12. Brûlure
℘
Le Prince secoua vivement la tête, la gorge enserrée par un étau ravageur.
— Chan, tu ne risques pas d'en succomber, soupira Seoho en le regardant arpenter les longs couloirs labyrinthiques du palais.
— Tu ne comprends pas ! s'exclama celui-ci en s'arrêtant brusquement. Je vais devoir dormir avec lui ! Dans le même lit !
— Tu es marié maintenant, Channie. Cela me semble légitime que tu doives passer tes nuits avec ton épouse. Tu dois t'y faire, un point c'est tout.
— Mais puisque je te dis que ce n'est pas une femme ! explosa le jeune homme à la chevelure cinabre. Tu m'écoutes quand je te parle ?
— Arrête de dire de telles sottises et va te coucher. Tu es éreinté. Et puis si ça se trouve, elle dort déjà.
Mais le Prince cadet continua de se lamenter avec une moue des plus dépitées.
Seoho poussa un nouveau soupir excédé. Le comportement infantile de son petit frère commençait sérieusement à l'agacer.
Il pointa les doubles portes du doigt en se composant une mine sévère.
— Va dormir, Channie. On en reparlera demain.
C'était un mensonge, évidemment. Il ne croyait pas du tout aux facéties de son cadet. Un peu comme lors de leur enfance ; Chan balbutiait des histoires que Seoho faisait semblant de croire pour qu'il le laisse tranquille.
Son frère avait toujours été ainsi, débordant de soif d'apprendre et de candeur. Sa mère l'avait changé, et cela le chagrinait énormément.
Chan finit par acquiescer. Il grava une expression neutre sur son visage et appuya sur la poignée. Une des portes s'ouvrit en un léger couinement.
Il décocha un dernier regard désenchanté à l'héritier, avant de pénétrer dans ses nouveaux appartements.
Il balaya rapidement les lieux de ses yeux pâles. Ils étaient plus spacieux que ceux dans lesquels il avait vécu depuis toujours, mais il s'y sentit cruellement oppressé.
Le grand balcon et le lit double étaient les seules choses qui différaient vraiment de ses anciens quartiers. La décoration, la moquette, les meubles, la table basse et les bergères étaient en tout point semblables à ceux qu'il connaissait.
Chan déglutit difficilement en apercevant l'armoire à demi-ouverte d'où il pouvait apercevoir dépasser quelques robes.
Il traversa lentement la pièce et passa la tête par l'entrebâillement de la porte qui menait à leur salon personnel. Au plein milieu de celui-ci se tenait le Gongdanien, assis à même le sol.
Il portait une nuisette, comme la nuit où tout avait changé. Ses cheveux pâles coulaient librement jusqu'au milieu de sa nuque.
Il y avait une créature à la fourrure brune et aux longues oreilles entre ses petites mains. Son museau frétillait légèrement, alors que le blond passait ses doigts dans son poil pour la caresser.
Un sourire épanoui s'étendait sur son visage délicat. Visage démaquillé, d'ailleurs. Mais même là, si Chan n'avait pas su qu'il n'était pas une femme, il ne l'aurait jamais deviné.
Le blond leva soudainement son regard violet sur lui. Chan tressaillit et se racla la gorge, embarrassé d'avoir été pris sur le fait.
— Je vais me coucher, lança-t-il sur un ton cassant.
Son vis-à-vis opina sans détacher ses iris hypnotiques des siens. Quelque chose d'intense y étincelait, et Chan en était complètement obnubilé.
Le lapin agita ses pattes, et Felix reporta son attention sur lui. Le Prince lâcha un bref soupir de soulagement.
— Qu'y a-t-il, Nacarat ? s'enquit le plus jeune sur un ton très doux.
Chan arqua un sourcil. N'avait-il tout de même pas nommé le lapin comme la couleur de ses cheveux ?
Il fit volte-face avec embarras et courut se réfugier dans la chambre en s'efforçant d'oublier ce détail.
Il se dissimula derrière le paravent, même si théoriquement, il n'avait pas besoin de se cacher puisque son épouse était un homme.
Le Prince secoua vivement la tête pour chasser cette pensée qui s'était subrepticement glissée en lui.
Une fois dévêtu, il se rendit compte qu'il avait complètement oublié de se munir d'une tunique. Elle reposait sur les draps du lit, pliée et propre.
