11. Fragilité

Personne au palais n'aurait pu deviner que le mariage tant attendu de Chan avec l'aspirante ayant remporté la victoire se déroulerait le lendemain de sa déclaration publique, ni qu'on organiserait une petite cérémonie intime.

Mais la raison en était pourtant très simple. Le Roi maintenait que plus vite son intraitable fils serait marié, mieux ce serait. Mais surtout, ce que beaucoup ignoraient, c'était qu'il évitait ainsi les répercussions de sa décision qui ne plaisait pas à tout le monde. Une fois qu'Aisha serait rentrée chez elle et que ses parents apprendraient son échec, Chan serait déjà marié.

Le monarque ne semblait pourtant pas craindre un quelconque incident diplomatique. Ses conseillers étaient dans tous leurs états et ne cessaient de le mettre en garde contre ce Royaume, mais il ne s'en inquiétait pas outre mesure. Il savait qu'ils ne faisaient pas le poids face à son armée.

La Reine était son unique préoccupation, à vrai dire. Depuis la duplicité dont elle avait fait preuve dans son dos, il la surveillait à la manière d'un aigle ayant repéré une proie. Des racontars disaient qu'il préparait un traité de divorce, chose tout simplement impensable pour la royauté.

Felix était certain qu'il la garderait auprès de lui pour la surveiller, justement. Et puis, s'il divorçait, sa réputation en prendrait un coup, au point que Malyeog pourrait perdre de sa valeur auprès des autres contrées. Le Gongdanien, en tant que Prince, savait pertinemment qu'il ne pouvait se permettre de prendre un tel risque.

Le blondinet était passablement occupé depuis l'annonce du Roi. En effet, Yuqi n'avait cessé de prendre ses mensurations et de le faire essayer toutes sortes de robes et chaussures.

— Tout doit être parfait, lui répétait-elle souvent.

Felix enfila tout ce qu'elle lui apportait sans rechigner en se servant du paravent, même s'il était épuisé par tous ces essayages. Quand il osa pousser un léger soupir, la domestique s'empressa de lui rappeler qu'ils n'avaient pas le temps de se reposer, puisque la cérémonie se déroulerait le lendemain.

— De toute façon, il n'y aura que très peu de gens, lui fit remarquer le blondinet, alors qu'elle serrait un cordon autour de sa fine taille.

— C'est vrai, mais ce mariage sera le premier depuis celui de Sa Majesté, répondit la servante d'une voix distraite. Il se doit d'être mémorable pour ceux qui y assisteront.

— Mais Chan ne veut même pas m'épouser...

Yuqi se redressa et posa un regard compatissant sur le Prince. Son sourire contagieux fit naître l'ombre d'un rictus sur le visage du blondinet.

— Ne soyez pas triste, sire. Je suis sûre qu'il finira par succomber à vos charmes.

Felix pouffa et secoua la tête. Ses doigts se cramponnèrent au tissu corail de la jupe qu'il avait enfilée.

— Comme si c'était possible... Il n'aime pas les hommes.

— Mais ça, c'est parce qu'il n'admet pas qu'il a aimé vous embrasser, souffla la domestique avec un regard pétillant d'espièglerie.

Son enthousiasme fit rire le jeune homme qui se passa nerveusement la main dans les cheveux.

— J'espère que vous avez raison, Yuqi. Parce que moi... Ce baiser m'a plu.

La servante ouvrit la bouche avec surprise, les yeux exorbités comme des billes.

— Oh ! C'est adorable !

Felix n'était pas du genre à rougir facilement, mais ses pommettes hautes s'empourprèrent. Il détourna le regard, honteux d'avoir laissé échapper de telles paroles.

En remarquant son embarras, Yuqi choisit de ne pas insister. Elle se saisit d'une autre robe, celle-là d'un bleu très pâle, et la tendit au Prince.

Il s'en saisit sans piper mot et retourna se dissimuler derrière le paravent pour se changer.

— En tout cas, je vous trouve mignons, tous les deux, lança à nouveau la servante.

