08. Chaos

Lorsque vint le matin de la cinquième et dernière épreuve, Chan refusa obstinément de prendre son déjeuner dans le hall. En fait, il ne mangea pas du tout.

Il resta cloîtré dans ses quartiers privés, refusant l'assistance de chaque domestique qui se présentait à sa porte. Il avait cruellement besoin d'être seul pour cogiter sur les évènements flous de la veille, et ainsi remettre de l'ordre dans son esprit des plus encombrés.

Le souper était un souvenir parfaitement clair dans sa tête. Enfin, jusqu'à un certain point. Le Prince se rappelait avoir ingurgité énormément de vin, et également avoir passé une heure seul. « Tous les convives sont donc allés se coucher à ce moment-là de la soirée », raisonna-t-il.

Mais le reste s'embrouillait dans sa mémoire précaire.

Le jeune homme ressentit alors une vive confusion lorsqu'un souvenir s'imposa à lui : de magnifiques yeux en amande aux iris violacés... Ils ne pouvaient appartenir qu'à une seule personne. « J'ai vu Laïa », comprit-il alors.

Chan s'adossa contre le mur et enroula ses bras autour de ses jambes repliées contre sa poitrine.

— Mais ensuite ? Que s'est-il passé ensuite ?

Si tout cela avait été un simple trou noir, il n'aurait pas insisté. Mais au fond de lui, il sentait que c'était important, que cela l'avait bouleversé.

Lorsqu'il songeait à ces prunelles lilas, il sentait une peur inextricable sourdre en lui et se mêler à un tout autre sentiment : l'aversion.

C'était comme s'il était à la fois effrayé, curieux et répugné. Il peinait à se comprendre.

— J'ai besoin de savoir, déplora le Prince.

Il occupa sa matinée à fureter dans les bribes de ses souvenirs, ce qui, bientôt, lui causa un intense mal de crâne. Il s'allongea dans son grand lit à baldaquin et ferma les paupières.

Une nouvelle image se présenta alors à lui, claire comme de l'eau de roche : des lèvres pulpeuses et rosées qui se mouvaient sans qu'il ne puisse entendre un quelconque son.

Chan craignait de comprendre ce qu'il avait fait. S'il avait touché à la Princesse, et qu'elle s'était plainte auprès de son père... Il déglutit en imaginant les pires supplices qui l'attendraient.

Mais pourtant, là n'était pas l'origine de sa peur. Il sentait toutefois qu'il était proche d'avoir la clé. « Je n'aurais pas dû boire autant », maugréa-t-il intérieurement.

Yuqi vint alors lui annoncer que le dîner était servi dans le hall. Le jeune homme lui accorda à peine un regard désabusé et lui ordonna froidement de le lui apporter dans ses appartements.

Une fois servi, il se sustenta à sa table basse, la tête ailleurs. « Mes mains... »

Soudain, ses couverts lui échappèrent et s'écrasèrent sur le sol en un fracas métallique. Éberlué, il sentit son souffle se couper brutalement.

Il scruta ses paumes, attendant patiemment que tous ses souvenirs se clarifient enfin.

— Non !

Chan écarquilla les yeux en se rappelant de l'endroit où il avait posé ses mains. Et cet endroit...

— Non, non, non..., gémit-il alors en sentant un haut-le-cœur le traverser. Laïa n'est pas Laïa ! Laïa n'est qu'un imposteur !

Il se recula jusqu'au châlit en sentant ses yeux se remplir de larmes. Son appétit s'était brusquement envolé.

— J'ai embrassé un usurpateur..., murmura-t-il d'une voix tremblante.

Il plongea son visage entre ses paumes, tentant vainement d'effacer la répulsion qui l'envahissait. Sa terreur croissante l'empêchait presque de respirer.

Le Prince ignorait combien de temps il était resté ainsi, à se repasser en boucles les images obsédantes du bref moment qu'il avait passé en compagnie de la Gongdanienne. Mais quoi qu'il en soit, lorsqu'il parvint à s'enfermer à nouveau derrière un masque à l'expression détachée, la lumière de fin d'après-midi s'infiltrait par sa fenêtre. Elle chatouilla son nez, le faisant ainsi éternuer.