Chan se mordit la lèvre inférieure avec anxiété. Devrait-il prendre le risque d'aller la chercher ?
Il n'eut malheureusement pas l'occasion d'y songer davantage ; les petits pas discrets de l'androgyne se rapprochaient de la chambre.
Celui-ci s'avança jusqu'au lit, puis le Prince l'entendit s'arrêter.
Il retint son souffle en priant il ne savait quelle force supérieure qu'il aille se coucher sans se poser de questions.
— Chan ?
Le concerné se mordit la langue en se maudissant intérieurement.
— As-tu oublié ta tunique ?
Même s'il ne pouvait pas le voir, il devina qu'un sourire s'était dessiné sur les lèvres de Felix. Le ton amusé de sa voix l'attestait.
Mais contrairement à ce qu'il croyait, il ne se moquait pas de lui. Il trouvait simplement que la situation prêtait à la plaisanterie.
Chan ne répondit pas, mais le blond sut qu'il avait visé juste. Sans risquer de l'embarrasser davantage, il se saisit du vêtement et s'avança vers le paravent.
— Ne t'approche pas, siffla le Prince comme un grondement.
— Je n'ai pas l'intention de regarder, rétorqua fermement Felix. Tends ta main.
Chan grinça des dents, mais finit par s'exécuter. Son bras s'étendit vers l'androgyne qui ne put s'empêcher de scruter les muscles de ses biceps et ses veines saillantes.
Une chaleur intense s'éprit de son ventre. Le blond ravala sa salive et s'empressa de poser délicatement la tunique blanche dans la main du Prince.
Ses longs doigts se refermèrent sur le vêtement et son bras se dissimula à nouveau derrière le paravent.
Le Prince grommela un vague « merci » qui fit naître un mince sourire sur les lèvres du Gongdanien. Par respect, il se recula en veillant à faire suffisamment de bruit pour que son époux le remarque, et se laissa tomber sur le lit afin de l'étrenner.
L'édredon était confortable... Mais il le serait sans doute encore plus s'il partageait sa chaleur avec celle de Chan...
Le blondinet, embarrassé par ses pensées indécentes, sentit ses joues s'empourprer. Sur ces entrefaites, le concerné s'avança vers lui.
Les beaux yeux de Felix s'écarquillèrent avec surprise. Il déglutit difficilement en se sermonnant intérieurement. Déjà la première nuit, et il avait l'impression que son cœur allait exploser.
Le Prince n'était que légèrement vêtu. Le décolleté plongeant de sa tunique dévoilait la blancheur de ses clavicules et de son cou.
C'était la première fois que l'androgyne pouvait apercevoir ses larges épaules musclées. Mais par peur de se faire rabrouer, il n'y posa qu'un bref regard avant de le détourner, ce qui pourtant, suffi à le faire rougir.
Chan ne remarqua pas ses prunelles insistantes, ou du moins, il ne laissa rien paraître. Sans piper mot et sans même oser lever la tête, il s'assit sur le lit à l'autre extrémité.
Il tâta l'oreiller, l'air concentré. En réalité, il se sentait extrêmement mal à l'aise.
Et il avait chaud, aussi. Mais ça, ce n'était qu'un effet secondaire de sa frustration, tentait-il de se persuader.
Le Prince décocha finalement un regard profondément méfiant au blondinet.
— Je peux dormir sur la moquette, offrit immédiatement ce dernier avant qu'il n'ait pu ouvrir la bouche.
Chan exhala un profond soupir. Cela l'arrangerait bien qu'il dorme sur le sol, mais ce serait vraiment malséant. Il ne se sentait pas capable d'accepter cela, que Felix se plie en quatre pour son propre confort. C'était comme s'il comprenait ce qu'il ressentait, et qu'il était prêt à faire des sacrifices pour lui.
Un peu comme s'il acceptait leur situation de jeunes époux, et qu'il admettait que tout était de sa faute. Que le désespoir inavoué que ressentait Chan le touchait, le peinait, le faisait culpabiliser.
Et cela, le Prince ne pouvait pas le supporter.
Évidemment, il savait pertinemment que l'image qu'il renvoyait était loin de plaire à tout le monde. Il était perçu comme un égoïste au comportement fanfaron et rétif, mais était pourtant incapable de se soustraire aux décisions du Roi, tranchantes comme la lame d'une épée.