— Il n'y a que vous pour penser ainsi, s'amusa le blondinet, alors que la jupe vermillon tombait à ses pieds.

— J'espère bien que non.

Le Gongdanien revêtit le vêtement et s'avança vers Yuqi avec précaution. Celle-ci l'examina de la tête aux pieds avec des yeux experts.

— Hmm... Cette robe-ci vous sied à merveille, mais...

Elle releva brusquement la tête avec un fin sourire.

— Mais bien sûr ! s'exclama-t-elle. Je sais ce qu'il vous faut !

Elle partit fouiller dans les affaires du Prince, et Felix l'observa non sans inquiétude. Lorsqu'elle revint finalement, une expression triomphante peinte sur son visage, il avisa le vêtement qu'elle tenait à la main et sentit ses yeux s'écarquiller.

— Ah non ! Il n'en est pas question ! protesta-t-il en se mettant à reculer.

— Sire, voyons ! C'est juste pour le mariage ! Et sur vous, cela sera ni plus ni moins que magnifique !

— Je ne suis pas une femme, je vous rappelle !

— Mais vous avez une taille de guêpe ! persista Yuqi en le gratifiant d'un regard suppliant.

— Je...

Le blond déglutit difficilement. Oui, il savait parfaitement que sa taille n'entrait pas dans les normes du physique masculin, et la remarque de la domestique ne faisait qu'accroître son sentiment de n'appartenir à aucune catégorie existante.

— D'accord..., bredouilla-t-il en ravalant sa salive.

La brune le fit donc enfiler le corset pour l'étrenner et serra les cordons afin qu'il épouse le galbe de son corps. Il ne le garda que quelques minutes, le temps qu'elle soit certaine qu'il lui aille à la perfection, avant de l'autoriser à l'ôter.

— Je ne serrerai pas trop, lui promit la jeune femme devant sa mine déconfite. Seulement ce qu'il faut pour que cela vous mette en valeur.

Felix opina du chef en silence, un peu déconcerté. Tout ce qu'il désirait, c'était que tout se termine rapidement, car il savait qu'il ne serait pas capable de soutenir trop longtemps le regard de glace de Chan lorsqu'ils se retrouveraient face à face.

Il regrettait vraiment de s'être emporté alors qu'il avait simplement cherché à lui parler, mais son comportement borné commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Le Prince se terrait dans le déni, alors que le blond savait pertinemment que le baiser lui avait plu, à lui aussi.

Le Gongdanien venait de comprendre que la plus difficile de toutes les épreuves était de gagner la confiance de Chan.

Il ne se reprochait plus d'avoir abaissé ses barrières lorsque celui-ci l'avait embrassé, car il saisissait qu'il était nécessaire que toute la vérité lui soit dévoilée. Il avait finalement compris que le Prince craignait et détestait instinctivement ce qu'il ne comprenait pas.

« Peut-être que si je m'ouvrais à lui... »

— Vous allez bien ? s'enquit Yuqi, l'arrachant ainsi à ses réflexions.

Felix acquiesça en soupirant profondément.

— Servez mon souper ici ce soir, s'il vous plaît...

La prétendue Princesse ne dormit que très peu, cette nuit-là. Les scénarios les plus grotesques se jouaient sans cesse dans son esprit, alors qu'il savait pourtant que Chan ne pouvait plus rien faire. Son père ne reviendrait pas sur sa décision.

Il se leva de bonne heure et se baigna longuement dans la bassine d'eau chaude qui dégageait des effluves odoriférants pour se détendre. Il se laissa ensuite dorloter par Yuqi en s'efforçant de penser à autre chose.

— Vous n'avez aucune raison de paniquer, sire, tenta-t-elle de le réconforter. Tout sera bientôt terminé.

« Tout sera bientôt terminé », se répéta le blondinet pour se donner du courage.

Felix n'était pas le seul à angoisser avant l'inévitable. Chan était dans un état apathique depuis son réveil, et personne n'arrivait à l'en arracher.