Il analysa ensuite la situation avec froideur, comme si elle n'était pas la sienne. Plusieurs interrogations se succédèrent tout d'abord dans son esprit. Qui était-il ? Pourquoi faisait-il cela ? Comment était-il parvenu à dissimuler son identité aussi longtemps ?

— C'est donc ça, votre secret...

Mais malgré tous ses efforts, Chan ne parvenait pas du tout à croire que ce visage si délicat puisse appartenir à un homme. Mais s'il laissait de côté le détail de son physique, son comportement concordait avec cette révélation.

— J'ai besoin de réponses, mais je serais tout à fait incapable de croiser son regard...

« Et le mariage ? »

— Je ne peux pas me marier avec un usurpateur qui n'est même pas une femme ! s'alarma-t-il en se redressant.

Le Prince allait se lever pour se précipiter chez son père, mais il se rendit bien vite compte que ce serait perçu comme ridicule. Personne ne le croirait sans avoir de preuves concrètes pour corroborer ses dires.

— Sire ? Souhaitez-vous vous faire servir le souper dans vos quartiers ?

Le concerné releva vivement la tête. Une idée s'imposa alors en lui comme une évidence. « Mais bien sûr ! »

— Pouvez-vous me rendre un autre service ? s'enquit-il en se rapprochant de la jeune femme à la longue chevelure auburn qui se tenait sur le seuil des portes.

Yuqi se crispa, mais força un sourire.

— Bien sûr, de quoi s'agit-il ?

— J'aurais besoin d'un renseignement. Connaissez-vous la servante personnelle de la Princesse Laïa ?

La domestique se mordit la lèvre inférieure, hésitante.

— C'est vous ? devina le jeune homme, faisant ainsi preuve d'une perspicacité qui coupa le souffle de son vis-à-vis.

La brune n'eut pas d'autres choix que d'acquiescer. Mais avant qu'elle n'ait pu s'éclipser pour sauver le secret de Felix, Chan lui agrippa le poignet.

— Dites-moi qui est Laïa en réalité, ordonna-t-il durement.

— J-Je... Je l'ignore... J-Je ne suis que sa servante...

— Je sais que vous êtes au courant. Dites-moi qui est cet homme et je vous laisserai tranquille.

Le Prince la fixait intensément, en attente d'une réponse. « Il sait », s'alarma Yuqi.

— Q-Quel homme...?

— Répondez-moi ! tonna Chan, la fureur durcissant son regard bleuté.

— I-Il... son frère..., bafouilla-t-elle d'une voix effrayée.

— Cet usurpateur est son frère ?!

La domestique profita de sa distraction pour se défaire de sa poigne. Elle courut dans le couloir pour rejoindre l'étage inférieur, laissant un jeune homme en proie à l'effroi derrière elle.

Cela faisait à peine quinze minutes que le Prince de Gongdan et la Princesse de Munhwi s'étaient enfoncés ensemble dans les bois, et déjà, le jeune homme brûlait d'envie d'assommer sa concurrente.

— Vous ne pouvez pas vous taire ? lâcha-t-il d'un ton cinglant après une de ses énièmes plaintes. Je n'y peux rien, moi, si vous vous heurtez à chaque racine !

— Mais j'ai mal aux pieds ! Cette fichue forêt est tellement fastidieuse !

Felix soupira profondément et accéléra le pas. Malheureusement pour lui, puisqu'il marchait en tête pour les guider, la voix nasillarde d'Aisha lui parvenait très distinctement.

— J'ai de plus en plus froid, se plaignit-elle.

Le blond se retourna brutalement et darda ses yeux incisifs dans les siens.

— Vous n'aviez qu'à vous vêtir plus convenablement ! explosa-t-il. Nous sommes en pleine nature, pas à un bal !