Chan avait déjà intercepté les regards que lui avaient lancés les riches convives de Sa Majesté. Ils étaient lourds, lourds de reproches et de satisfaction, mais surtout teintés d'amusement.
Cela l'avait empli d'une rage incommensurable. Ces nobles sans scrupules le traitaient comme un gamin capricieux et profondément instable, incapable de prendre en compte ses responsabilités de Prince.
Ils disaient que ce mariage serait la solution, qu'il l'adoucirait et le ferait mûrir.
Chan était déjà mûr depuis longtemps, trop pour un jeune homme ayant à peine quitté l'adolescence. Mais il n'avait pas eu le choix. En digne fils d'un grand Roi, toutes ses obligations lui étaient tombées dessus, et il n'avait plus jamais été capable de s'en défaire.
— Non, lâcha sèchement l'aîné en reprenant enfin contact avec la réalité.
Sans plus d'explications, il s'allongea et se réfugia sous la couette. Il se rendit alors compte avec une grimace qu'il n'y en avait qu'une seule pour eux deux.
Felix l'imita en silence. Les interrogations qui lui brûlaient la langue refusaient de quitter ses lèvres, car il ne voulait en aucun cas le brusquer.
Le Prince souffla la bougie.
— Reste de ton côté. Ne t'avise pas de t'approcher de moi, compris ?
Le blondinet opina vigoureusement en se mettant à fixer le plafond.
— Bonne nuit..., murmura-t-il alors que Chan se tournait du côté du mur.
Celui-ci ne lui répondit pas. Il en était tout bonnement incapable.
℘
Quand Felix se réveilla en sursaut aux alentours de l'aube, il ne comprit pas immédiatement où il se trouvait. Il ne dénichait aucun des repères qu'il s'était fixés.
Les souvenirs le heurtèrent de plein fouet lorsqu'il sentit un souffle chaud lui caresser délicieusement la nuque.
Chan et lui partageaient le même lit. Cette seule pensée le secoua si profondément que cela ne tarda pas à le réveiller complètement.
Dans un mouvement très lent, il se redressa sur ses coudes. Ses cheveux ébouriffés lui obstruèrent aussitôt la vue, et l'androgyne les dégagea derrière son oreille d'un geste gracieux. Il se frotta les yeux avec lassitude, puis pivota pour examiner le Prince, ce qui s'avéra être une bien mauvaise idée.
Pendant quelques secondes, il ne le reconnut pas, comme si, ainsi paisiblement apaisé, il était une toute autre personne. Ses sourcils étaient froncés, et de sa bouche légèrement entrouverte filait une expiration profonde. Sa chevelure cramoisie en bataille s'étalait sur son oreiller de soie, et quelques mèches éparses retombaient sur son front.
Le Gongdanien se pinça immédiatement les lèvres pour étouffer une exclamation attendrie. Il tendit une main vers le visage de Chan, mais l'immobilisa brusquement, hésitant.
Il se mordit l'intérieur des joues. Son regard courait sur le visage de son époux, retraçant chaque courbe de son visage, ses pommettes hautes, son nez, ses yeux, ses lèvres.
Il était beau. Bien plus qu'avec cette expression présomptueuse et ce regard froid qu'il aimait arborer.
Soudain, les doigts de l'aîné se crispèrent sur les draps, et il poussa un léger gémissement douloureux. Son expression se déforma, jusqu'à prendre l'apparence d'une mine effrayée.
Felix sentit son cœur se serrer. Lentement, il glissa sa main dans la chevelure grenat de son vis-à-vis et passa les mèches entre ses petits doigts afin de l'apaiser.
Le Prince poussa un petit cri qui le fit sursauter. Déboussolé, l'androgyne agrippa une de ses mains et l'enlaça de la sienne, minuscule à ses côtés.
Il ne savait pas vraiment comment se comporter lors d'une pareille situation. C'était bien la première fois qu'il essayait de calmer quelqu'un en proie à un cauchemar.
