17. Perles

Chan !

Une vague de lassitude se déversa de la voix rauque de Felix. Le long couloir tapissé de ces mosaïques aux couleurs célestes qui tentaient d'égayer un peu la froideur du palais vibra sous cette énergie pernicieuse.

Après une bonne dizaine de minutes de course effrénée sous les regards mi-curieux mi-excédés des serviteurs, le petit Prince finit par abandonner la partie.

Essoufflé, il exhala un profond soupir afin de chasser sa frustration. Il était éreinté rien qu'à l'idée de devoir poursuivre son époux pour la deuxième fois en quelques heures à peine.

Il comprenait parfaitement le ressentiment qu'éprouvait Chan, mais il comptait bien lui prouver qu'il était digne de confiance. Et de surcroît, il était persuadé que les moments même infimes qu'ils avaient tous deux vécus ne pouvaient pas s'effacer uniquement parce qu'un secret avait été étoffé d'un tissu de mensonges.

Le jeune homme s'appuya contre la cloison, épuisé par cette journée qui n'en finissait plus. Il passa une main dans sa chevelure parsemée de nattes et essuya la sueur sur son front.

Il laissa tomber sa tête entre ses paumes avec abattement, ses doigts s'enroulant autour de ses mèches blondes et argentées constellées de perles aux couleurs chaudes.

Chan connaissait ce château comme sa poche. Comment pouvait-il imaginer le débusquer sur son propre terrain ?

Deux possibilités s'offraient à lui. Et Felix n'hésita pas longtemps. Continuer sur sa lancée ne le mènerait nulle part, et il en avait pleinement conscience.

Après avoir repris son souffle, il s'engagea dans un énième corridor afin de monter à ses appartements.

À leurs appartements. Le Gongdanien savait que Chan finirait indubitablement par s'y pointer, car la nuit avait commencé à envelopper le Royaume de son drap de noirceur.

Le blond se déchaussa et ôta ses vêtements afin d'enfiler quelque chose de plus léger. Il porta son choix sur une robe en gaze dont le fin tissu ondoyait doucement autour de ses jambes sveltes.

Il se laissa tomber sur l'édredon moelleux du lit double en prenant soin de ne pas exercer de pression sur son poignet foulé. Ses paupières étaient lourdes, mais Felix résista à l'appel du sommeil et soupira profondément.

La révélation du Roi l'avait plongé dans un état d'ahurissement total, si bien qu'il ne savait plus vraiment où il en était. Car son secret n'en était finalement pas resté un bien longtemps.

Déboussolé par ces évènements, l'androgyne sentit son corps s'engourdir progressivement, traversé par une onde de fatigue. Ses muscles fourbus faisaient presque concurrence à ses pensées enchevêtrées qui tentaient de l'emporter dans un abîme sans fond.

Soudain, sans trop savoir ce qui lui prenait, le jeune homme posa un regard scrutateur sur son corps.

Ce corps qui rompait tellement de codes.
Ce corps qui amalgamait à la fois une délicatesse à l'odeur printanière et une forme sensuelle de virilité.
Ce corps qui, véritable marée de contradictions, reflétait pourtant parfaitement la personnalité excentrique qu'était la sienne.

Ce corps, pensait Felix, il n'avait jamais hésité à l'exhiber. Il y avait quelque chose, tapi au fond de son cœur, qui l'avait toujours poussé à se bâtir une identité qui lui était propre. Son âme n'était pas un rectangle fruste et insipide forgé par la société. Non, elle avait passé outre les remarques draconiennes de son entourage et s'était déployée dans toute sa splendeur, comme un arc de couleurs explosives.

Ses manières pimpantes avaient certes été la source d'une profonde marginalisation. Le blondinet n'avait en effet jamais trouvé sa place au sein des regards inquisiteurs de tous ses nobles affectant des airs distingués. Mais pourtant, il n'avait jamais souhaité perdre ce trait de caractère qui le rendait si particulier auprès des autres.

Le Gongdanien devait bien honteusement se l'avouer qu'il avait déjà éprouvé le douloureux désir de taillader une à une les graines ensemencées dans ses entrailles afin d'échapper au jugement pernicieux d'autrui. Mais il lui était impossible d'étouffer cette féminité en lui. Elle avait déjà pris durablement racine dans son cœur et l'enrobait comme une seconde peau.

