13. Larmes
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La lame asséna un coup brûlant de rogne sur le mannequin de bois.
Chan avait fini par sécher ses larmes. Ses yeux profondément rougis étaient la seule trace de leur précédent passage sur son visage, désormais.
Ça, et la fureur inhumaine qui l'habitait.
Ce n'était pas digne de son titre de se laisser emporter ainsi, qui plus est en public, et il en était parfaitement conscient. C'était la raison pour laquelle il aurait voulu retourner à ses quartiers, mais en sachant que sa prétendue épouse l'y attendait, il avait préféré sortir dans la cour pour prendre l'air.
En y errant afin de sécher ses perles salées, le Prince avait fini par dénicher une flamberge.
Le mannequin qui traînait à proximité n'avait pas fait long feu sous ses bras musclés et sa colère palpable à des kilomètres à la ronde.
Même les soldats avaient jugé préférable de quitter momentanément le coin où il s'était réfugié.
Tous, sauf un.
— Sire, lança nonchalamment un fantassin de petite taille et à la chevelure noir de jais. Massacrer nos mannequins ne vous aidera pas à reprendre votre sang-froid.
Chan l'ignora royalement. Une rage tangible vibrait dans son regard, malgré l'expression neutre qu'il arborait.
Un nouveau coup fendit le bois en deux.
— Sire, insista le garde en levant les yeux au ciel. Vous...
Le concerné poussa un hurlement qui recelait une fureur tellement vive qu'il fit sursauter le garde.
— J'ai besoin de me défouler !
— Alors mesurez-vous à moi, répliqua calmement le noiraud.
Chan se retourna sèchement avec l'intention de punir l'impudent, mais ses yeux s'écarquillèrent en le reconnaissant.
— Vous êtes celui qui a embrassé un autre soldat !
Sa phrase fut ponctuée d'une grimace répugnée.
La mine de Changbin se durcit considérablement.
— Je vous suggère fortement de changer d'attitude, l'avertit-il sèchement. Surtout que votre épouse est un...
— Fermez-la, siffla le Prince. Ne vous avisez pas de...
Sa voix craqua. Le noiraud se rendit alors compte que la situation le touchait bien plus qu'il ne l'avait imaginé.
— Sire, c'est quelqu'un de bien, vous savez, marmonna-t-il pour tenter de le réconforter, même s'il était d'avis que jamais personne ne pourrait percer la froideur de son cœur.
Mais Chan ne l'écoutait pas le moins du monde. Il avait solidement empoigné son épée et lui adressait désormais un air féroce.
— Je n'écouterai pas un seul mot de votre part ! En garde !
Le soldat exhala un petit soupir.
— Je ne compte pas faire de quartier, malgré votre rang, l'avertit-il en dégainant sa flamberge d'un coup sec.
— Vous n'en aurez nul besoin !
Changbin opina. De toute façon, il était d'avis que le Prince avait besoin d'une bonne leçon.
Il savait que ses airs outrecuidants n'étaient qu'une façade. Il pouvait aisément le lire en lui. Mais le fait qu'il n'ait jamais aperçu une autre facette de sa personnalité le rendait profondément méfiant.
Sa lame crénelée se heurta en un crépitement de fer contre celle du jeune homme déchaîné. Sa rage le rendait plus imprévisible et plus hardi, ce qui aurait dû inquiéter le noiraud, mais celui-ci se sentait étrangement calme.
Se laisser dicter par ses émotions n'était jamais une bonne idée, et il en était conscient. Chan faisait fi de la prudence et prenait des risques considérables. Ce qui empêchait Changbin d'en profiter, c'était sans conteste le fait qu'il était un très bon escrimeur.
De force plus ou moins égale, les deux jeunes hommes combattirent avec ténacité pendant de longues minutes. L'échange était de loin le plus véhément que le fantassin n'ait jamais vécu, mais il s'y adonnait avec un plaisir qui tranchait avec la violence de la situation.
Chan lui donnait du fil à retordre, mais il avait beaucoup plus d'expérience que lui. Il avait déjà repéré sa faiblesse ; il était prompt, et cela effaçait en lui toute trace de concentration.