Il faisait docilement tout ce que les domestiques lui demandaient sans broncher. Ses pensées s'agitaient cruellement, mais il était bien le seul à pouvoir les entendre lui murmurer que son existence telle qu'il la connaissait était sur le point de prendre brutalement fin.

Ce fut seulement lorsqu'il se tint sur l'estrade ayant hâtivement été montée à l'occasion dans la cour qu'il sembla revenir à la vie. Ses yeux vitreux se plantèrent durement dans ceux de son père, assis au premier rang, ainsi que dans ceux de sa mère qui avait été forcée d'assister à son mariage en guise de sanction.

Le Roi resta de marbre à sa provocation silencieuse, mais Chan décela une pointe d'amusement se faufiler dans son regard, et cela l'irrita profondément. « Merveilleux. Je ne suis qu'une source de distraction pour lui. »

Le Prince jeta un coup d'œil désintéressé à la sobre décoration autour de lui. Il n'y avait rien qui puisse attirer suffisamment son attention pour le laisser bouche bée. Les pâles rayons du soleil qui caressaient son visage aux traits tirés furent la seule chose qui le réconforta.

En baissant les yeux, il constata qu'il portait une veste de velours sombre par-dessus une chemise, ainsi qu'un pantalon de cuir noir qui lui moulait les jambes. Il chaussait des bottes et exhibait quelques bijoux de famille, comme le pendentif accroché autour de son cou représentant l'emblème du Royaume. Ses mèches écarlates rebelles retombaient de manière symétrique autour de son visage.

Chan souffla d'un air exaspéré. Ridicule. Toute cette mascarade était follement ridicule.

Son père, souverain de Malyeog, allait le marier à un homme sans le savoir. Et lui, en bon petit Prince docile, n'aurait pas son mot à dire dans cette histoire.

Il n'y avait que très peu de spectateurs : uniquement la famille royale, des personnes opulentes à l'expression impénétrable qui répondaient au titre de Duc ou de Comte, quelques gardes, et le personnel du palais à qui on avait autorisé d'assister à la cérémonie. Tous les visages où Chan posait son regard rayonnaient, et cela l'écœura.

« Faites que cela se termine rapidement... », supplia-t-il, incapable de supporter plus longtemps l'allégresse qui irradiait de l'audience. Il avait chaud et froid en même temps, comme s'il avait momentanément perdu le contrôle de son corps, mais il veilla à arborer une expression parfaitement insipide.

Lorsque le silence sillonna les rangs devant lui, un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres. « Enfin... »

Mais le Prince se rendit compte qu'il s'était réjoui un peu trop vite.

Les portes du palais s'ouvrirent alors pour laisser apparaître la Princesse de Gongdan. Sa bouche s'assécha d'un seul coup, un filet de sueur perla de sa nuque et coula lentement le long de son échine frissonnante.

Des murmures émerveillés parcoururent l'assistance. Personne n'en revenait qu'elle puisse être aussi belle.

Elle. Tellement tout cela lui paraissait chimérique, le cœur de Chan se mit à brûler d'un océan de feu qui consuma sa poitrine. Parce que malgré toute sa répugnance, il ne pouvait nier que le jeune homme possédait une beauté singulière.

Une beauté éthérée, féminine.

Mais il put s'empêcher d'être curieux. À quoi ressemblait-il, sans cet affublement de Princesse ?

Sous les regards qui convergeaient dans sa direction, le blond s'approcha de l'estrade d'une démarche ni trop rapide — ce qui aurait trahi sa nervosité —, ni trop lente. Ses pas avaient l'élégance et l'agilité d'un félin. Comment pouvait-il en être ainsi, surtout avec de pareils escarpins lacés aux pieds ?

Le Prince commençait presque à remettre en question ce dont il avait été témoin. L'illusion était vraiment parfaite.

En balayant la petite foule du regard, il constata que plus personne n'osait dire un mot. Il avait l'impression que le temps s'était figé, comme s'il était le seul à observer consciemment la prétendue Princesse alors qu'elle se rapprochait de l'estrade.