L'androgyne savait que les arracher ferait plaisir à son entourage, mais que cela l'annihilerait. Alors, au lieu d'occulter cette féminité, il en avait pris soin afin de la faire fructifier. Et petit à petit, quelque chose était né au milieu du désordre tumultueux de son esprit : des fleurs, de toutes petites fleurs à la beauté dévastatrice qui firent comprendre à Felix qu'il avait pris la bonne décision.

Il ne pouvait décidément pas se résoudre à faire taire cette envie en lui. Ses convictions profondes primaient sur tout le reste. Il croyait dur comme fer à cette petite voix qui lui assurait qu'être viril jusqu'à la moelle ne ferait pas de lui un homme. Chacun avait naturellement une part de l'autre sexe en lui, et si la sienne se devait d'être plus développée que chez les autres, alors qu'ainsi soit-elle.

Son âme était émaillée de perles aux mille facettes ; certaines étaient aussi venimeuses que la langue de serpent de la Reine, d'autres au contraire, malgré leur apparence sordide et fragmentée, lui permettaient de survivre.

Ce garçon à l'apparence fragile, il était impavide. En lui brûlait le feu d'une fureur belliqueuse qui le nourrissait de certitudes.

Car Felix avait confiance. Il savait que Chan, bien que cela le tuerait sans doute de l'avouer, était déjà tombé sous son charme androgyne.

Il avait le courage invincible d'y croire. Et il continuerait d'y croire, coûte que coûte.

Chan avait froid à l'intérieur.

Un ouragan de glace, véritable blizzard bestial, louvoyait sans relâche dans sa poitrine. Implacable, il consumait la faible bouffée de chaleur qui était parvenue à faire fondre la froideur de son cœur.

Le jeune homme ne contrôlait plus rien. Ses mains étaient secouées de tremblements incessants qui le faisaient tanguer, comme s'il se trouvait sur le plancher d'un navire ballotté par les vagues.

Mais dans ses veines courait le feu glacé de l'amertume.

Il était dégoûté. Dégoûté par son père, dégoûté par sa mère, dégoûté par le monde... mais surtout, dégoûté de lui-même. Il était tellement dépassé par les événements qu'il en avait la nausée.

Un haut-le-cœur le saisit à la gorge comme un étau, mais le jeune homme le ravala avec acharnement. Il comptait bien s'empêcher de céder à la pression de ses sentiments chaotiques. Mais malheureusement, il ne put résister à cette désagréable émotion qui s'immisçait dans son courroux intarissable.

De la peur. De la peur qui, tel un venin insipide, s'était glissé en lui sans qu'il ne le remarque et lui infligeait désormais une douleur foudroyante.

Alors que ces deux lourds sentiments se livraient bataille dans son cœur, Chan se laissa lentement tomber sur le sol en bois de l'antre où il s'était réfugié.

Il avait envie de hurler, de pleurer, de combattre jusqu'à l'épuisement. Mais il n'en avait pas la force. Sa bouche était pâteuse, ses yeux secs et ses muscles ne lui répondaient plus.

Seul subsistait en lui un désir vindicatif de s'en prendre à son père. Mais il ne pouvait pas se permettre d'oublier que son père était également son Roi.

Alors que la honte et la rogne s'étaient succédé sans relâche dans son esprit, le Prince s'était empressé de se rendre là où personne n'allait jamais. Après avoir emprunté un escalier en colimaçon, il avait finalement pénétré dans le grenier du palais.

Cet endroit où il se retrouvait seul avec lui-même avait toujours été son échappatoire, enfant ; un lieu où il se morfondait en ressassant ses plus obscures pensées.

Chan promena un regard brisé sur les murs poussiéreux où couraient des lézardes et sur les meubles tellement décrépits qu'ils craquaient au moindre coup de vent qui s'infiltrait par l'unique fenêtre percée dans la cloison.

Quelques araignées avaient élu domicile dans les recoins où les poutres qui soutenaient le plafond étaient si basses que seul un bambin pouvait s'y risquer sans s'y cogner. Leurs toiles finement tissées qui formaient d'indubitables pièges firent naître un rire amer chez le jeune homme. Rire qui s'étouffa aussitôt dans sa gorge.

