbin l'observait avec inquiétude. Mais lentement, le blond affecta un air impassible qui se grava sur son visage.
Avec réticence, ce dernier se décida enfin à se retourner.
— Votre Excellence, lâcha-t-il du bout des lèvres en s'efforçant de conserver un ton détaché. Quel plaisir de vous revoir.
Ses mots empreints d'une courtoisie factice quittèrent sa gorge en y semant le goût âpre de la bile. En réalité, il s'agissait purement et simplement d'une banalité cérémonieuse.
Changbin eut l'air surpris par la facilité qu'il avait eu à changer le ton rauque de sa voix, mais il ne fit aucun commentaire.
La femme en face d'eux avait les traits tirés, comme s'il lui était difficile d'accéder au sommeil. Mais ses longs cheveux caramel relevés en chignon et sa robe sophistiquée ne laissaient planer aucun doute. Sa posture laissait entendre qu'elle avait encore la parfaite maîtrise des sujets qui lui avaient jadis été fidèles et qu'elle comptait bien conserver son pouvoir.
La Reine jaugea un instant l'androgyne avec un air pincé, la désapprobation dans les yeux.
Felix se crispa. Les images obsédantes du regard débordant de larmes de Chan et de sa joue cramoisie firent sourdre une haine incommensurable en lui. Il inspira profondément et se prépara mentalement à devoir se maîtriser.
— Que faites-vous donc dans cette... tenue ? le questionna la femme avec indignation. Quelle infamie pour une Princesse !
Le blond força ses lèvres à s'étirer en un sourire obséquieux.
— Il ne me semble pas vous avoir demandé votre avis, Votre Majesté, rétorqua-t-il sèchement.
Les traits de la Reine se durcirent. Son regard de braise se darda dans le sien comme l'aurait fait la mort en personne.
Le jeune homme remarqua que si Chan avait hérité de ses yeux, ils n'étaient pas du tout semblables. Alors que ceux de la femme luisaient de méchanceté et étaient aussi acérés que des stalactites, ceux de son fils représentaient davantage la fragilité de la glace et la beauté du firmament.
Il n'était pas comme elle et jamais il ne le serait.
— Vous manquez cruellement de raffinement pour une Princesse, le piqua la femme en examinant ses ongles d'un air faussement distrait.
Interdit, Felix ne réagit pas.
— Que faites-vous ici, ce soir ? demanda-t-il en balayant son accusation d'un revers de la main.
— Je suis encore chez moi, contrairement à vous. Vous n'aurez jamais votre place à Malyeog. Le peuple s'intéresse à vous uniquement parce que vous êtes une source de distraction nouvelle pour eux.
Le Gongdanien commençait enfin à comprendre à quel point les paroles venimeuses de la Reine pouvaient être dangereuses. Le ton de sa voix était clair et décidé, comme si elle était parfaitement certaine de chaque mot qu'elle prononçait.
— Personne n'avait jamais vu un mariage royal être organisé aussi promptement, poursuivit-elle avec un sourire dépourvu de chaleur. Mais dans quelques semaines, vous aurez autant d'intérêt qu'un étalon boiteux. On vous oubliera. Votre existence vous semblera insipide, tout comme cette frivolité mondaine à laquelle on vous forcera d'assister.
— Qu'essayez-vous de faire, exactement ? la coupa le jeune homme avec irritation. Pensez-vous réellement que cela m'importe ? Paraître importante ?
— Les personnes comme vous et moi sont toutes pareilles, dans le fond... Nous avons constamment besoin d'être le centre du monde. Et c'est légitime. Après tout, nous avons bien plus de valeur que... ce soldat, par exemple.
La souveraine pointa sa main gantée en direction de Changbin, qui se raidit. L'androgyne posa aussitôt une main apaisante sur son bras pour l'empêcher de commettre un acte qu'il regretterait.
— Ne vous abaissez pas à jouer à son jeu, sire.
— Comme c'est touchant..., persifla la femme. Vous savez vous assurer la loyauté de vos amis, à ce que je voie.
— Contrairement à vous, je ne joue pas la comédie en termes de relations, rétorqua sèchement Felix.