Son visage était d'une impassibilité troublante, modelé de marbre, féerique. Mais Chan parvint à déceler une étincelle apeurée qui colorait son regard violacé. Il n'était pas aussi à l'aise qu'il l'avait cru, finalement.

Les cheveux crêpés striés de mèches dorées et argentées du Gongdanien étaient parsemés de vagues qui retombaient en encadrant son visage piqueté de petites taches mordorées. Le diadème moiré posé sur son crâne accentuait sa ressemblance avec une poupée de porcelaine.

Une poupée splendide, délicate et fragile. « Une façade... », se rappela Chan en le jaugeant du regard.

Le haut de sa robe était d'un bleu tendre qui formait un dégradé de tons plus clairs vers les extrémités. En se parant ainsi des couleurs du Royaume, il faisait comprendre qu'il y appartenait, et le Prince concéda que c'était remarquablement bien réfléchi.

Sa jupe bouffante, elle entièrement blanche, lui descendait jusqu'à mi-cuisses, révélant ainsi ses jambes glabres et immaculées. Sa robe était lacée de rubans roses et blancs dans son dos et sur ses bras, et lorsque Chan y posa le regard, il constata que des dizaines de petites taches étaient disséminées sur ses frêles épaules.

Une gaine de velours d'un blanc crémeux mettait la fine taille de la prétendue Princesse en valeur. Ses yeux violets ombragés par de longs cils noirs étaient maquillés de fard rose vif et soulignés de strass nacrés.

Ce fut seulement lorsque le jeune homme eut franchi quelques mètres sous le soleil matinal que le Prince cadet de Malyeog remarqua la traînée en dentelle qui balayait le sol derrière son passage.

Le Roi se leva et alla se placer de sorte à pouvoir aider Laïa à gravir les quelques marches qui la mènerait sur l'estrade. Il lui offrit son bras, un sourire gravé sur son visage. Tout comme le restant de la foule, il était charmé par sa beauté angélique.

Bientôt, elle se retrouva face au Prince. Mais contrairement aux mines resplendissantes qu'arboraient tous les spectateurs, pas même l'ébauche d'un sourire venait effleurer les lèvres des deux concernés.

Pendant de longues secondes, Felix et Chan se fixèrent en silence. Le regard de l'un reflétait chagrin et remords, l'autre n'était animé que par l'écœurement et la lassitude.

« Je regrette que vous ne puissiez me pardonner », semblait dire l'un. « Votre secret me dégoûte... Je suis moralement épuisé par toutes vos simagrées », semblait dire l'autre.

Les iris de l'aîné avaient l'air d'être bien plus pâles qu'à l'accoutumée. Ils blêmissaient de rage et d'impuissance, d'une douleur sourde que — il en était persuadé — personne ne pouvait comprendre.

Felix craignait que sa colère finisse par se transformer en haine. Une haine qu'il avait nourrie en donnant vie à un mensonge cruel.

Il sentit une peur amère se frayer un chemin en lui et lui broyer la gorge. Il avait envie de pleurer, de crier, de tout envoyer balader, mais il n'en fit rien.

Le souverain, inconscient du drame silencieux qui se jouait entre eux, saisit délicatement les poignets du blond et les tendit vers le Prince.

Chan comprit directement ce qu'il devait faire. Il serra les dents et agrippa les mains aux ongles pailletés du Gongdanien entre les siennes. En remarquant leur petite taille, il fut malgré lui impressionné de constater que pratiquement tout chez lui semblait appartenir à une femme.

Ses doigts cramponnés aux siens étaient chauds et doux. Un contact qui lui rappelait leur querelle de la veille, alors qu'il s'était excusé.

Excusé. Il n'aurait jamais imaginé entendre une demande d'absolution de la bouche d'une vipère. Mais pourtant, l'inquiétude ayant vibré dans sa voix avait bel et bien été réelle.

— Si nous sommes ici réunis, commença alors le souverain, c'est pour célébrer l'union de mon fils cadet, le Prince Chan de Malyeog, et de la Princesse Laïa de Gongdan.