Enfin, une ouverture providentielle s'offrit au garde, et il n'hésita pas une seule seconde : il plongea sur le Prince en le faisant écarter les bras et toucha sa poitrine de la pointe de son épée.
— Perdu, sire, annonça-t-il sur un ton neutre.
Dire que le noiraud était fier de sa prestation serait incongru. Il était loin de l'être. Tout ce qu'il ressentait, alors qu'il observait Chan haleter avec rage, c'était de la compassion.
Mais il ne la laisserait jamais guider ses actes, comme le Prince l'avait fait avec sa fureur qui n'était pourtant même pas dirigée contre lui.
— Votre épouse doit vous attendre, poursuivit-il avec un petit sourire narquois. Vous feriez mieux de rentrer au palais.
Changbin se retourna, de sorte à offrir quelques secondes de vulnérabilité au Prince, et fit quelques pas avec une nonchalance feinte.
Ce dernier poussa un cri hargneux qui fit naître un rictus sur les lèvres du fantassin. Il fit volte-face juste à temps pour réceptionner son attaque, ce qui le prit par surprise.
Mais il n'avait plus envie de jouer.
Sa flamberge effleura l'avant-bras de Chan, y traçant ainsi une profonde écorchure. Ce dernier se recula en chancelant, les yeux rivés sur le sang qui dégoulinait de sa plaie.
— Que cela vous serve de leçon, déclara le noiraud en rengainant son épée dans son fourreau.
Le concerné ne réagit pas. Son arme gisait sur le sol, tandis que son regard glissait sur sa peau, l'examinant en silence.
Il secoua la tête, profondément ébranlé, et tourna brusquement les talons en direction du palais.
— Vous avez de la chance d'avoir échappé à la décision de votre mère, lança le soldat derrière lui.
— Je n'en dirais pas tant, siffla le Prince en se raidissant.
Il poursuivit son chemin et s'engouffra dans le dédale de couloirs du palais, semant la panique parmi les domestiques.
Chan fit la sourde oreille à leurs exclamations d'effroi quant à sa blessure, progressant inlassablement. Mais lorsqu'elles commencèrent à courir dans tous les sens pour dénicher de quoi le soigner, il souffla d'exaspération.
— Allez-vous-en ! tonna-t-il sèchement, alors qu'elles chuchotaient entre elles.
Sa voix se rapprochait plus du rugissement colérique que du caprice d'un petit Prince, ce qui effraya les servantes. Elles se reculèrent en silence, leurs longs cheveux de différentes nuances de brun retombant sur leurs visages apeurés.
Chan se souvint qu'il avait forcé certaines d'entre elles de faire des choses qu'elles n'auraient sans doute jamais voulu. Et elles avaient obéi, uniquement dans le but d'échapper à sa fureur.
Cette seule pensée envoya une décharge douloureuse le long de son échine, comme si, pour la première fois, le jeune homme se rendait compte de l'atrocité de ses actes. Il sentit sa poitrine se contracter violemment ; s'il n'avait pas eu cette fierté régalienne, il se serait plié en deux et aurait rendu son repas de la veille. Mais il resta bien droit sur ses jambes tremblantes, malgré ce sentiment subreptice.
Les domestiques le fixèrent en silence. Chan savait qu'il ne pouvait pas réellement leur en vouloir de désirer panser sa plaie qui saignait maintenant abondamment. Il s'agissait de leur devoir.
Tous ses caprices, elles les avaient supportés sans même proférer un mot. Aucune d'entre elles n'avait jamais osé se soulever contre lui, comme s'il avait instauré un règne de terreur.
En cela, il ressemblait à ses parents. Et cette constatation le dégoûta.
Les remords s'insinuèrent en lui et se frayèrent un chemin jusqu'à sa gorge. Un étau s'y referma sèchement, son ventre se noua.
— J-Je... Je n'ai pas besoin d'aide..., répliqua douloureusement en détournant les yeux.
Intriguées, les servantes se concertèrent du regard avec ahurissement. Jamais le jeune homme ne s'était comporté ainsi auparavant.
— Je suis désolé...
Chan sentit un certain poids s'envoler de ses épaules lorsque ces mots fusèrent instinctivement de ses lèvres. Mais aussitôt, il se sentit profondément honteux. Il fonça entre les jeunes femmes qui lui bloquaient le passage et traversa le couloir au pas de course, effrayé par les émotions qui se bousculaient en lui.