La Reine haussa un sourcil en prenant un ton plus froid.
— Ah oui ? N'êtes-vous pas en ce moment même en train de vous faire passer pour quelqu'un d'autre ?
Le blondinet cilla. Sa main se crispa sur la manche de la tunique du soldat.
— Je vous demande pardon ?
L'atmosphère devint tellement tendue que le Gongdanien eut presque l'impression d'entendre des crépitements sourds détonner aux alentours.
La femme se contenta de sourire méchamment. Son regard se porta derrière lui, et elle dit :
— N'est-ce pas, Chan ?
Felix et le noiraud se retournèrent simultanément. Les cheveux du nouveau venu, aussi rouges que le sang sous la lumière vespérale, rebiquaient dans tous les sens et retombaient devant ses yeux.
Le jeune fils de la Reine avait retrouvé cet éternel masque de dédain qui irritait tellement Changbin.
Chan décocha un regard lourd de sous-entendus au blond. Le message était clair : il devait impérativement se taire, ou son monde volerait en éclats tout aussi vite qu'il s'était bâti.
— Mère, fit platement le Prince sans prendre en compte l'interrogation de celle-ci, auriez-vous l'obligeance de cesser d'importuner mon épouse ?
L'androgyne retint son souffle en remarquant l'ombre d'hésitation qui glissa dans les iris de son époux. Il savait à quel point il lui était difficile de se mettre en travers de la volonté de la souveraine.
Cette dernière fut prise au dépourvu, mais reprit bien vite contenance.
— Tu ne te doutes de rien alors que tu es censé partager son lit ?
Chan serra les dents. Il savait parfaitement qu'elle cherchait à attiser sa honte afin de l'inciter à parler. Mais néanmoins, il dut se faire violence pour ne pas y réagir.
— Cessez d'importuner mon épouse, récidiva-t-il en appuyant dangereusement sur chaque mot.
En avisant l'expression méprisante sur le visage d'albâtre de la Reine, Felix sentit une bouffée de peur l'envahir. Sans réfléchir, il fit un pas en arrière et se posta à ses côtés dans un geste purement protecteur.
Ce mouvement attira aussitôt l'attention de la femme. Ses sourcils se haussèrent avec un mélange d'étonnement et de dégoût.
— Une chose m'intrigue..., dit-elle du bout des lèvres. Pourquoi la défends-tu avec tant de ferveur, Chan ? Au point même de t'élever contre moi ?
Le jeune homme laissa filer une longue expiration en sentant l'anxiété l'envahir. Une boule se forma au travers de sa gorge, l'empêchant presque de respirer. Les mots se collèrent à sa langue sans franchir sa bouche. La terreur et la faiblesse l'avaient rattrapé.
Soudain, une petite main se glissa dans la sienne. Le Prince ne laissa rien paraître de son ébranlement, malgré la chaleur de la peau de Felix se propageant à la sienne. Et pourtant, il y puisa un courage providentiel.
— Laïa est ma femme, désormais, fit-il sans que son visage n'exprime d'émotions. Elle et moi partageons un lien spécial qui nous unira jusqu'à notre mort. Il vaut donc mieux que je m'acclimate dès maintenant à cet état de fait, n'est-ce pas ?
— Je me demande vraiment... Comment cela se fait-il que tu te sois attaché à elle, alors qu'il y a peu, tu clamais haut et fort que tu la haïssais ? fit la souveraine d'un air détaché. Oh, mais suis-je sotte, je n'ai qu'à demander à la première concernée... Chan, verrais-tu un quelconque inconvénient à ce que je questionne ton épouse ? Je ne voudrais certainement pas t'offenser.
Le concerné se mordit l'intérieur de la joue en sentant un de ses muscles y tressauter nerveusement. Même si sa mère feignait la candeur, il savait pertinemment qu'elle n'attendait qu'une seule réponse de sa part.
Et elle fut sèche :
— Bien sûr que non.
— Soit. Laïa, je désire m'enquérir d'une chose.
Elle releva gracieusement ses jupons et franchit les quelques mètres qui la séparaient des trois jeunes hommes.