Dès lors, le jeune homme à la chevelure grenat se laissa porter par ses pensées sans plus se soucier de ses paroles. Il lui semblait impossible de croire qu'il était sur le point de se marier. Il avait à peine atteint la vingtaine, il était un très jeune homme dont la perspective de se retrouver intimement lié à quelqu'un n'enchantait guère.

Le regard lilas de son vis-à-vis l'observait avec attention. Lui non plus n'écoutait pas un traître mot du discours pompeux du monarque.

En remarquant que Chan le dévisageait intensément, Felix arqua un sourcil de manière suggestive. Le concerné sut alors qu'il avait véritablement affaire à un homme. Une Princesse ne se serait jamais permis une telle incartade.

Il le scrutait avec un dégoût à peine voilé, et le Gongdanien s'en attrista. Mais au fond de lui, il savait qu'il n'aurait pas pu espérer davantage de sa part, surtout aussi tôt.

Il se promit que ce mariage signerait un changement. Un éclat tout neuf brillerait dans ce regard azur.

Le souverain porta ses yeux sur sa personne, l'arrachant ainsi à sa rêverie.

— J'en conviens..., répondit-il à ses paroles qu'il n'avait pas entendues mais qu'il devinait.

Le sourire du Roi s'accrut davantage. Mais lorsqu'il tourna son visage vers Chan pour répéter sa question, son expression s'assombrit.

— Chan, veux-tu prendre comme épouse la Princesse Laïa de Gongdan, afin de lui apporter bonheur et amour à chaque instant de ta vie, et de la chérir pendant le restant de tes jours dans la maladie comme dans la santé ?

Le Prince serra les dents, une virulente bouffée de colère l'ayant à nouveau envahi. Il ne pouvait pas répondre à l'affirmative, c'était plus fort que lui.

Le simple mot qu'il se devait de prononcer lui brûlait la langue et refusait de franchir ses lèvres. En face de lui, la vive flamme violette chatoyant d'un halo irisé se planta dans ses yeux, et il sentit sa gorge se nouer.

C'était au-dessus de ses forces. Mais pourtant, il devait le faire.

Son père lui décocha un regard cinglant qui le fit finalement pousser un grognement résigné, signifiant son accord.

Le monarque opina du chef et reporta son attention sur Felix, tout sourire.

— Je vous déclare donc mari et femme !

Puis, alors que la foule se mettait à les acclamer en scandant leurs noms, il se rapprocha de Chan afin de lui murmurer à l'oreille :

— Maintenant, donne-toi en spectacle. Embrasse-la.

Même si le blondinet n'entendit pas ses paroles, la mine du Prince cadet se décomposa, et cela suffit à lui faire comprendre ce que le Roi attendait d'eux.

Un baiser. Celui dont il avait rêvé depuis leur mésaventure dans les cuisines.

À cette simple pensée, son souffle s'accéléra. Son cœur se mit à battre la chamade, mais le regard écœuré que le Prince posa sur lui refroidit ses ardeurs naissantes.

Le souverain se redressa en plaquant un sourire sur son visage. En descendant de l'estrade, il serra légèrement l'épaule de Chan, comme pour lui signifier qu'il ne s'agissait ni plus ni moins de son devoir.

Son devoir de contenter le peuple avant de penser à soi.

« L'abnégation... », ragea le Prince en se retenant de cracher par terre.

Ses mains, empoignant toujours celles de son vis-à-vis, devinrent d'un seul coup moites. Ses forces semblèrent l'abandonner, alors que l'anxiété l'envahissait.

— Chan, murmura alors Felix en constatant son malaise.

Celui-ci leva vivement un regard dur dans sa direction. Ils étaient mariés, dorénavant, ce qui signifiait que le blond n'aurait plus aucun scrupule à le tutoyer.

— Vous... Tu n'es pas obligé de le faire, si tu n'en as pas envie. Je dirais à Sa Majesté que je ne me sentais pas très bien.