Il était l'insecte, petite créature sans cervelle qui se laissait facilement prendre. L'apparence inoffensive et attrayante de l'ennemi chassait sa vigilance, et lorsqu'il tombait dans le piège ingénieusement tendu, il était déjà trop tard.

Tous ces coffres gâtés par la moisissure autour de lui, il les avait déjà ouverts et fouillés de fond en comble. Il savait parfaitement lesquels contenaient des objets vétustes et lesquels renfermaient de véritables trésors archaïques.

Dans son enfance, le Prince s'était souvent amusé dans le grenier. Lui qui n'avait aucune chance d'accéder au trône, il s'était senti comme le souverain de ces lieux abandonnés.

Les rideaux d'un bleu pâlot aux extrémités décousues se soulevèrent doucement sous la brise légère du soir.

Le jeune homme frissonna. Mais ce n'était pas dû au froid vespéral.

Car Chan pouvait le voir. Par endroits, le grenier conservait les marques de ses rires et de ses pleurs. Il y avait comme une incandescence de candeur qui irradiait de toutes parts.

Ses pas d'enfant avaient tracé son histoire sur ce plancher.

Une multitude de souvenirs s'invitèrent dans son esprit ; les uns versèrent un baume sur son âme décharnée, d'autres le poignardèrent dans le dos. Tout cela lui paraissait si tangible qu'il sursautait au moindre tressaillement du rideau.

Le jeune homme s'allongea sur le sol. Il avait une furieuse envie de vomir.

Et Felix, dans tout cela... il avait été aussi abasourdi que lui, cela ne faisait aucun doute. Mais le Prince ne savait plus que penser de lui.

Il avait comme l'impression que leurs affinités n'avaient été que pure illusion. Une invention, un jeu de son père et de la Reine de Gongdan.

Et maintenant ?

Oui... que pouvait-il bien faire ? Il était marié à cette chimère. Il n'avait aucun droit de s'interposer à la décision de son père qui n'avait pas l'air de se soucier outre mesure de ce qu'une relation comme la leur pourrait engendrer comme conséquences.

Chan avait beau retourner le problème dans tous les sens, une seule possibilité se présenta à lui, limpide comme de l'eau de roche.

Le jeune homme secoua la tête. Non, il n'était pas couard. Mais...

Un soupir âpre lui échappa alors qu'il s'adossait au mur.

La fuite demeurait sa meilleure option, et il ne le savait que trop bien.

Felix se redressa brusquement sur son lit lorsque les battants de ses quartiers s'ouvrirent en claquant.

Alors qu'il se tenait prêt à sermonner un quelconque domestique, une silhouette familière parut sur le seuil de sa chambre à coucher.

— Seoho ?! Que...

Le concerné fit taire l'androgyne d'un geste sec de la main.

L'héritier ne portait plus ses vêtements d'apparat, mais uniquement une tunique, comme s'il s'apprêtait à aller se coucher. Il semblait bien moins impressionnant ainsi vêtu.

— Écoutez-moi, Felix.

Le Gongdanien s'efforça d'affecter une expression impassible, même si entendre son prénom sur la langue du dauphin de Malyeog le déconcerta.

Il se traîna jusqu'à l'extrémité du lit et s'y assit en tirant nerveusement sur les manches diaphanes de sa robe. Le jeune homme aux cheveux couleur de miel le scruta quelques instants avec circonspection, comme s'il tentait de déterminer sa fiabilité.

— Cela fait près de deux heures que Chan a disparu, déclara-t-il finalement du bout des lèvres.

L'anxiété qui habitait sa voix alarma Felix.

— Quoi ?! s'affola ce dernier. Oh non... j'ai dû m'endormir...

Seoho le dévisagea en clignant des paupières.

Le blond souffla bruyamment, un peu embarrassé par le ridicule de la situation. Le timbre de sa voix avait le don de prendre tout le monde au dépourvu.

— Savez-vous où il se cache ? s'enquit-il en prétextant ne pas avoir remarqué la stupéfaction de son vis-à-vis.

— Hmm, non, je l'ignore.