— Comment aurais-je pu savoir que nous allions nous rendre en forêt ?! Nous sommes des Princesses !

— Ce n'est pas une raison ! Comme le disait le rouleau, nous devons nous tenir prêtes à toutes éventualités et savoir réagir en conséquence !

— Mais si...

— Taisez-vous, à la fin ! s'exaspéra le Gongdanien. Si vous continuez de crier ainsi, tous les animaux vont déserter les bois !

— Ce ne serait pas plus mal, bougonna la rouquine.

Le jeune homme lui décocha un regard chargé d'avertissement avant de faire volte-face et de reprendre sa route sans plus se préoccuper d'elle.

L'obscurité ombrageait de plus en plus le firmament. On pouvait apercevoir quelques étoiles brillantes y apparaître progressivement et irradier d'un vif éclat immaculé. Elles étaient semblables à des diamants d'une beauté indicible qui charmèrent immédiatement Felix.

Sans le laisser ouvertement paraître, ce dernier commençait à s'inquiéter de leur sort. La nuit tombait, et ils n'avaient toujours pas déniché le sentier pour rentrer au château. Et puisque la jeune femme était tout à fait incapable de les aider, il devait se débrouiller seul. D'ailleurs, il ne faisait que tendre une oreille distraite à ses murmures plaintifs et décousus, tout son esprit réfléchissant à plein régime sur une façon de s'échapper de la forêt. Mais il avait beau tourner le problème dans tous les sens, aucune solution alléchante ne s'offrait à lui.

Le blond sentit un sourire amusé fleurir sur ses lèvres qu'il avait mâchouillées par nervosité. S'il continuait de cogiter ainsi, les rouages de son cerveau allaient lui sortir par les oreilles !

— Il y a comme un effluve nauséabond dans l'air, fit alors remarquer la rouquine, sa voix recelant une répugnance certaine.

Felix se figea tellement sèchement qu'elle lui fonça dans le dos.

— Hé ! Faites attention ! Vous êtes d'une rudesse, ma parole !

Mais le jeune homme ne l'écoutait plus. Il humait l'air avec une profonde appréhension.

— Seul un animal peut dégager de pareils relents..., souffla-t-il alors.

— Que dites-vous enc...

Le Gongdanien la poussa derrière un arbre au large tronc et plaqua rapidement sa main sur sa bouche. Elle se mit à se débattre comme une forcenée, réduisant ainsi en cendres ses efforts pour l'immobiliser.

— Restez tranquille, siffla-t-il avec gravité.

Une brindille craqua sous des pas inconnus, et le visage d'Aisha se changea en un masque de pure terreur. D'un regard, Felix la persuada de se taire.

Bientôt, on entendit plus que des bruissements de plus en plus distincts, ainsi que la respiration affolée de la Princesse qui se sentait submergée de panique.

L'androgyne aperçut alors un animal au pelage aussi roux que la chevelure de la jeune femme s'avancer entre les chênes. « Un renard ! »

Mais il remarqua aussitôt que quelque chose n'allait pas. Il titubait, comme s'il était ivre, et ne cessait de grogner. « Ce n'est pas normal », s'alarma-t-il.

Le visage de plus en plus blafard d'Aisha lui fit comprendre que la situation était réellement grave. Sans un bruit, le blond empoigna solidement sa dague.

Après quelques minutes, l'animal se figea net. « Il a dû nous sentir », s'angoissa le jeune homme. Son hypothèse se confirma lorsque le renard se tourna dans leur direction et se mit à gronder de façon menaçante.

Les deux membres royaux avisèrent aussitôt la salive excessive qui se déversait de sa gueule et son regard fiévreux. Aussitôt, les mains de la rouquine se cramponnèrent à la tunique de Felix. Ses yeux s'écarquillèrent avec frayeur, mais aucun son ne s'échappa de sa bouche grande ouverte.

Le blond s'interdit de céder à la panique. Il scruta attentivement le renard qui s'avançait sans aucune crainte sur ses pattes tremblantes.