— Faites seulement, je vous en prie, s'entendit dire Felix en serrant la main de Chan un peu plus fort.
La Reine se rapprocha encore, jusqu'à ce que le blondinet puisse clairement apercevoir la haine qui déformait la pureté bleutée de ses iris.
— J'ai besoin de savoir une chose très importante... Qu'avez-vous fait à mon fils ?
L'androgyne sentit son échine se raidir instinctivement sous la froideur inhumaine qui animait sa voix chargée d'antipathie.
Il crut qu'il allait vomir. Sa question se referma sur lui comme l'aurait fait le plus sournois des pièges.
— Rien, si ce n'est lui offrir mon amour et mon soutien inconsidérés, répondit-il du tac au tac.
La souveraine avisa leurs mains entrelacées. Un seul regard mortel en direction de son fils suffit à faire trembler celui-ci.
— Foutaise ! siffla-t-elle lourdement. Vous l'avez corrompu !
— Mère ! s'insurgea Chan d'une voix enrouée. Je vous interdis de tenir ce genre de discours à mon épouse !
— En voici la preuve ! Naguère encore, tu m'aurais obéi sans discuter ! Mais elle...
Sa voix vacillait sous la haine.
Felix ouvrit la bouche avec l'intention de se défendre, mais la Reine le foudroya du regard. Les mots se bloquèrent aussitôt dans sa gorge.
— Taisez-vous ! À cause de vous, mon fils a changé. À cause de vous, il me tient tête et s'oppose à mes décisions. À cause de vous, son prestige princier s'est fané.
— Vous vous méprenez ! rétorqua sèchement l'androgyne en retrouvant soudainement l'usage de ses cordes vocales. Ce n'est pas votre rôle de prendre toutes ses décisions !
— Je suis sa mère ! Je sais ce qu'il y a de mieux pour lui !
La femme jeta un regard chagriné en direction de son fils. Le blond dut reconnaître qu'elle savait fort bien jouer la comédie.
— Je t'aime de tout mon cœur, Chan, dit-elle soudainement d'une voix plus douce. Tout ce que j'ai fait, c'est pour toi. La royauté est un monde sauvage. Mon unique désir a toujours été que tu puisses y survivre, crois-moi.
Felix sentit la main de son époux se resserrer autour de la sienne.
— Vous pensiez réellement qu'abreuver son esprit par des mots avilissants allait l'aider ? objecta le Gongdanien d'une voix horriblement calme.
— Grâce à moi, il est devenu plus fort, répliqua la souveraine en redirigeant un regard incendiaire sur lui. Il devrait m'en être reconnaissant.
— Reconnaissant ?
Un ricanement sec franchit les lèvres du blondinet.
— Vous le rouez de coups. Vous le faites pleurer. Vous détruisez sa volonté. Et il devrait vous en être reconnaissant ?
Chaque mot qu'il adressait à cette femme dépourvue de compassion était chargé de rancœur. Elle le dégoûtait au point de lui donner la nausée.
Une haine noire brûlait dans les prunelles de l'androgyne et dilatait ses pupilles. Et ces yeux, assombris par ce sentiment plus amer encore que la solitude qu'il ressentait, il les darda sauvagement sur la Reine.
— Chan possède un cœur, contrairement à vous. Et par votre faute, il s'est tapi sous la glace.
La Reine le fusilla d'un regard méprisant.
— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? C'est mon fils, je l'aime.
— Et pourtant, tout ce que votre prétendu amour a réussi à faire, c'est le briser.
— Vous n'êtes qu'une petite Princesse gâtée originaire d'une province gouvernée par une veuve qui n'est même pas capable de contrôler ses propres enfants, persifla méchamment la souveraine. Que pensez-vous savoir ? Cessez de vous mêler de l'éducation que je dispense à mon fils.
Felix esquissa un petit sourire en coin, mais ses yeux restèrent froids.
— Je vous conseille de faire attention à vos paroles, Votre Excellence. Vous ne souhaiteriez sans doute pas que la petite armée de Gongdan se lance à vos trousses ?
Le calme feint qui teintait ses paroles réussit enfin à faire blêmir la femme.