— Je l'ai cherché dans les lieux que je connaissais, sire. Mais il y en a encore des centaines. Je vous en prie, vous devez me venir en aide.

Seoho passa nerveusement sa main dans sa chevelure en broussaille, songeur. Felix l'observa en muselant son impatience de son mieux.

— Il avait beaucoup de cachettes lorsqu'il était jeune, commença-t-il lentement. Mais je me rappelle de quelques-unes en particulier où...

— Alors qu'attendons-nous pour nous y rendre ? le coupa l'androgyne en se levant.

L'héritier esquissa un bref sourire, amusé par son caractère impétueux.

— Je n'attendais que vous, évidemment.

— Bien, alors allons-y maintenant.

— Il fait très sombre, Princesse... Prince, et...

— Et alors ? l'interrompit à nouveau le Gongdanien. Pensez-vous réellement que Chan attendra que l'aurore se lève les bras croisés ?

Le dauphin se pinça les lèvres.

— Vous n'avez pas tort..., admit-il. Il faut dire que mon frère a le chic pour se montrer pressé... Eh, attendez-moi !

Alors qu'il parlait, Felix s'était faufilé à l'extérieur de ses appartements avec la furtivité du chat.

— Vous êtes pire que lui, ma parole ! soupira Seoho en le rattrapant de son mieux.

— Où allons-nous ? demanda le blondinet sans relever sa remarque.

— Au labyrinthe de haies du jardin, au placard caché de la cuisine et au grenier.

L'androgyne opina résolument du chef et poussa son aîné à s'engager dans les couloirs plongés dans l'obscurité.

Chan n'eut pas l'occasion de prendre une décision prompte quant à son avenir. Car à peine avait-il rassemblé suffisamment de forces pour se lever que ses pensées avilissantes revinrent à la charge comme une violente bourrasque.

Elle ne fit qu'effleurer brièvement sa peau, mais une cicatrice froide se grava dans son esprit. Et le Prince sentit ses membres s'engourdir à nouveau.

Le jeune homme se traita de tous les noms. Il n'était qu'un incapable, et il le savait. Une fois dehors, où irait-il ? Que ferait-il ?

Fatigué, il resta longuement prostré sur le sol, en quête de réconfort. Mais ses compagnons, nul autre que le silence et l'obscurité, ne lui furent d'aucune aide.

Combien de temps était-il resté ainsi ? Plusieurs minutes, plusieurs heures ? Chan n'en savait rien, il avait perdu toute notion de temps.

Sa conscience s'enveloppa d'un brouillard dense et lourd qui emmêla ses pensées. Il referma sèchement son emprise sur lui et s'enfonça dans sa gorge en cherchant à l'étouffer.

Chan se mit à tousser, mais il lui sembla qu'il s'enfonçait encore plus dans cette masse d'émotions inextricables. Il tremblait.

Et puis soudain, une voix au timbre chaud s'immisça dans ce nuage nébuleux.

Sa vision enténébrée et brouillée par les larmes l'empêchait de distinguer autre chose qu'une forme floue. Mais il comprit qu'il ne pouvait plus échapper à ce que Sa Majesté désirait pour lui.

Une touffe de cheveux blonds comme l'or apparut dans son champ de vision. Ce visage délicat, cette silhouette filiforme, cette expression façonnée par l'inquiétude, ces yeux lilas mouillés de larmes salées... tout cela lui procura étrangement autant de soulagement qu'un rayon de soleil matinal.

Un éclat doré déchira la noirceur qui recouvrait son cœur.

Chan sursauta en sentant de petites mains chaudes se poser sur la peau nue de ses avant-bras. Il dodelina de la tête et esquissa une grimace de douleur en levant des yeux fatigués sur Felix.

La lueur de douceur qui tressautait tendrement dans son regard violacé eut pour effet de lui couper le souffle.

Son visage semé de taches de rousseur était comme nimbé d'une auréole féerique. C'était bien cela que son époux lui inspirait, en cet instant. On aurait dit qu'une myriade d'éclats de magie se traînait autour de lui, tant la pièce s'était illuminée par sa seule présence.

L'androgyne s'agenouilla lentement à ses côtés et, malgré son inquiétude, s'efforça de lui offrir son sourire le plus rayonnant.