— Vous devez... le... tuer..., articula Aisha d'une toute petite voix.

— Le tuer ? s'effraya-t-il.

L'animal avait déjà franchi les trois-quarts de la distance qui les séparait. Ses yeux luisants semblaient comme fous.

— Tuez-le ! hurla la rouquine dans un ultime élan de terreur.

Son éclat de voix fit sursauter le renard, qui se précipita vers eux. Le Prince laissa aussitôt son instinct prendre le dessus. Sans réfléchir, il lança son poignard comme il l'avait fait pour immobiliser Changbin.

Mais cette fois-ci, il visa le cœur.

La lame s'enfonça sèchement dans le poitrail du renard, et il s'effondra sur le sol.

Un silence insupportable enroba alors Aisha et Felix. Leurs souffles étaient lourds, beaucoup trop lourds.

— Est-ce qu'il est...? commença la jeune femme.

— J-Je crois...

— Vous avez bien fait, Laïa. Un renard atteint de rage est très dangereux. Il aurait pu nous transmettre la maladie.

Le blond opina du chef en silence. Son geste le chagrinait, mais il savait que cela n'avait pas été par choix.

Il choisit de ne pas reprendre sa dague, par précaution. Les effluences fétides que dégageait le renard étaient de plus en plus épouvantables et le firent grimacer.

— Allons-nous-en, lâcha-t-il d'une voix froide. Tout de suite.

La rouquine ne protesta pas quand il s'enfonça à nouveau dans les bois d'un rythme beaucoup plus rapide qu'auparavant. Elle lui emboîta le pas en silence, même si elle peinait à le suivre. C'était comme si elle sentait qu'il était touché par la scène qui venait de se jouer devant eux.

Ils marchèrent un long moment dans la pénombre sans piper mot.

— Vous avez fait preuve d'une grande bravoure, murmura enfin Aisha.

— Non, rétorqua sèchement Felix. Il s'agissait d'un acte purement salvateur, cela n'a rien à voir de près ou de loin avec le courage.

La Princesse n'osa pas rajouter quelque chose. Ses jambes tremblaient de plus en plus sous la fatigue et l'épreuve émotionnelle qui les avait assaillis, mais elle conserva la cadence que lui imposait sa concurrente.

Ce fut seulement après une quinzaine de minutes que l'androgyne s'arracha enfin à son état apathique. Sa tête lui tournait horriblement, et son estomac criait famine. Il comprit qu'ils devaient s'arrêter.

Ils tombèrent finalement sur une petite clairière baignée par le clair de lune. Felix alla s'asseoir en son centre, et la rouquine se laissa tomber sur le sol à une distance respectable de sa personne.

Sans un mot, le jeune homme fouilla dans sa besace et en ressortit le pain, qu'il coupa en deux parts égales. Il déposa la moitié de la viande séchée et du fromage sur une des deux, puis la tendit à Aisha.

Celle-ci le dévisagea avec une mine où se reflétait un mélange d'étonnement et de méfiance.

— J'imagine que vous n'avez rien pris avec vous, se justifia le blond sur un ton parfaitement neutre. Alors mangez. Il ne nous reste plus beaucoup de temps.

La Princesse mordit dans le morceau de pain pour s'empêcher de répliquer face à cette nourriture bien trop fade pour des personnages de sang royal. Le blondinet fit de même, mais il était complètement perdu dans ses pensées.

Ce même sentiment las qui l'avait poursuivi toute la journée l'envahissait à nouveau et le rendait malade.

Il secoua la tête. Il ne devait pas se laisser distraire par ses émotions, c'était ainsi que sa mère s'était efforcée de l'élever. Mais pourtant, impossible pour lui de se défaire de ce fil ancré en lui qui liait la partie rationnelle de son cerveau à ses sentiments.

Le Gongdanien choisissait toujours son cœur avant sa raison.

Pour échapper au vide vertigineux en lui, il dévora son repas le plus rapidement possible. Il se leva et se dirigea, tel un automate, vers l'arbre le plus haut qui les entourait.