D'autres domestiques tentèrent de l'arrêter à la vue du sang, et le Prince en vint rapidement à l'évidence que seul un lieu lui permettrait d'avoir la paix.
Avec un soupir, il piqua en direction des escaliers et gravit les marches quatre à quatre. Mais lorsqu'il arriva en face des portes de ses anciens appartements, il constata avec dépit qu'ils étaient fermés à clé.
Le jeune homme reprit sa route, malgré les vertiges qui l'assaillaient. Il ignora son malaise et la vive douleur qui remontait le long de son bras, et s'arrêta bientôt devant ses nouveaux quartiers.
Ceux qu'il partageait avec son épouse.
Las et tremblant, il n'avait pas le temps ni le loisir d'y songer davantage. Tout ce qui lui importait, c'était de s'isoler et de laisser libre cours à ce qu'il ressentait.
Et ensuite, il retrancherait son cœur derrière une muraille plus glaciale, plus épaisse et plus dangereuse qu'auparavant.
Mais pour cela, Chan avait besoin de se libérer de ses remords qui n'avaient pas lieu d'être. Après tout, il ne pouvait plus revenir en arrière.
Il tendit une main secouée de spasmes en direction des poignées. Sa plaie le faisait atrocement souffrir, mais les émotions explosives qui l'habitaient semblaient l'adoucir quelque peu.
Il s'engagea dans les appartements et referma les portes derrière lui. Un semblant de soupir s'échappa de ses lèvres, bien vite suivi par un gémissement affligé.
Sa tête lui tournait, si bien qu'il crut qu'il allait s'effondrer. Le Prince claudiqua en direction d'une bergère, où il s'affala lourdement.
Une douleur lancinante le traversa, et il dut serrer les dents pour s'empêcher de hurler. Il laissa tomber sa tête en arrière et ramena son bras contre sa poitrine.
Le jeune homme ferma les paupières en haletant douloureusement. Le sang avait taché ses vêtements, mais il s'agissait bien du cadet de ses soucis.
— Chan ! s'écria une voix incroyablement rauque. Qu'est-ce...
Un cri étouffé remplaça la fin de la phrase. Des pas précipités se rapprochèrent de Chan, qui se sentit d'un seul coup pitoyable. Il tenta de se redresser, mais la douleur le cloua au fond du siège et lui arracha une plainte sourde.
— Ne bouge surtout pas, abruti !
Le Prince sentit ses membres se paralyser. Ce timbre grave ne lui était pas coutumier, et cela l'effraya.
Il entendit quelqu'un s'affairer dans tous les sens, mais malgré sa curiosité, il n'avait pas la force d'ouvrir les yeux. Il laissa filer un énième soupir amer. Le sang pulsait à ses tempes, semblable à une mélodie agonisante.
Chan sentit alors une main lui empoigner délicatement le bras, et une autre déchirer sa manche ensanglantée.
— Qu'est-ce que tu peux être sot, grommela la voix d'outre-tombe. Attention, ça va brûler.
Avant que le blessé n'ait pu protester, un liquide froid toucha sa peau. Il se mordit les lèvres pour réprimer un cri, sans se rendre compte qu'il s'était cramponné à la main de la personne.
Lorsque la douleur s'apaisa après de longues secondes, le Prince sentit quelque chose de plus doux s'enrouler autour de son bras. Son vis-à-vis serra brusquement le tissu pour faire cesser l'hémorragie, lui arrachant un gémissement douloureux.
— Heureusement pour toi, on n'aura pas besoin de cautériser, lâcha l'autre.
Chan haleta de façon saccadée pendant plusieurs minutes, incapable de répondre. La douleur était encore trop vive, comme si ses échos résonnaient incessamment dans son corps.
Ses paupières finirent par s'entrouvrir. Ils se plantèrent dans les iris lilas de la prétendue Princesse, où il put déceler un mélange d'inquiétude et d'agacement. Sa chevelure d'or retombait dans tous les sens autour de son visage pailleté.