Maladroitement, il caressa les cheveux de Chan avec un regard soucieux. Les gémissements de celui-ci se calmèrent alors progressivement, à son plus grand soulagement
Mais brusquement, le plus âgé papillonna des paupières et croisa le doux regard violet de Felix sans que celui-ci n'ait pu réagir. Il lâcha un nouveau cri, de surprise cette fois, et s'écarta tellement brutalement qu'il faillit tomber du lit.
— Toi ! Qu'est-ce que tu tentais de faire ?! tonna-t-il, ses joues s'empourprant furieusement.
Le blond ouvrit la bouche avec l'intention de s'expliquer, mais il le coupa sèchement :
— Non ! Tais-toi !
Le corps de Chan était secoué de spasmes incontrôlables, malgré tous ses efforts pour le cacher. Il enroula ses bras autour de ses jambes pour les empêcher de trembler, mais ce fut en vain.
En remarquant que le Gongdanien n'était pas irrité le moins du monde par sa réaction, il lui décocha un regard méprisant. Mais le sien étincelait d'inquiétude, ce qui enfonça un clou dans la gorge du Prince de Malyeog.
Il avait l'impression d'avoir tort. Mais il refusait de considérer ce fait.
L'aîné exhala un soupir las, éreinté. Il se sentait infiniment ridicule, tel un objet de distraction exhibé devant les nobles du Royaume pour qu'ils puissent s'écarter de leurs obligations l'espace de quelques instants.
Ses yeux descendirent lentement sur les jambes nues de Felix. Elles étaient dépourvues de poils et suffisamment musclées pour que cela dessine de jolies courbes.
Chan secoua la tête pour chasser ses pensées. Il se dégoûtait.
Il détourna la tête de son époux et se leva. Il esquissa quelques pas chancelants, puis se dirigea vers le paravent sous le regard découragé du blond.
℘
La perspective d'un mariage morganatique au sein même d'une famille sévère et intransigeante faisait naître tout un tas d'émotions conflictuelles dans le cœur du Prince cadet.
Il se réjouissait que l'idée même de s'opposer aux désirs des souverains ait pu effleurer l'esprit de Seoho. « Enfin un signe de rébellion de sa part », apprécia-t-il alors qu'il descendait les escaliers en pierre du palais.
Mais d'un autre côté, un sentiment cruel le faisait saigner à vif. Car Chan était jaloux, jaloux d'imaginer que son frère allait peut-être épouser la personne qu'il aimait.
Mais lui, qui aimait-il ? Il avait déjà ressenti de l'attirance envers les domestiques du château, mais jamais de l'amour.
Son cœur brûlait d'un vide impossible à combler. Il débordait de frustration et de rage, un brasier qui n'avait jamais cessé d'être nourri depuis sa naissance.
Chan était tourmenté. Affligé.
Un énième soupir traversa ses lèvres trémulantes. Un sentiment d'impuissance affluait en lui jusqu'au bout de ses ongles.
Avec l'intention de se défouler, le Prince déboucha dans la grande cour. Seuls les palefreniers et les soldats y étaient présents et vaquaient à leurs occupations, mais il ne voulait prendre aucun risque.
Chan se redressa sèchement, se composa un visage hautain, et, d'un pas vif et confiant, s'avança vers la haute muraille crénelée.
Il se planta devant les gardes qui se tenaient bien droits contre le mur de pierre, fidèles à leur poste consistant à défendre le palais.
Les hommes s'échangèrent des regards mi-inquiets mi-intrigués, mais gardèrent le silence.
Le Prince les dévisagea impudemment, droit dans les yeux. Mais ces fantassins, habitués à un commandant sévère, ne cillèrent aucunement.
— Une épée, prononça finalement Chan d'un ton sec. Donnez-moi une épée.
Les soldats se consultèrent un instant du regard, puis secouèrent la tête à l'unisson.
— Je suis le fils de votre Roi, persista froidement leur vis-à-vis, dont les yeux s'étaient considérablement durcis.
— Justement, osa l'un des gardes sans baisser la tête. Nous n'obéissons qu'aux ordres directs de Sa Majesté ou à ceux de l'héritier du trône. Il en a été décidé ainsi depuis l'annonce de votre mariage.
Une brûlure lancinante traversa la gorge de Chan alors que la fureur au goût âcre envahissait sa bouche. Il se sentait humilié. Sa langue pâteuse ne lui obéissait plus, alors il ne fit que fixer durement les fantassins qui soutenaient son regard sans broncher.