— Et détrompez-vous. Je connais parfaitement les lois qui régissent la royauté, bien plus que vous ne pourriez vous l'imaginer.
— Vous osez me faire des menaces ? gronda la souveraine. Auriez-vous oublié que cette contrée n'est point la vôtre ?
— Peut-être bien. Mais quelque chose de crucial semble vous échapper, Votre Excellence.
— Ah oui ?
— Le pouvoir de Malyeog revient à Sa Majesté. Alors laissez-moi vous dire en toute cordialité : je n'ai que faire de vos avertissements oiseux.
La femme se crispa à la mention de la perte de son influence. Elle dut faire un effort considérable pour maîtriser le volcan virulent en elle, mais il se refléta dans ses yeux flamboyant de rage.
— Quelle impudence, siffla-t-elle entre ses dents. Cette condescendance vous perdra, très chère. Quant à toi, Chan... Je suis profondément déçue.
Une expiration tremblante s'échappa du concerné qui baissa la tête.
La Reine se retourna sans même les saluer et regagna lentement le palais. Mais alors qu'elle s'avançait sans plus se préoccuper des jeunes hommes, un ricanement froid fila entre ses lèvres fines. Elle s'arrêta et pencha la tête sur le côté, pensive.
— Mais dites-moi, Laïa... Qu'ai-je fait pour mériter une telle haine de votre part ?
Felix n'hésita pas un seul instant avant de donner sa réponse.
— Votre existence même m'excède.
— Soit, fit la femme en haussant les épaules. De toute façon, je finirai par trouver un moyen de faire comprendre au Roi que vous n'êtes pas une Princesse. Et à ce moment-là, sa fureur sera si grande qu'il s'empressera de se débarrasser de vous.
— Qui croyez-vous que je sois, exactement ?
Chan jeta un regard affolé à son époux, mais celui-ci l'ignora.
— C'est ce que j'essaie de déterminer, figurez-vous, répondit la souveraine avec un soudain air pincé.
— Vous n'irez pas très loin, sans preuve, railla l'androgyne.
— Ne soyez pas si sûre... J'ai deux choses essentielles en ma possession : des sources sûres et des mots mesurés.
Le blond ne sut que rétorquer. Il se contenta de la toiser avec une méfiance à peine voilée.
Dès que la Reine eut quitté la cour, Chan s'arracha soudainement à l'emprise de son époux et fit quelques pas chancelants afin de s'éloigner. Felix le retint par la main, l'inquiétude se peignant sur son visage en y effaçant toute trace de sa précédente ire.
Les cheveux vermillon en bataille du Prince l'empêchaient de distinguer ses traits, mais le plus jeune savait qu'il devait être mortifié.
Il décocha un regard anxieux à Changbin, qui eut la soudaine impression d'être de trop.
— J'y vais, lança-t-il en décodant la supplique silencieuse de l'androgyne. Jisung doit m'attendre.
Felix opina vivement du chef.
— Et s'il vous plaît, allez soigner votre blessure.
Surpris, le blond baissa les yeux sur son poignet. Il l'avait complètement oublié !
— Passez le bonsoir à sire Jisung de ma part, murmura-t-il en reprenant sa voix naturelle.
Le noiraud acquiesça en silence et disparut dans l'obscurité.
Le Gongdanien expira lentement. Il lâcha doucement l'avant-bras de Chan et passa sa main dans sa chevelure rouge pour la dégager de son visage.
— Oh Chan ! Ne pleure pas ! s'affola-t-il.
Le concerné détourna aussitôt son visage pour le dissimuler, bien que Felix ait largement eu le temps de distinguer les larmes qui ruisselaient sur ses joues.
— Tu...
— Ce n'est rien, le coupa Chan d'une voix douce qui surprit le blond.
L'aîné détourna le regard, la boule dans sa gorge s'accroissant à vue d'œil. Les larmes silencieuses qui dévalaient ses pommettes redoublèrent.
— Je ne la laisserai pas te faire le moindre mal, je te le promets, souffla Felix.
Il passa doucement ses bras autour de sa taille afin de le rapprocher de son corps.