L'aîné remarqua enfin qu'il était très proche de lui. Suffisamment pour qu'il sente sa chaleur corporelle, pour que sa peau douce l'effleure et pour que la dentelle de sa robe lui caresse les bras. En constatant que sa main était toujours agrippée à la sienne, il s'en défit brutalement.
— Éloigne-toi de moi.
— Ne me remercie surtout pas, maugréa Felix en levant les yeux au ciel. Tu aurais pu y rester !
Sa voix rauque était teintée d'énervement, tout comme ses yeux d'un violet profond.
— Cela aurait-il changé quelque chose ? Que je perde la vie ? souffla Chan sur un ton cassant, trop faible pour repousser l'adolescent qui se tenait pratiquement sur ses genoux.
— Bien sûr que oui !
Sa réponse fusa sans aucune hésitation, ce qui ébranla le Prince de Malyeog.
Il sentait un relent insignifiant, mais pourtant bel et bien présent, serpenter dans sa poitrine et remonter dans sa gorge. Quelque chose qui ressemblait vaguement à de la reconnaissance.
Chan ne s'était jamais senti aussi fragile qu'en cet instant, allongé dans une bergère et affaibli par une blessure sous le regard empli de sollicitude d'une Princesse qui n'en était pas une.
Et cette Princesse, il la détestait. Ou tout du moins, il essayait de s'en persuader. Car pourtant, son corps ne restait pas totalement indifférent à sa peau qui effleurait la sienne.
Cela l'effraya. Non, cela le terrifia.
— Tu es important pour moi, renchérit alors Felix face à son silence.
— Cesse de me mentir... je sais que tu me hais. Tout le monde me hait.
Le blondinet secoua la tête, ses mèches ondoyèrent délicatement autour de son visage.
— C'est toi qui m'abhorres. Pas moi.
Chan ravala difficilement sa salive et détourna son regard qui avait commencé à s'embuer. Il n'osait pas appuyer ses paumes sur les cuisses du Gongdanien pour le repousser loin de lui, loin de son cœur.
Le plus jeune avait raison... Du moins, c'était ce que sa raison lui dictait.
— As-tu déjà mangé ? questionna soudainement l'androgyne.
Le Prince fronça les sourcils en se rappelant qu'il n'avait rien avalé depuis le souper de la veille. Il jeta un œil par la fenêtre et distingua le soleil, bien haut dans le ciel.
Felix prit son silence pour un non, et se leva. Son éloignement arracha un soupir de soulagement à Chan, bien qu'une partie de lui, dissimulée dans les méandres filandreux de son âme, ait apprécié ce contact. Mais il la repoussa inlassablement tout en lui fermant un peu plus l'accès à son cœur qui avait commencé à se fissurer.
Le blond traversa les appartements, sa robe en dentelle aux teintes blanches et vineuses ondulant jusqu'à ses genoux autour de ses jambes nues, et appela sa servante personnelle en lui demandant de leur apporter le repas.
Lorsqu'il revint dans sa direction, le Prince se crispa. Mais heureusement pour lui, il alla s'asseoir dans la bergère face à lui, et croisa élégamment les jambes.
Chan examina sans aucune gêne les petites taches qui parsemaient sa peau miellée et ses yeux agrémentés de fard à paupières d'un bleu électrique. Plus le temps passait, et moins il ne parvenait à comprendre comme un être tel que lui pouvait exister. Le contraste entre sa voix rauque et son visage poupin était d'une brutalité suffocante.
« Comment est-il parvenu à la modifier autant ? » se demanda-t-il alors.
Le rire éraillé de son vis-à-vis le fit sursauter. En se rendant compte qu'il avait prononcé son interrogation à haute voix, il sentit ses joues s'empourprer.
— Ma voix te choque autant que cela ? s'amusa Felix.
Le regard du Prince se durcit. Il détestait qu'on prenne ce ton-là avec lui, cette pointe de moquerie qui le hérissait.
— Je n'ai pas eu le choix, répondit le blond en haussant les épaules.
— Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ? Tout avouer au Roi et te faire exiler du Royaume ? persifla sèchement Chan.
— Il n'a pas à le savoir.
— Il le saura, d'une manière ou d'une autre. Il est au courant de tout ce qui se passe dans ce palais.