En sentant qu'il perdait le contrôle de ses émotions, il comprit qu'il devait s'éclipser. Et vite.
— Soit, siffla-t-il lorsqu'il eut retrouvé l'usage de ses cordes vocales.
Le Prince fit volte-face et parcourut le chemin en sens inverse, ses bottes claquant sur l'allée pavée. Les gardes le scrutèrent sans dissimuler leur étonnement, car ils s'étaient attendus à beaucoup plus de résistance de sa part. Ils ignoraient toutefois que s'il avait abandonné la partie, c'était parce qu'il ne s'était pas laissé le choix ; toutes ses défenses avaient été sur le point d'être percées à jour.
— Chan ?
Le concerné s'arrêta net et ravala sa salive. Ce n'était vraiment pas le bon moment de l'intercepter. Il sentait un tourbillon de flammes ardentes s'élever dans son cœur et des larmes d'amertume embuer ses iris translucides. Il avait l'impression d'être une bombe à retardement dont les tics tacs réguliers résonnaient incessamment à ses oreilles en une litanie lugubre.
Il allait exploser s'il ne faisait rien pour libérer le mélange de rage, de haine, de frustration et d'accablement qui l'empoignait fermement et écrasait ses poumons. Il lui semblait presque que l'on avait arraché son cœur de sa poitrine, que l'on l'avait sauvagement piétiné, avant de le catapulter à nouveau dans sa cage thoracique.
Chan, aigri, en eut le vertige. Depuis quand était-il devenu aussi faible ?
— Oui, père ? s'enquit-il sèchement en forçant un mince sourire qui n'atteignit pas ses yeux.
— Où est ton épouse, mon fils ? l'interrogea celui-ci.
Le Prince grinça des dents.
— Elle est ma femme, pas mon ange gardien, rétorqua-t-il sèchement. Comment pourrais-je le savoir ? Vous n'êtes pas avec mère non plus.
— Elle se trouve en ce moment même dans ses appartements privés.
Chan leva les yeux au ciel en laissant filer un soupir exaspéré. Cette manie qu'avait le Roi de connaître les activités de tout le monde l'excédait. De surcroît, le message qu'il essayait de faire passer était parfaitement clair. « Je suis ton souverain, tu te dois de me rapporter tes moindres faits et gestes », semblait dire ses yeux sombres qui examinaient son fils avec dédain.
— Te sens-tu bien, Chan ?
— Parfaitement. Tout va pour le mieux. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai à faire.
Il s'agissait d'un pur mensonge, et le monarque en était parfaitement conscient, mais il le laissa partir avec un demi-sourire amusé. Lorsque le jeune homme eut parcouru quelques mètres, il laissa tomber :
— Ta mère désire te voir, Chan.
Le concerné se raidit brutalement.
— Ne la fais pas attendre.
Chan se mordit les lèvres jusqu'au sang et opina sèchement. Il s'avança vers le palais en conservant sa prestance feinte, conscient du regard pesant de son père sur lui.
Une fois à l'intérieur, il gravit lentement les marches pour se laisser le temps de se ressaisir.
Il ne lui avait jamais semblé monter ces escaliers aussi rapidement. Il parvint aux appartements de la Reine en un laps de temps qui lui parut horriblement court.
Profondément mal à l'aise, il frappa sèchement aux portes en faisant fi du mauvais pressentiment qui s'était faufilé en lui. Le Prince attendit patiemment que la voix glaciale de sa mère daigne lui accorder la permission de pénétrer dans son jardin secret, souffla un bon coup et s'aventura dans les quartiers royaux. Il referma les portes derrière lui, mais resta planté devant celles-ci, au cas où il aurait à fuir.
Son regard se posa directement sur sa mère. Il n'était allé que très rarement dans ses quartiers, mais il n'y était jamais resté suffisamment longtemps pour qu'il remarque la décoration dispendieuse.
Mais à chaque fois, cela avait été de longues minutes de torture.
La femme se tenait bien droite devant sa coiffeuse. Elle portait une longue robe en soie bleue et un corset finement brodé d'or. Ses cheveux étaient assemblés en un chignon sobre et parfait, comme à l'accoutumée. Une servante à ses côtés lui tapotait les joues avec de la poudre, ce qui fit rouler des yeux son fils. Il savait qu'elle n'en avait pas réellement besoin.