Le Prince secoua vivement la tête.
— Non... Elle te détruira à ton tour... Tout ce qu'elle touche, elle finit par le briser.
— Je ne la crains pas, rétorqua l'androgyne. Peu importe ce qu'elle dira à Sa Majesté, j'ai confiance. Il ne la croira jamais.
— Mais elle pourrait jouer de d'autres stratagèmes et te forcer à tout avouer..., balbutia son époux.
Après un instant d'hésitation, ses mains se posèrent avec délicatesse sur les hanches de Felix.
— Je ne supporterais pas de perdre la seule personne qui parvient enfin à me comprendre...
Cette confession désavouée rendit le blondinet tout chose. Malgré la gravité de la situation, un sourire pétillant fleurit sur ses lèvres.
Il tira son aîné dans ses bras et le serra de toutes ses forces, ce qui le prit au dépourvu.
— Je suis là pour toi, désormais, lui assura l'androgyne en lui frictionnant le dos.
Chan resta silencieux pendant un instant qui lui parut être l'éternité. Les gouttes qui inondaient ses yeux de saphir éclaboussaient la tunique du Gongdanien. Ses efforts pour faire cesser ce flot de larmes interrompu ne rimaient à rien.
— C'est douloureux...
L'aîné renifla.
— C'est douloureux de pleurer..., murmura-t-il d'une voix étouffée.
Felix glissa une main dans sa nuque et caressa doucement ses mèches cinabre.
— C'est ma faiblesse... Ma mère a essayé toute ma vie de l'éradiquer... et elle a échoué...
— Non, tu te trompes, rétorqua aussitôt le blond. Les larmes sont le reflet de notre âme, Chan. Tu as du chagrin, et c'est normal.
Le Prince secoua la tête, incapable de répondre tant sa gorge était nouée.
— Pleure autant que tu en as besoin, Chan. Personne ne peut te voir, il n'y a que moi.
Le plus jeune ponctua ses propos en plantant un baiser aussi léger que la brise dans son cou. Son époux ferma les yeux en frissonnant.
Les bras de ce dernier se faufilèrent à leur tour dans le dos de Felix. Il le serra doucement en enfouissant son visage dans le creux de son cou.
Le silence les enroba dans son cocon feutré, tandis que l'obscurité drapait la cour d'obscurs rideaux. Mais les deux jeunes hommes, l'un brisé par la glace et l'autre animé par le feu, restèrent figés dans leur étreinte sans se soucier de la nuit qui tombait.
— Tu te bats bien..., souffla alors Chan après un instant.
Le Gongdanien pouffa avec un sourire.
— Tu as vu notre duel ?
— Hmm. J'ai vu. Tu es plutôt impressionnant, d'ailleurs.
— Merci...
— Mais fais attention, le prévint le Prince. Ce soldat est un combattant d'expérience. Il n'aura aucun scrupule à te blesser.
— Cela fait partie du jeu. J'accepte ma défaite. Quant à mon poignet, il est très certainement foulé. Ce n'est rien de très grave.
— J'espère... car j'aimerais...
Un hurlement s'éleva depuis le palais, leur glaçant le sang.
Chan s'interrompit et se détacha du blond. Ils s'échangèrent un regard alarmé.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda le cadet d'une petite voix, comme s'il avait peur d'entendre la réponse.
Une lueur de compréhension traversa soudainement les iris pâles du Prince. Son visage blêmit à vue d'œil.
— Ma mère...
Felix prit ses mains entre les siennes, malgré la douleur que ce geste lui causa.
— Qu'a-t-elle fait ? insista-t-il doucement.
— C'est de ma faute...
En plein combat intérieur, Chan baissa la tête sur leurs mains. Il la releva brusquement lorsqu'un second cri de douleur retentit. Son regard chargé de gravité se planta dans les iris féeriques en face de lui.
— Tu es en danger, Princesse.
L'androgyne ouvrit la bouche avec surprise, mais il ne lui laissa pas le temps de rétorquer. Il se dirigea d'un pas vif vers le palais en le tirant à sa suite.