La voix de l'aîné vibrait d'amertume. Sa joue sembla lui élancer à nouveau, comme s'il venait de recevoir une énième gifle. Son père devait connaître la pression psychologique que la Reine lui faisait régulièrement subir, mais pourtant, il n'avait jamais rien fait pour le défendre.
Un peu comme s'il était curieux de voir jusqu'où elle pourrait aller avant que le tumulte de ses émotions ne le fasse éclater.
— Il n'osera pas m'ostraciser.
— N'en sois pas aussi sûr.
Les lèvres de Felix se relevèrent en un petit sourire en coin. Ses yeux violets étincelaient de défi.
Chan était de plus en plus désarçonné ; son comportement tranchait vertement avec son apparence angélique.
Il laissa filer un soupir entre ses lèvres. Il était bien trop harassé pour essayer de débattre avec son vis-à-vis à l'allure de Princesse.
L'expression amusée de l'androgyne s'effaça de son visage, et ses sourcils se froncèrent. Il savait que le Prince n'allait pas bien. Il y avait quelque chose de brisé au fond de son regard pâle.
— En tout cas, je suis content que nous puissions nous parler sans constamment nous énerver, lança-t-il avec un grand sourire qui aurait pu faire fondre n'importe qui.
Chan déglutit avec peine et baissa le regard sur ses pieds. Il ignorait s'il devait s'en réjouir ou s'en inquiéter, mais quoi qu'il en soit, il était envahi par un mélange de soulagement et de peur.
Sur ces entrefaites, Yuqi vint déposer leurs repas sur la table basse. En apercevant l'air las du Prince de Malyeog, elle questionna discrètement le blond du regard. Celui-ci lui adressa un clin d'œil pour la rassurer. Elle opina et s'inclina devant les personnages royaux.
Elle partit très rapidement, mais Chan eut le temps de la reconnaître. Une bouffée de culpabilité s'insinua en lui comme un poison insidieux.
Incapable de soutenir le regard de braise de Felix, il baissa la tête sur son repas, surprenant l'androgyne par la même occasion. Son comportement l'intriguait autant qu'il l'inquiétait.
Le Prince fit semblant de ne pas le remarquer, mais le poids de son attention dirigée sur lui faisait chauffer ses joues.
Lui aussi, il l'avait touché sans son consentement.
Il s'efforça de se souvenir que cela l'avait répugné, mais une partie de lui soutenait que personne ne méritait une chose pareille. À cette pensée, ce même sentiment d'une puissante causticité s'appuya sur ses épaules et l'enfonça un peu plus dans le tourbillon de désespoir ancré en lui.
Chan n'avait rien mangé depuis plusieurs heures. Mais dès qu'il examinait son repas, son estomac se soulevait, un haut-le-cœur le traversait, et le souvenir cinglant de sa mère lui reprochant ses faiblesses se transformait en une image obsédante.
Il sentit une douleur lancinante sourdre dans son plexus, comme un pieu que l'on enfoncerait peu à peu dans sa poitrine. Il en eut le vertige.
— Channie ? Est-ce que tout va bien ?
Cette voix rauque fit sursauter le Prince, qui secoua la tête malgré lui. Il avait envie de vomir, mais il n'avait rien avalé. Seul un arrière-goût de bile lui remontait dans la gorge.
Le blond se leva, sans doute avec l'intention de se rapprocher de lui, et Chan tressaillit.
Il ne voulait pas que Felix ressente ne serait-ce qu'une pointe de compassion pour lui. Il savait qu'il se laissait la plupart du temps guider par ses élans de commisération, mais s'il agissait ainsi envers lui, cela ne ferait que le rendre encore plus faible.
L'aîné quitta brutalement la bergère et esquissa quelques pas incertains pour s'éloigner. Mais aussitôt, des points noirs se mirent à danser devant ses yeux. Il chancela, comme si ses jambes étaient faites de plomb. Tout tournait autour de lui.
Une petite main agrippa la sienne.
— Assieds-toi, Chan. Tu risques de tomber dans les pommes.
Le concerné hésita.
— Je sais que tu as peur de moi.
— Je n'ai peur de personne...
La voix du Prince tremblait, il articulait avec difficulté.