— Chan.
Le timbre de sa voix faisait habituellement naître de la chair de poule sur la peau de Chan, et cette fois-ci ne fit pas exception. Son échine se recouvrit de longs frissons terrifiés, bien vite rejoints par un filet de sueur froide.
La Reine l'observa tranquillement à travers le miroir de son regard d'une dureté mâtinée d'une pointe de satisfaction. Elle connaissait pertinemment l'effet qu'elle provoquait chez le jeune homme, et cela n'était pas pour lui déplaire.
Elle aimait inspirer de la terreur.
Chan le savait, et le sentiment railleur qu'il pouvait déceler dans ses yeux ne fit qu'attiser sa haine et sa répugnance. Furibond, il serra les poings et s'enfonça les ongles dans la peau.
Mais la douleur n'était rien comparée à son amour-propre profondément ébranlé.
— Cela faisait longtemps que tu ne m'avais pas rendu visite, poursuivit la femme en indiquant sèchement à la domestique de les laisser seuls.
La concernée se courba en tremblant et quitta la pièce presque en courant. Un sourire amusé se dessina brièvement sur les lèvres de la souveraine.
— Il lui manque une armure, commenta-t-elle en examinant ses ongles. Elle ne survivra pas longtemps si elle ne s'entoure pas d'une muraille pour dissimuler ses faiblesses.
Elle grimaça de dégoût.
— Heureusement que j'ai réussi à rayer cette insécurité ridicule de ton cœur, Chan. Cette faiblesse n'était pas digne d'un Prince.
Le jeune homme baissa les yeux sur ses mains agitées de spasmes. Son masque à lui n'était pas salvateur, il ne faisait que le précipiter un peu plus vers le désespoir.
— Qu'en penses-tu, Chan ? s'enquit la Reine en le fixant à travers le miroir. Ai-je eu raison ?
Le Prince desserra les dents avec rage. Il pesa ses mots et tâcha d'avoir l'air convaincant.
— Bien sûr. Chacune de vos décisions est basée sur vos expériences d'antan, vous êtes donc bien placée pour juger ce qui est de mieux pour moi, prononça-t-il d'une traite et sans aucune émotion.
Il n'ignorait pas que son but était de briser sa carapace. Et dès qu'elle l'aurait fait, c'était dans son âme qu'elle enfoncerait ses paroles venimeuses.
Mais Chan ne se laisserait pas faire. Il n'était plus un enfant.
— Alors tu admets que tu aurais dû être marié à Aisha ? le questionna la femme en dardant ses iris plus pâles que la glace dans les siens.
Il s'agissait de la même glace qui composait ses yeux à lui. À chaque fois que le jeune homme croisait son propre regard dans une psyché, il avait l'impression d'y voir ceux de sa mère. Et cela l'écœurait.
— Je ne puis m'opposer à la décision de père, lança le Prince d'un air las, comme si l'on lui avait déjà posé cette question.
— Laïa et toi, vous vous êtes embrassés sous ses ordres, n'est-ce pas ?
— En quoi cela vous regarde-t-il ?
— S'agissait d'un baiser d'amour, Chan ? persista la souveraine.
Chan ne comprenait pas où elle voulait en venir, mais il jugea préférable de rester sur ses gardes.
— Ce n'était rien d'autre qu'un baiser afin de sceller une union risible, répondit-il sèchement. Vous savez pourtant que je déteste profondément chacune de ces Princesses.
— Tu abhorres tout le monde, même moi, n'est-ce pas ?
Le jeune homme passa sa langue sur ses lèvres soudainement sèches. Ses cordes vocales se paralysèrent douloureusement.
Sa mère l'examina à travers son miroir sans ciller. Il avait l'impression qu'elle ne clignait même pas des yeux.
— Je ne puis me prononcer, lança-t-il finalement en ravalant sa salive.
La Reine pencha légèrement la tête de côté.
— J'exige que tu me répondes, Chan.
Chacun de ses mots suintait d'un poison pernicieux. Un avertissement, voilà ce dont il s'agissait.
Un grondement rauque s'échappa d'entre les lèvres du Prince. Ses émotions étaient dans une telle ébullition qu'il ne parvenait pas à reprendre son sang-froid.