— Que faites-vous ? s'inquiéta Aisha, qui avait à peine entamé son repas.

Felix ne lui répondit pas. Il inspecta les branches de son mieux, ce qui n'était pas une mince affaire dans l'obscurité. Convaincu qu'il ne s'agissait pas d'une tâche trop complexe, il se mit à l'escalader en s'efforçant de se concentrer pour ne pas commettre d'erreur.

— Êtes-vous vraiment désespérée à ce point ? s'exaspéra la rouquine. Vous allez vous tuer !

Le blond fit la sourde oreille. « Cela vous arrangerait que je tombe, n'est-ce pas ? » bougonna-t-il intérieurement.

Sans laisser percevoir son irritation croissante, il poursuivit son ascension. La jeune femme en contrebas ne cessait de se lamenter, mais il n'en tint pas compte. « Soyez satisfaite d'avoir de quoi vous sustenter au lieu de vous plaindre de votre sort ! » avait envie de crier le Prince.

Bientôt, il se coupa complètement du monde extérieur et s'engouffra dans ses pensées lancinantes. Se plonger dans son passé n'était pas vraiment son intention, surtout qu'il recelait tout un amas de mauvais souvenirs, mais il ne pouvait pas vraiment s'en empêcher. Finalement, il ressentit une étonnante pointe d'amusement du fait d'avoir grimpé aux arbres deux fois en l'espace d'une demi-journée alors qu'il ne l'avait jamais fait de sa vie. « Ce n'est pas si mal que cela », admit-il.

L'androgyne parvint au sommet une dizaine de minutes plus tard. Il avait progressé très lentement, car l'obscurité lui brouillait considérablement la vue.

Il se risqua à se mettre debout sur une branche qui lui paraissait solide afin de jeter un œil aux environs. Il ne reconnaissait pas les différentes étoiles qui piquetaient le firmament, ce qui l'aurait ainsi aidé à trouver les quatre points cardinaux. « J'aurais dû prêter plus d'attention à mes cours d'astronomie », regretta-t-il alors.

En face de lui, il n'y avait qu'une mer d'arbres d'un vert impérial qui s'étendait à perte de vue. À gauche se dessinaient plusieurs nappes mouvantes reflétant la lumière de la lune, ce qu'il identifia comme étant des lacs, ainsi que de vastes prairies où paissaient des animaux qu'il ne parvenait pas à distinguer.

Enfin, vers sa droite se dressait la silhouette imposante de la forteresse de Malyeog. Quelques lueurs blafardes y brillaient et tressaillaient, probablement les torches des sentinelles et les bougies de ceux qui ne s'étaient pas encore couchés.

Felix se fixa des points de repères pour être certain de se diriger dans la bonne direction, puis redescendit. Une fois qu'il eut mis pied à terre, il rassembla ses affaires et mit sa besace en bandoulière sur son épaule.

Aisha le questionna du regard.

— Par-là, lâcha sèchement celui-ci en pointant sa droite.

— Maintenant ?

Le blond lui décocha un regard agacé.

— Il nous reste deux heures avant minuit, très chère, nous n'avons pas d'autres choix. À moins que vous ne désiriez passer votre nuit ici.

— Mais nous avons à peine fait quinze minutes de pause ! protesta-t-elle vivement. Et puis de toute façon, qui me dit que vous indiquez le bon chemin ? Vous aussi, vous désirez gagner à tout prix ! Vous voulez vous débarrasser de moi, c'est cela ?

Le Prince exhala un soupir de lassitude et roula des yeux.

— Contrairement à ce dont vous êtes persuadée, poursuivit la jeune femme avec ferveur, je suis parfaitement capable de me dépêtrer de...

— Soit, l'interrompit son vis-à-vis sur un ton mordant. Alors débrouillez-vous sans mon aide, vous qui vous targuez d'être si futée. Si prouver votre valeur vous importe plus que votre propre sécurité, je ne vais certainement pas vous retenir.