Le Gongdanien ne put que remarquer qu'il avait pris soin de ne pas agripper le poignet qui l'élançait. Malgré toutes les interrogations qui jaillissaient dans son esprit, il se tut et décida de lui faire confiance.
Ils traversèrent un dédale de longs couloirs qui se ressemblaient tous, avant de déboucher dans les cuisines. Chan se figea sur le seuil de l'immense salle avec inquiétude. De coutume bourdonnante d'activités, il n'y avait pourtant pas un seul son.
Le Prince resta aux aguets. Ses yeux furetèrent rapidement dans la pièce, puis s'écarquillèrent. Il poussa Felix derrière lui, même s'il savait qu'il était parfaitement capable de se défendre. Il voulait seulement lui éviter d'apercevoir la scène qui se déroulait face à lui.
— Que se passe-t-il ? s'enquit le blondinet avec une pointe d'impatience.
L'aîné ne répondit pas. Son regard était tombé sur la silhouette mince de sa mère. Le rictus sur ses lèvres ne lui disait rien qui vaille, pas plus que sa main fuselée, presque rachitique, serrée autour du bras d'une jeune femme qui pleurait à chaudes larmes. Un silence étrange s'appesantit sur la salle.
— Tu as compris bien vite, dis-moi... Cela m'étonne de ta part.
Chan musela son irritation et ignora royalement la Reine. Il décocha un regard rassurant à la brune qui hoquetait.
L'androgyne se démena afin de se retrouver à la même hauteur que le Prince. Une exclamation de surprise lui échappa aussitôt.
— Yuqi...! souffla-t-il d'une voix tremblante. Lâchez-la immédiatement !
Son timbre plus grave qu'à l'accoutumée n'échappa pas à la souveraine, qui prit un instant à reprendre contenance.
— Cette servante-ci..., fit-elle en examinant la domestique de la tête aux pieds. Elle est mes yeux et mes oreilles dans ce palais.
Chan se mordit la lèvre inférieure en comprenant ce que tout cela signifiait. Les yeux de Felix étaient aussi ronds que des soucoupes.
— Mais... depuis qu'on l'a mise à votre service, Laïa... Les informations qu'elle me divulgue sont erronées ou évasives. Cette petite garce ne cesse de me mentir et de me cacher ce qu'elle sait.
Yuqi ne proféra aucun mot, mais se mit à trembler.
— Elle sait pourtant que rien ne peut m'échapper bien longtemps...
La poigne de la souveraine se raffermit brutalement sur le bras de la jeune femme aux longs cheveux couleur de musc. Celle-ci ne broncha pas, malgré la douleur que lui infligeaient ses ongles enfoncés dans sa peau fine.
— Alors maintenant, je vais lui demander une dernière fois...
La Reine se saisit de son menton et le tourna violemment dans sa direction. Yuqi laissa échapper un glapissement effrayé. Ses grands yeux bruns se changèrent en un océan de terreur.
La souveraine sourit, comme si elle se délectait de la peur qu'elle suscitait. Elle jeta un regard lourd de dédain à la mine tétanisée du blond.
— Dis-moi la vérité sur la Princesse de Gongdan, petite sotte ! persifla-t-elle sur un ton acerbe.
La domestique déglutit sans oser lever les yeux sur Felix. Avec une bravoure frôlant la témérité, elle planta son regard sombre dans celui de la Reine.
— Je n'ai rien de plus à vous dévoiler, Votre Excellence, fit-elle sans ambages de sa voix oscillante.
Chan se mordit la lèvre inférieure. En sachant ce qui allait suivre, il agrippa fermement l'avant-bras de son époux.
La gifle partit très vite, aussi vite que dans ses souvenirs les plus cuisants. Sa propre joue lui parut brûler, comme si ce coup lui était en réalité destiné. Ses blessures se ravivèrent avec une brutalité accablante. Il sentit les larmes lui monter aux yeux, des larmes qui l'affligèrent profondément.
Le Prince avait désormais la preuve qu'il n'était pas la seule cible de sa mère dépravée dont le sadisme ne cessait de se retranscrire dans les moindres gestes. Un drap noir, lourd d'une douleur indescriptible, recouvrit son esprit en anéantissant toute pensée rationnelle. Ses oreilles se mirent à bourdonner, et bientôt, il eut l'impression d'évoluer dans une dimension inexistante.