Que devrait-il répondre à cela ? La vérité, à ses risques et périls, ou un mensonge ?
— Vous êtes ma mère, déclara-t-il avec un courroux discernable. Je ne pourrais vous abhorrer.
— Pourtant, ce n'est pas ce que je lis dans tes yeux, Chan.
Le jeune homme se crispa violemment en sachant ce qui l'attendait. La Reine se leva. Même si elle faisait une bonne dizaine de centimètres de moins que lui, elle n'en paraissait pas moins effrayante. Elle dirigea sur lui un regard profondément déçu.
— Ton masque s'effrite. Tu es faible, Chan.
Elle leva la main, mais le Prince la lui attrapa sèchement.
— Comment oses-tu ? siffla la souveraine tel un serpent sur le point de répandre son venin.
Son regard se darda de façon tellement glaciale sur lui que Chan se sentit trembler. Mais il ne regrettait pas son geste instinctif.
— Je vous interdis de me frapper, lâcha-t-il sèchement.
— Ton père va en entendre parler, l'avertit-elle.
— Eh bien, faites donc. Je n'en ai plus rien à faire. Vous avez perdu la dernière once de votre pouvoir.
— Mais toi, tu n'en as jamais eu, Chan.
Cette vérité blessa profondément le jeune homme qui se mordit la lèvre inférieure. Un éclat de vulnérabilité brillait au fond de ses iris si semblables mais si différents de ceux de sa mère.
— Nous sommes tous les deux aux ordres du Roi, poursuivit la souveraine, la main de son fils empoignant toujours son avant-bras. Ne penses-tu pas qu'il est temps de nous débarrasser de ce fardeau ?
Le Prince eut soudainement l'impression que la peau de la Reine était rêche et froide. Il relâcha vivement son poignet et recula de quelques pas, dégoûté par sa cupidité.
— Je ne ferais certainement pas alliance avec vous, gronda-t-il.
Ses paroles lui rappelaient celles qu'il avait prononcées à Laïa. Mais cette fois-ci, elles vibraient d'animosité et débordaient de fureur.
— Plus le temps passe, plus tu me déçois, Chan, l'apostropha la femme sur un ton désagréable. N'as-tu donc rien appris ? Rien retenu ? Ton comportement insubordonné et tes faiblesses nous couvrent d'opprobre.
Chan secoua la tête. Sa salive se changea en fiel, il eut un haut-le-cœur.
— Il n'y a aucune dureté en toi, Chan !
À cet instant, le jeune homme sentit soudainement ses épaules s'affaisser sous un poids infiniment lourd. Las, il décocha un regard haineux à la Reine. Jamais il n'avait autant abhorré quelqu'un de sa vie.
— Je suppose que détruire l'existence des autres est votre passe-temps favori, prononça-t-il avec une antipathie palpable.
La souveraine fut rapide, cette fois. Sa main atterrit sèchement sur sa joue en une brûlure sourde.
— Ne t'avise pas de me manquer de révérence, persifla-t-elle méchamment. Tu ne vaux rien, Chan.
Le concerné s'efforça de la fixer durement sans sourciller, malgré la douleur insoutenable de sa pommette qu'il devina être de la même couleur que sa chevelure.
Les propos avilissants de sa mère l'atteignaient bien plus qu'il ne le croyait. Peut-être était-ce la candeur de son âme qui faisait de lui une proie facile.
Le Prince sentit une émotion qu'il haïssait remonter dans sa gorge. Sans attendre la permission de la femme, il fit machinalement volte-face et ouvrit une des portes afin de quitter les enfers. Il la claqua derrière lui et s'avança dans le couloir.
Quelque chose de chaud s'échoua sur ses joues alors qu'il courait pour échapper à la voix de la Reine qui lui vociférait de revenir.
Des larmes salées. Chan les détestait, ces larmes. Elles représentaient une faiblesse endolorie qu'il avait tant bien que mal essayé de rayer de sa vie, en vain.
Mais peut-être était-ce là un signe que son cœur n'était pas constitué de glace, comme celui de sa mère, mais qu'il battait au rythme de ses sentiments.
Sa pulsion était celle d'un homme, pas d'une bête.
Et cela, quelque part, versa un infime réconfort sur son âme meurtrie.
℘
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top