— Tu n'as pas à en avoir honte, poursuivit doucement le blond en se rapprochant pour le soutenir davantage. Je peux comprendre que je puisse t'effrayer. Mais sois sans crainte, je ne vais rien te faire, Chan.
Le jeune homme aux cheveux amarante bredouilla un flot de paroles incompréhensibles. Il voulut se dérober à son emprise, mais ce faisant, ses jambes le lâchèrent et il s'effondra lourdement sur la moquette.
Les bras de Felix ralentirent sa chute, mais il ne ressentit rien. La douleur qui le faisait trembler provenait de ses émotions.
— Chan ! Il faut que tu manges !
Le Prince secoua la tête en silence.
Exaspéré, l'androgyne se mit à genoux pour être à la hauteur de Chan. Il plaça ses doigts sous son menton et lui fit relever la tête dans sa direction.
Sa bouche s'entrouvrit, il se figea pendant de longues secondes. Ses yeux étaient rivés dans le regard baigné de larmes de son aîné qui le dévisageait avec un chagrin incommensurable.
— Chan..., souffla Felix, ému.
Il porta doucement ses petites mains à son visage et essuya tendrement les perles qui avaient coulé sur ses joues. Elles lui faisaient terriblement mal au cœur, car il le savait, elles résultaient de sa douleur.
Chan était incapable de soutenir les prunelles de son cadet. Il avait profondément honte de lui-même. L'impression de ne pas être aussi fort qu'il s'efforçait de le montrer lui faisait peur.
Tout n'était qu'un mensonge qu'il avait lui-même nourri en croyant qu'il s'agissait de la seule solution. C'était infiniment dur pour lui de constater que cela n'avait fait que le blesser encore plus.
Le Prince était tellement secoué par ses révélations qu'il ne réagit même pas lorsque la prétendue Damoiselle se mit à caresser son visage dans des gestes d'une délicatesse innée.
Le blond avait ramené ses jambes sur le côté. Sa façon pimpante de se tenir ne fit que l'embrouiller davantage.
Malgré lui, un sanglot étouffé s'échappa des lèvres de Chan. Des larmes ininterrompues dévalaient ses pommettes.
— Chan...
Le concerné détourna le regard. Il ne parvenait pas à faire taire les pleurs qui secouaient son corps. Il faisait preuve de faiblesse devant son épouse. Et il en avait honte.
Des bras glissèrent dans son dos, et le Prince s'effondra contre le torse du blond. Il tenta aussitôt de se dégager de son étreinte, mais Felix le serra un peu plus fort.
— Laisse-toi aller, Chan..., murmura-t-il dans le creux de son oreille. Tu en as besoin.
— N-Non... je ne suis pas...
Une chaleur étrange avait envahi l'aîné. Sa tête reposait dans le cou de l'androgyne, ses bras passés autour de sa taille fine.
Il fleurait un mélange sucré de lavande et de musc. Une combinaison insolite mais qui, étrangement, lui plaisait.
Une des mains du Gongdanien se glissa dans son épaisse tignasse de feu en lentes caresses apaisantes.
Le Prince se cramponnait désespérément à sa robe. Ses larmes se faisaient plus insistantes et humectaient la peau du blond.
Ce dernier aurait voulu faire bien plus pour le réconforter, mais il avait peur qu'il ne le repousse. Alors il se contenta de le serrer contre son torse, contre son cœur. Ses sanglots lui fendaient l'âme, mais il ne disait rien. Il était là, près de lui, et c'était tout ce qui comptait.
— J-Je ne veux plus être le fils d'un Roi..., balbutia soudainement Chan d'une voix très faible, presque inaudible. J-Je ne suis pas digne de recevoir tous ses honneurs... J-Je suis faible, et tellement las...
— Il est vrai que ce sont de grandes responsabilités, souffla Felix, et je le sais mieux que quiconque. Tu n'es pas faible, Chan. Tu es loin de l'être.
— J-Je ne peux plus le supporter... J-Je me sens tellement seul...
— Tu n'es pas seul. Je te comprends, tu sais... Je suis... ou plutôt, j'étais l'héritier du trône de Gongdan.
Cette déclaration fit tressaillir l'aîné qui se détacha de lui pour le fixer avec incrédulité.