À l'aide de ses doigts, il asséna néanmoins une chiquenaude sur le front de Chan.

— Idiot, bougonna-t-il.

L'aîné passa son index sur sa peau érubescente, mais ne répliqua pas. Il n'avait sans doute pas tout à fait tort.

— Tu te mets vraiment dans des états pas possibles, soupira le Gongdanien en l'attirant doucement contre lui.

Une douce chaleur se propagea en Chan qui sentit la tension conflictuelle de son cœur s'estomper quelque peu. Il répondit instinctivement à l'étreinte en fermant les paupières.

Le Prince laissa Felix poursuivre son monologue sans plus se préoccuper de ses paroles. Il était tourmenté par ce qu'il avait fini par comprendre.

La situation présente le rongeait à petit feu, il n'avait pas d'autres choix que de partir.

Il se promit que ce n'était que partie remise.

Le jeune homme à la chevelure incarnat se laissa tomber sur le lit double avec un soupir. Son cadet le suivit une seconde plus tard, harassé jusqu'aux os.

Il avait soutenu son époux afin de l'aider à marcher jusqu'à leurs appartements. Les serviteurs avaient alors tous fait demi-tour devant le regard incendiaire qu'il leur avait adressé.

Le blondinet n'avait qu'un seul souhait : que l'on laisse à Chan l'occasion d'enfin respirer.

Il avait bien vu la douleur dans ses yeux brisés ; elle était si tangible qu'elle avait criblé son propre cœur de flèches acérées.

Le Prince se retourna alors sur le côté et posa son regard abîmé sur lui. Felix le sonda brièvement. Il y avait comme une tache noire qui assombrissait l'azur de ses iris.

Une meurtrissure lasse. Voilà ce dont il s'agissait. Ce n'était pas une tache, mais une cicatrice dont l'apparence blanche, lisse et superflue poussait les autres à la croire futile.

La peur, l'insécurité, la solitude. Ces sentiments, l'un après l'autre, avaient profondément lacéré son âme comme autant de stries d'une affliction incomprise.

La marque du désespoir avait été imprimée sur ce visage pourtant d'un hermétisme à toute épreuve. Mais l'androgyne la comprenait, cette douleur sourde gravée dans ses traits d'une beauté somptueuse.

Ô comment il aurait voulu remonter le temps et insuffler au Roi le désir de se débarrasser de sa femme avant l'heure ! S'il s'était procuré une gouvernante digne de ce nom, Chan n'aurait jamais été blessé. Il n'aurait jamais autant souffert. Il n'aurait jamais forgé de carapace aussi affûtée. Et surtout, il n'aurait jamais eu peur de la différence.

Il ne se serait jamais tenu là, allongé dans son lit, apathique et en proie à une rage incommensurable.

Un soupir quasiment imperceptible traversa la barrière des lèvres de Felix. Sa petite main — celle qui n'était pas blessée — se glissait à intervalles réguliers dans la chevelure raide et enflammée de son époux. Il ne comptait pas s'arrêter, pas tant que son corps crispé par la fureur ne se détendrait pas.

Il ne comprenait pas très bien ce qui poussait le plus vieux à se laisser faire, mais il n'allait certainement pas s'en plaindre.

La lueur rougeoyante des quelques chandelles disposées çà et là dans la pièce leur permettait tout juste de se distinguer.

Felix fut tiré de sa rêverie contemplatrice lorsque Chan passa ses mains dans ses mèches dorées. Grâce à la faible lumière des candélabres, il le vit froncer les sourcils.

Ses doigts se faufilèrent quelques instants dans ses cheveux, et l'androgyne finit par comprendre qu'il dénouait une par une ses nattes.

Avec un sourire amusé, il le laissa faire en observant son nez plissé par la concentration. Incapable de réprimer son envie, il se pencha doucement et y pressa ses lèvres en un tendre baiser.

Chan souffla lentement en faisant la moue. Enfin, après quelques minutes, il finit de défaire sa coiffure et entreprit d'y retirer les dizaines de petites perles bariolées.

Le Gongdanien l'observa en réprimant de son mieux le grand sourire qui voulait naître sur ses lèvres.