Sans attendre qu'elle ne lui fasse l'étalage de ses prétendus talents en matière de survie, Felix tourna les talons et pénétra dans les bois en direction du château.

Mais si la contrariété ne l'avait pas poussé à s'éloigner aussi vite, peut-être aurait-il eu le temps d'apercevoir le sourire triomphant qui s'était dessiné sur les lèvres pleines de la rouquine.

Le très court périple du Gongdanien à travers les bois se passa étonnement sans encombre.

Il avait marché pendant une heure à un rythme soutenu sans s'arrêter une seule fois, profondément inquiet par le temps qui filait à vive allure.

Et puisque la Princesse n'était plus là pour le ralentir, il parvint très rapidement à rejoindre la lisière de la forêt.

Le blond peinait à comprendre pourquoi il lui avait semblé si facile de retrouver son chemin, alors qu'à l'aller, il s'était perdu en un claquement de doigt. « Cela dit, Seoho nous avait prévenus qu'il s'agissait d'un labyrinthe », concéda-t-il.

Il faisait vraiment très sombre lorsqu'il posa les pieds dans la cour. Quelques torches y étaient plantées à intervalles réguliers, mais elles ne faisaient qu'éclairer un léger cercle autour d'elles. Felix scruta les lieux de ses prunelles fatiguées sans toutefois dénicher une trace de l'héritier.

— Le Prince procédera à l'annonce de la fiancée demain matin, expliqua soudainement une voix éraillée, le faisant sursauter. Oh, vous ai-je fait peur, Princesse ?

Le blondinet à l'aspect androgyne aperçut alors, en plissant les yeux, la silhouette sombre d'un soldat qui se tenait contre la muraille, les bras croisés.

— Sire Changbin ? devina-t-il.

— Non, je suis juste Changbin, s'agaça celui-ci. Mais ouais, c'est moi. Allez vous coucher, vous tenez à peine sur vos jambes.

Mais même s'il tombait d'éreintement, le Gongdanien hésita. Le noiraud lut l'interrogation dans son regard aux paupières lourdes.

— Aisha ?

Son vis-à-vis opina du chef, et le garde le dévisagea un long moment.

— Je ne suis pas censé vous le révéler, mais je ne vois pas où est le mal. Aisha est dans ses appartements en ce moment, souffla-t-il sur un ton très bas.

Felix sentit son sang se glacer dans ses veines.

— Elle est rentrée ? Depuis quand ? s'affola-t-il.

— Cela doit faire... une demi-heure qu'elle est là. Lorsqu'elle s'est présentée, elle était aussi fraîche qu'une rose.

Le Prince secoua la tête. Il ne parvenait pas à croire que tous ses efforts se soient soldés par un échec aussi cuisant. « J'aurais dû me méfier et la surveiller... »

— Mais quelque chose cloche, poursuivit Changbin en examinant la lame de son épée. Sur son visage, il n'y avait aucun signe d'épuisement. Au contraire, elle rayonnait d'un sentiment de victoire qui ne lui appartenait pourtant pas.

« Pas encore, plutôt », songea désespérément le blond. Sa mine dépitée fit pouffer son vis-à-vis.

— Ne vous en faites pas. Sire Seoho n'est pas dupe.

— Mais les règles sont les règles...

— Les règles ont été créées pour que les aspirantes de Chan se débrouillent par elles-mêmes, l'interrompit le soldat. Mais la Reine désire voir Aisha aux côtés de son fils cadet, et ce pour une raison qui m'échappe.

— Une union entre Malyeog et Munhwi, assurément, murmura Felix.

L'unique partie encore suffisamment lucide de son cerveau réfléchissait intensément.

— La Reine est sûrement capable d'influencer les décisions du souverain... Ce qui signifie donc qu'il faut absolument que Seoho lui lie les mains. Mais Aisha est arrivée avant moi, ce qui est un critère important...