— Je ne peux pas te faire confiance, siffla Chan, la colère brillant au fond de ses yeux.

Le Gongdanien roula des yeux en soupirant profondément.

— Mais pourtant, tu le dois, rétorqua-t-il. Nous sommes mariés, désormais.

— Jamais. Jamais je ne me considérerais l'époux d'un usurpateur.

Chan tressaillit en sentant le poids d'un regard brûlant sur lui. Il tourna la tête et décela l'expression incisive de son père, cachée sous une épaisse couche d'allégresse feinte.

Il n'avait pas le choix. Et même si la proposition de Felix l'enchantait, il ne pouvait pas être certain qu'il soit sincère.

Il reporta ses prunelles sur celui-ci, dont le visage était façonné par l'inquiétude. Mais le Prince savait qu'il avait un jeu d'acteur remarquable ; cette fois-ci, son sentiment était-il réel ?

Dans un accord tacite, Chan glissa l'une de ses mains dans la nuque de la fausse Princesse et attira lentement son visage à lui.

Le souffle de Felix effleura sa peau en une chaude caresse qui le fit frissonner. De brefs souvenirs de ce soir-là dans les cuisines refirent surface dans son esprit en un éclair. Il commençait à s'en rappeler dans son intégralité, et il avait honte.

Son regard se darda dans les iris violets de son épouse, puis descendit lentement sur ses lèvres rosacées. Elles étaient pulpeuses, et dans ses souvenirs, infiniment douces.

Il se mordit la langue, profondément hésitant. Son accès de hardiesse redescendit aussi vite qu'elle était apparue.

Mais au moment où il allait se retirer et faire face à la fureur de son père, le blond colla brusquement sa bouche contre la sienne.

Chan se raidit brutalement, pétrifié. Il était incapable d'esquisser le moindre geste, il ne sentait plus que la douceur des lèvres légèrement humectées du Gongdanien.

Sans crier gare, celui-ci vint s'emparer de sa bouche en de délicates caresses. Ses petites mains se posèrent sur sa taille et l'attirèrent à lui pour coller leurs torses. Instinctivement, le Prince se mit à répondre au baiser de plus en plus passionné.

Il ne comprenait plus rien, tout était flou, confus. Ses pensées formaient le chaos le plus filandreux qu'il n'ait jamais cru possible, tout comme ses émotions diffuses.

Il ne se l'avouerait sans doute jamais, mais son ventre s'éprit d'une agréable chaleur qui s'étendit dans tout son corps.

Sa deuxième main rejoignit la joue de l'androgyne juste au moment où celui-ci s'arracha à leur échange. Ils restèrent figés à quelques centimètres l'un de l'autre, le souffle haletant.

Chan se sentit pris de vives nausées. Alors que ses oreilles bourdonnaient, formant une vague de sons difformes et lointains, un goût amer lui remonta dans la bouche.

Ce goût, il le reconnut aussitôt ; un enchevêtrement de honte et de dépit, un haut-le-cœur mêlant humiliation et remords.

Il était mortifié par ses propres réactions à ce baiser purement distractif.

Mais pourtant, le Prince ne parvint pas à détacher son regard des yeux veloutés de Felix. Ils étaient magnifiques, d'une couleur rarissime et tout simplement sublime. De surcroît, ainsi agrémentés de maquillage rose, ils semblaient ressortir encore plus, et s'accordaient parfaitement au bleu de sa robe.

L'éclat qui s'était faufilé dans ses iris était d'une douceur incomparable. C'était comme si, tous les deux, ils se comprenaient.

Les doigts de Chan se glissèrent dans les cheveux ondulés de son vis-à-vis. Son regard était dans le vague, plongé dans un monde onirique.

Felix le scruta avec inquiétude. Soudain, l'espace d'un instant, il aperçut quelque chose d'étrange scintiller dans les méandres du céruléen de ses prunelles.

L'ombre d'une vulnérabilité qu'il essayait en vain de dissimuler.

Ce fut comme si l'androgyne avait pu apercevoir son vrai lui pendant quelques longues secondes, avant qu'il ne revête à nouveau son masque impénétrable et qu'il ne le repousse brutalement.