Lorsqu'il eut terminé, Felix glissa sa main dans sa chevelure afin de lui donner du volume. Ce faisant, il intercepta le regard du Prince qui suivait le mouvement hypnotique de ses mèches ondulées retombant comme de délicates vagues sur son visage et sa nuque.

Chan tendit les doigts et effleura délicatement sa peau tavelée de perles, arrachant quelques frissons à l'androgyne.

Ce dernier fut surpris en remarquant l'air lubrique avec lequel il le dévisageait fixement. Leurs respirations respectives s'alourdirent alors qu'une tension palpable feutrait l'atmosphère.

Felix veilla à garder son poignet blessé derrière son dos. Puis, d'un geste vif, presque violent, il agrippa la nuque du Prince et se jeta sur sa bouche. Leurs lèvres se happèrent spontanément avec une pointe de désir sauvage, incoercible.

De longues minutes durant, leurs langues glissèrent l'une contre l'autre avec une avidité lascive. La chaleur de leurs corps grimpa brusquement.

Le feu ardent qui se débattait dans le ventre de Chan eut l'effet d'une piqûre de lubricité. Afin de reprendre son sang-froid, il se détacha un instant des lèvres satinées du blond. Ses baisers étaient de miel, doux et veloutés. Mais étrangement, il leur trouva un goût salé terriblement affriolant.

Il plongea ses prunelles dans l'océan violet des iris de son cadet, et il lui sembla s'y noyer. Aucun remous ne s'y agitait, si ce n'était ce désir grandissant qui attisait l'excitation du Prince.

Celui-ci se mordit la lèvre inférieure en examinant le long cou de Felix. Sans ménagement, il le poussa sur le dos et grimpa au-dessus de lui. Les petites mains de l'androgyne se calèrent instinctivement sur ses hanches. Ce dernier servit à son vis-à-vis un sourire taquin et un regard si intense qu'il pourrait brûler.

Mais Chan ne le vit pas. Toute son attention était centrée sur la pomme d'Adam saillante du blondinet qui montait et descendait alors qu'il s'esclaffait.

Il se baissa lentement, jusqu'à ce que ses lèvres effleurent la peau de son cou. Le Gongdanien frémissait d'impatience, mais le jeune homme à la chevelure carminée prenait tout son temps, ce qui ne manqua pas de le faire sourire.

Avec une lenteur contrôlée, le Prince déposa de longs baisers mouillés sur sa pomme d'Adam et ses clavicules en prenant soin d'en humer le délicat parfum. Il fleurait une odeur sapide, une douce senteur fruitée mêlée de la pointe de lavande qui lui était habituelle.

Chan joua quelques instants avec les cheveux mi-longs de Felix, puis entreprit de les dégager doucement de sa nuque. Il l'embrassa à cet endroit avec une passion chaude, suave, grisante.

Le tout était fougueux sans être bestial. Comme la première fois, les précautions et la douceur candides du Prince charmèrent immédiatement l'androgyne qui soupira de plaisir.

Il s'affaira alors lestement à défaire l'attache de la tunique d'apparat de Chan. Et celui-ci ne se fit pas prier pour la retirer une fois que cela fut fait.

Felix l'admira un instant. Il crut bien que son cœur allait exploser tant il tressaillait follement dans sa poitrine. Ses mains coururent sur les bras de son vis-à-vis en prenant soin d'y caresser la peau d'une pâleur presque blafarde et d'y palper les muscles.

L'aîné frissonna délicieusement. Il emprisonna doucement les doigts fins de l'androgyne entre les siens, les porta à son visage et les embrassa sur le bout des lèvres.

Lorsqu'il le relâcha, il s'attaqua aux cordons de sa robe. Le blondinet continua toutefois de parsemer sa peau de baisers, ce qui rendit la tâche plutôt difficile. Mais bientôt, les lacets furent dénoués et jetés sur le sol.

Chan agrippa délicatement le tissu diaphane de l'échancrure entre ses doigts et le tira doucement vers le bas. Les épaules constellées de taches stellaires de Felix furent tout d'abord dénudées, puis ce fut au tour de ses bras dont la musculature était légèrement marquée, de son torse, et enfin de son ventre plat et musclé.