L'androgyne poussa un profond soupir en passant une de ses petites mains dans sa chevelure blonde pour la repousser en arrière. Il tentait désespérément de trouver une solution à cette belle impasse.

— Vous êtes notre unique chance d'éviter une alliance désastreuse, lui confia Changbin. Si Chan épouse Aisha, les monarques de Munhwi se retrouveront intimement liés à ceux de Malyeog.

— Mais que pourraient-ils faire ?

— Je l'ignore. Personne ne le sait, hormis la Reine et la mère de la p'tite rousse. Mais honnêtement, je ne préfère pas imaginer.

Le noiraud jeta un bref coup d'œil autour de lui afin de s'assurer que personne ne les écoutait.

— Si cette félonne devait s'allier avec la mère de la sorcière...

Il grimaça et enfonça son épée dans le sol afin d'évacuer le courroux qui l'envahissait.

— Je ne prends pas les armes uniquement pour le plaisir de voir les monarques assister à nos tournois, Princesse. Notre devoir est bien évidemment de protéger le Royaume, et je juge que notre travail se résume à bien plus que cela. Nous devons obéissance aux souverains, mais parfois, la situation exige que nous les protégions aussi d'eux-mêmes, de leur propre folie, de leurs jugements erronés. Pour moi, c'est cela, être fantassin.

Felix l'écouta attentivement, malgré son épuisement évident.

— J'aurais aimé pouvoir aider le Roi à ouvrir les yeux, soupira Changbin, mais c'est impossible pour un simple soldat comme moi. Seul Lucas en est capable, mais il est complètement obnubilé par la Reine et ses promesses. C'est à elle qu'il obéit, et c'est véritablement dangereux.

Il planta son regard charbonneux dans celui du Prince. Un éclat empli de gravité y tressautait.

— Je ne sais pas grand-chose de vous, admit-il. Mais votre aura est apaisante et inspire confiance. Je sais que le bien-être du peuple vous tient à cœur, même si régner n'est pas votre destin. Je vous prie, vous devez remporter les épreuves. Ce mariage ne sera qu'une mince victoire pour Aisha comparée à l'union que cela représentera par la suite.

— Je ferai au mieux, promit l'androgyne d'une voix tremblante. Mais... c'est trop tard, maintenant. Je ne peux plus rien faire. La décision finale revient au Roi.

— Peut-être pas. Ce qu'il nous faut, c'est une bonne dose d'espoir.

— Mais... et Chan ? Je ne puis regagner sa confiance. Il m'abhorre.

— Pas plus qu'il ne hait Aisha. Écoutez, je sais que vous ne pouvez pas le forcer à vous aimer, mais essayez... essayez de lui montrer que vous tenez à lui. C'est la meilleure façon de prouver son affection pour quelqu'un.

En prononçant ces mots, sa voix se chargea d'une étrange émotion.

— Êtes-vous amoureux, sire Changbin ? demanda Felix avec un sourire.

— C-Certainement pas, grommela celui-ci en détournant la tête. Méditez sur mes paroles et tâchez de vous reposer. Il se fait tard. Bonne nuit.

Le Prince n'eut pas le temps de protester. Le garde fit volte-face et disparut parmi les ténèbres.

— Je ne peux plus rien faire..., déplora le blond. Si la Reine influence Sa Majesté... tout sera terminé.

Il pénétra dans le palais et monta à l'étage où il séjournait. En passant devant les quartiers de la rouquine, il serra les poings.

Il se doutait que tout avait probablement été décidé par les souverains de Munhwi, mais cela n'excusait en aucun cas son comportement impudent.

En sentant que ses pensées formaient des enchevêtrements de plus en plus confus sous la fatigue, le Gongdanien finit par abandonner ses tentatives d'échafauder des plans.

Il entra chez lui, ferma à double tour et laissa tomber sa besace sur le sol. Il se dévêtit en quatrième vitesse afin d'enfiler sa nuisette, et se glissa sous les draps.

« Tu ne perds rien pour attendre, Aisha », se promit-il avant de sombrer dans un profond sommeil.

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