Mais le Gongdanien savait que le fait qu'il s'écarte physiquement de lui avait une signification morale également. Car plus Chan s'éloignait de sa personne afin de fortifier son cœur de glace, plus il lui était facile de cacher qui il était vraiment.

Felix intercepta alors le regard étincelant de satisfaction du monarque, et cela le dégoûta. Mais il s'efforça d'afficher son plus beau sourire pour contenter l'assemblée qui les applaudissait chaudement.

Il espérait juste ne pas avoir attisé la haine de son nouvel époux.

Les convives se dirigèrent ensuite dans le hall, là où un banquet avait été installé pour fêter le mariage. Le jeune homme les suivit et resta une bonne heure, par pure politesse. Il ne toucha pas à son assiette qui contenait pourtant une nourriture délicieuse et raffinée, car son ventre était noué.

Distraitement, il remercia d'un infime sourire les compliments et les vœux de bonheur des invités en cherchant Chan du regard. Il finit par le repérer à la droite de son père, le visage profondément gravé par l'accablement et l'amertume. Cela le secoua au point de le rendre malade.

Lorsqu'il décida de se retirer, il indiqua au souverain qu'il ne se sentait pas très bien, dû à l'émotion. Il attendit avec une patience légendaire que le Roi termine son effusion d'éloges quant à sa beauté. Enfin, celui-ci lui fit un baisemain et lui recommanda de se reposer. Le blondinet acquiesça et retourna à ses appartements.

Il se dévêtit en quatrième vitesse, puis alla se démaquiller. Il enfila une robe ample et se laissa choir sur son lit en poussant un gros soupir las.

Le baiser qu'il avait échangé avec le Prince l'obsédait. Chan embrassait comme personne, et son cœur le lui faisait très clairement comprendre.

Il se promit que peu importe le temps que cela prendrait, cela ne serait pas la dernière fois.

— Sire ? s'enquit une petite voix qui fit sursauter le concerné.

— Yuqi ? bredouilla-t-il en posant une main sur son cœur pour calmer ses battements frénétiques.

— Oh, excusez-moi, je ne voulais nullement vous effrayer !

La servante s'était faufilée dans les quartiers et avait refermé les portes derrière elle sans un seul bruit. Penaude, ses doigts s'agrippèrent d'eux-mêmes à sa robe beige.

— J'ai entendu dire que vous aviez pris congé. Comment vous sentez-vous, à présent ? Souffrez-vous de maux de tête ?

Felix pouffa de rire en s'asseyant sur le matelas.

— Ne vous inquiétez pas, il s'agissait seulement d'un prétexte. Je suis juste épuisé, mais ça passera.

La domestique sembla hésiter un instant, ses longs cheveux couleur de musc retombant devant son visage.

— Puis-je...?

— Bien sûr ! Venez !

Yuqi se dirigea aussitôt en direction de l'armoire et commença à en sortir les vêtements. Le jeune homme arqua un sourcil.

— Ne me dites pas que..., commença-t-il.

— Si. Sa Majesté a ordonné que vous dormiez auprès de votre époux, cette nuit.

Felix ouvrit la bouche avec surprise, mais ne prononça rien. Il se leva et alla plutôt aider la jeune femme à faire ses bagages.

— Sire, ce n'est pas très décent, protesta-t-elle faiblement.

— Laissez. Je suis sûr que vous avez d'autres choses plus pressantes à faire, comme préparer nos appartements avant la nuit.

— C'est vrai, mais je ne peux pas vous...

— Je m'en occupe, persista le blond avec un sourire aimable.

Face à son insistance, Yuqi finit par opiner du chef. Elle lui indiqua qu'elle reviendrait dans une quinzaine de minutes, avant de quitter ses quartiers.

Tout en s'acquittant de sa tâche, le Prince lâcha des soupirs de plus en plus appuyés. Comment allait-il faire pour persuader Chan de dormir dans le même lit que lui ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top