— Pourquoi... Pourquoi es-tu ici, dans ce cas ? s'enquit-il avec une légère hésitation.
Ses magnifiques yeux bleus, bien qu'encore vitreux, brillaient de curiosité, ce qui fit fondre l'androgyne. Ce dernier répondit crûment.
— J'aime les vêtements féminins. Et j'aime les hommes.
Chan ravala sa salive en s'efforçant d'oublier leur proximité.
Mais d'un côté, celle-ci lui faisait du bien. Il appréciait sa présence, peut-être parce qu'au fond, ils se ressemblaient.
— Mère acceptait mes différences, poursuivit le blondinet en le dévisageant avec une mine pensive. Mais elle a fini par céder à la pression du peuple qui ne voulait pas qu'elle me laisse lui dérober son maquillage et ses vêtements. Lorsqu'elle a entendu qu'une succession d'épreuves avait été créée pour choisir qui serait ton épouse... elle n'a pas hésité.
— Elle t'a forcé à te faire passer pour ta sœur...
Le Gongdanien opina avec un demi-sourire.
— Mais je ne regrette rien. J'ai pu faire ta connaissance, et maintenant, nous sommes mariés. Je suis loin des obligations de Prince qui m'attendait, et toi... tu es débarrassé de ces vipères.
— Qu'est-ce qui te fait croire qu'à mes yeux, tu n'en sois pas également une ?
Le sourire de Felix s'agrandit davantage.
— Parce que nous ne serions pas là, en train de discuter tranquillement, et que tu ne m'aurais pas laissé t'enlacer.
Chan déglutit et baissa la tête. Il n'avait sans doute pas tout à fait tort...
Il fixa longuement la dentelle à l'extrémité de la robe de son vis-à-vis, avant de relever les yeux vers lui.
— Pourquoi ne m'as-tu pas dit comment tu t'appelais ? s'enquit-il finalement sur un ton prudent.
— Parce que tu ne me l'avais pas demandé.
Le Prince se rembrunit, un goût désagréable envahissant sa gorge.
Le blond éclata d'un rire profondément doux et rauque.
— Je plaisante ! Je m'appelle Felix.
Et il lui sourit de toutes ses dents en plongeant son regard pétillant comme celui d'un enfant dans le sien.
L'aîné opina du chef, incapable de détourner les yeux de ses iris violacés. Il sursauta quand l'androgyne lui prit les mains, mais il ne réagit pas. Encouragé, le plus jeune caressa doucement sa peau avec son pouce.
Son sourire ne s'estompait pas, bien au contraire. Des ridules se formaient au coin de ses prunelles, un réseau de ramifications qui ressemblaient aux branches d'une étoile.
Son regard pénétrant s'abîma dans celui de Chan tel l'astre du soir s'abîmant dans l'océan. C'était comme s'il essayait de partager sa tendresse, afin qu'elle s'enfonce lentement en lui et se grave dans son cœur tapi derrière une forteresse de glace.
Peut-être qu'elle pourrait le ciseler, ce cœur aride ; exhiber le moindre de ses secrets, effacer ses hésitations, lui donner suffisamment de hardiesse pour qu'il puisse y puiser le courage de braver les interdits.
Mais ces interdits, le Prince était le seul à se les imposer. Il était uniquement de son ressort de les abolir.
Cela ne signifiait pas pour autant que Felix ne pouvait pas lui donner un coup de pouce.
Le blondinet perdit son sourire, son regard brûlait d'intensité. Il se pencha lentement vers son époux qui se mit à respirer plus vite. Sa bouche effleura doucement les commissures de ses lèvres, et Chan se raidit brutalement.
L'androgyne s'immobilisa à quelques millimètres de son visage, son expiration chaude s'échouant sur le Prince complètement tétanisé. Celui-ci ferma les paupières en sentant son souffle se couper d'effroi. Sa gorge se noua douloureusement, des larmes perlèrent de ses yeux.
Il avait peur.
Le Gongdanien le sentit trembler. Alors sans piper mot, il le tira contre lui et l'enlaça à nouveau avec affection.
— Toi et moi, nous avons besoin de parler, murmura-t-il doucement.
℘
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