Les sons autour de lui devinrent indistincts, flous. Le cri de son époux et les sanglots de Yuqi se confondirent en une masse vibrante de chagrin qui l'atteignit en plein cœur. Dans tout ce chaos, Chan ne pouvait rien apercevoir d'autre que le regard chargé de hargne de la souveraine.
Incapable de le soutenir, il baissa les yeux. Ses mains crispées par la résignation et la colère étaient secouées de spasmes inextinguibles. Le jeune homme se rendit compte que, en plus d'avoir relâché son emprise sur le Gongdanien, il était tout bonnement incapable d'esquisser le moindre geste.
Et il n'était pas le seul. La servante n'osait plus bouger, même si Felix l'avait tirée loin de la Reine.
Le blond examina rapidement son amie du regard, inquiet pour sa sécurité. Ce furent ses paroles au timbre éraillé qui tirèrent Chan de sa torpeur.
— Sale sorcière, siffla l'androgyne avec un profond mépris. Vous désirez tant savoir qui je suis ? Soit !
Il se redressa lentement, ses yeux violets étincelant de fureur. Il carburait à la haine, et le jeune homme aux cheveux carminés sentit une goutte de sueur froide courir le long de son dos. Face à ce spectacle où le doute transparaissait dans les prunelles impénétrables de sa mère, il ne sut comment réagir.
— Je suis Felix, descendant de la lignée royale de Gongdan et héritier du trône ! gronda cet adolescent qui semblait si fragile mais qui pourtant, portait le poids de lourdes responsabilités sur ses épaules.
Chan ouvrit la bouche comme l'aurait fait un poisson. L'angoisse s'insinua en lui telle une vague caustique.
Mais néanmoins, son époux faisait preuve d'une hardiesse tellement effrontée que cela le fit sourire. Quelle impudence, oui ! Il savait parfaitement affecter une autorité royale capable même d'intimider Changbin.
— Sachez que vos actes ne resteront pas sans conséquences, fit sèchement le blond.
Sa voix était si caverneuse que Chan en frissonna. Pourtant, il ne sut mettre un doigt sur l'émotion étrange qui le submergeait petit à petit. Était-ce de la peur face au pouvoir de son cadet ?
Son chagrin le déserta subitement, faisant ainsi s'évaporer le lourd fardeau ténébreux qui enrobait son cœur. Le Prince le sonda et y découvrit une forme insolite de... fierté ?
— Vous ne manquez pas de cran..., prononça enfin la Reine en décochant un regard torve à Felix.
Une grimace écœurée déformait la beauté naturelle de ses traits. Mais une lueur dangereuse s'était allumée dans ses iris, ce qui alarma son fils.
— Vous n'êtes décidément pas quelqu'un de normal, sire. Mais qu'importe, vous avez été assez sot pour vous dévoiler. Je ne saurais trouver le bon mot pour décrire la monstruosité que vous êtes, vous et votre visage efféminé !
Le blond grinça des dents et leva effrontément les yeux au ciel.
— Des insultes, toujours des insultes... J'en ai tellement entendus qu'à vrai dire, cela ne m'atteint plus.
Chan sentit sa gorge se nouer sous la culpabilité. Il voyait bien que ce n'était absolument pas le cas. La douleur fatiguée dans les yeux violets de Felix le trahissait.
— Cela vous fait-il plaisir de m'invectiver par pure ignorance à mon égard ? persifla le blond. Vous me dégoûtez.
Il laissa échapper un rire amer qui prit les autres de court.
— J'imagine que Sa Majesté me détestera autant que vous lorsqu'il découvrira la vérité.
— Alors vous imaginez très mal, Prince Felix.
Chan et l'androgyne se retournèrent en même temps et restèrent cois en avisant l'expression amusée du Roi. Il s'était avancé dans les cuisines sans que personne ne s'en aperçoive.
— Mais..., tenta de protester la souveraine.
— Emmenez-la hors de ma vue, lâcha sèchement le monarque aux gardes qui l'escortaient.
La femme écarquilla les yeux et se débattit comme une forcenée pour échapper à la poigne des soldats. Mais aucun d'entre eux ne flancha, ils la poussèrent nonchalamment en direction de la sortie.
Chan soupira profondément une fois qu'elle eut disparu. Sa main frotta inconsciemment sa joue endolorie, comme pour chasser quelques souvenirs lancinants.
L'homme à la chevelure grisée adressa un sourire réjoui à Felix. Son amusement, qui contrastait brutalement avec la situation, donna le vertige à celui-ci.
— Votre Excellence..., marmonna le Gongdanien pour échapper à son malaise persistant. Vous...
— Je n'ignorais pas votre identité, vous savez.
Une minute entière s'écoula avant que l'androgyne ne prenne enfin conscience de ses dires. Il échangea un regard ahuri avec son époux.
— Vous voulez dire que...
— Votre mère a toujours été une amie de confiance, avoua le Roi en s'appuyant contre le mur.
En interceptant les yeux emplis d'hésitation de Yuqi, il éclata de rire.
— Ne vous en faites pas, vous pouvez rester, jeune fille.
— Je ne comprends pas, bredouilla Felix, complètement perdu.
— Je ne suis pas sans savoir que votre mère a trois enfants : une petite fille turbulente qui rêve de liberté, un jeune garçon studieux d'une gentillesse débordante, et... un adolescent dont les goûts féminins ne plaisent pas à tout le monde.
Chan avait l'impression qu'une masse lui martelait le crâne. Un étau se resserra autour de ses tripes alors que la lumière se faisait dans son esprit.
Lentement, une fureur noire naquit dans son cœur et serpenta dans ses veines.
— Je savais pertinemment que sa fille refuserait de participer à ces épreuves, c'est pourquoi j'ai été très surpris d'apprendre votre venue, poursuivit le souverain. Mais plusieurs choses m'ont mis la puce à l'oreille, et j'ai fini par comprendre.
— N'aviez-vous donc aucun scrupule à laisser un homme participer à vos satanées épreuves ?! explosa finalement le jeune homme dont le tempérament brûlait du même feu que sa chevelure.
— Je voulais voir s'il avait les capacités de remporter la victoire, répondit calmement son père. Je n'allais pas le disqualifier uniquement pour un sexe, tout de même.
Une bouffée de colère virulente se fraya un chemin dans les entrailles de Chan. Écœuré par cette révélation et profondément blessé dans son orgueil, il quitta la pièce sans un regard en arrière. Pris entre deux feux, le blond resta paralysé, ignorant s'il devait le suivre ou rester avec le Roi.
— Sachez que je ne vous en veux pas, déclara ce dernier comme si la réaction de son fils ne l'étonnait pas outre mesure. Je n'ai aucune objection à ce que vous restiez mariés, bien au contraire
Felix écarquilla les yeux, secoué. Le monarque venait-il réellement d'approuver sa relation avec le jeune Prince ?
— Je suis convaincu que vous êtes la personne la plus apte à contrôler les sautes d'humeur versatiles de l'insubordonné qui me sert de fils, renchérit le souverain avec un sourire. Je vous en prie, cessez de me dévisager avec cette mine hébétée. Je suis très sérieux.
— Je...
— Allez le rejoindre. Vous seul pouvez lui faire entendre raison.
— Et la Reine ? demanda le blond d'une petite voix.
L'expression badine du Roi s'assombrit à la mention de son épouse.
— Ne vous en faites pas pour elle. Vous ne la reverrez pas de sitôt.
Felix opina du chef, encore déboussolé. Il marcha mécaniquement jusqu'à la sortie, son cerveau continuant de réfléchir à toute allure sans pour autant parvenir à former une conclusion. Avant de quitter la pièce, il se retourna.
— Merci..., souffla-t-il à l'adresse du souverain.
— Inutile de me remercier, Felix. C'est moi qui vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour mon fils.
Le Gongdanien hocha la tête avec une timidité qui ne lui était pas coutume. Il s'engagea résolument dans le couloir relié aux cuisines.
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