La bouche du Prince s'entrouvrit, sa gorge serrée en une exclamation muette.

En percevant l'hésitation dans ses prunelles bleues, le Gongdanien décida de ne pas lui laisser le temps de réfléchir. Il l'attira contre lui en fermant les yeux et l'embrassa langoureusement. Cela eut l'effet escompté ; Chan lui rendit aussitôt son baiser.

Celui-ci s'était tellement épris de ses lèvres que s'y arracher relevait quasiment de la torture. Et pourtant, il parvint à les délaisser un instant, à la plus grande surprise de l'androgyne.

Ce dernier rouvrit les paupières, avant de lâcher une exclamation où se mêlaient étonnement et plaisir. Le Prince venait de semer un baiser fervent sur son torse.

Une vague de désir balaya aussitôt les incertitudes de l'aîné qui se laissa porter par le courant de ses émotions. Une part de lui soufflait toutefois que ce n'était pas du tout une bonne idée de suivre son instinct. Il avait pris la décision de quitter sa patrie, or s'il se mettait à s'attacher plus que nécessaire à Felix, cela allait sans nul doute le refréner. Alors pourquoi prenait-il un tel risque ?

Sa peau était douce, infiniment douce. Il avait comme l'impression qu'elle l'enjôlait comme jamais, même si ce qu'il faisait présentement était loin d'appartenir à ses principes. En effet, il n'avait jamais posé ses lèvres sur la poitrine d'un homme auparavant.

Son cœur s'enflamma. Un véritable brasier de sentiments remonta le long de son échine en le faisant frissonner.

Chan venait à peine d'effleurer la surface de cet incendie, par peur de se brûler ou pire, de voir son âme se consumer. Mais il ne pouvait plus reculer, désormais. Lorsqu'il dévisageait le blond, il ressentait beaucoup de choses... bien trop à son goût.

Cette nuit-là, oui, il s'offrit à Felix et Felix s'offrit à lui. Et alors que l'aurore pointait à l'horizon dans un ciel où serpentaient de longs rubans roses, le Gongdanien souffla les flammèches des bougies dorénavant oiseuses. Il s'allongea doucement aux côtés d'un Chan haletant et le prit dans ses bras, leurs corps nus collés l'un contre l'autre.

Et ce fut ainsi, après une nuit chargée en amour et en ardeur, que le Prince de Malyeog prit conscience d'une vérité cruciale, douloureuse, mais qui pour certains, pouvait sembler merveilleuse.

Il ne pouvait pas partir. Pas tant que ce jeune homme à l'aspect androgyne le regarderait avec autant d'intensité et de tendresse.

— Lix..., souffla difficilement l'aîné au bout de longues minutes à s'observer en silence.

— Oui ?

Le Prince inspira profondément en rassemblant son courage. Il se devait de trouver les bons mots afin de retranscrire ce qu'il ressentait véritablement au fond de lui-même. Mais comment pouvait-il y parvenir en sachant qu'il ignorait ce qui lui avait pris d'aller aussi loin avec le beau blond ?

L'embrasement doré et pourpre de l'aube retombait par faisceaux sur le visage de son cadet, comme si des paillettes teintaient ses traits d'une touche angélique. Ses cheveux d'or et d'argent luisaient sous la lumière, et ses yeux mauves brillaient d'un vif éclat éthéré.

Les mains de Felix sur sa taille nue n'arrangeaient définitivement pas la situation. Avec un énième soupir, Chan finit par proférer dans un murmure :

— Je n'avais jamais... enfin...

Il pouffa nerveusement.

— Bon, ce n'est pas cela le plus important. Je voulais simplement que tu saches que... j'avais prévu de partir.

Le Gongdanien cilla.

— Pardon ? articula-t-il, estomaqué.

— Mais...

Le Prince s'empara doucement de ses mains avant de poursuivre.

— Felix, cela change tout. Je ne peux plus m'imaginer fuir comme un couard après ce qui vient de se produire.

La mine hébétée du blondinet lui arracha un rire amusé. Lui aussi trouvait que ses mots ne lui ressemblaient plus du tout.

— Est-ce sincère ? questionna son cadet en balbutiant.

— Aussi surprenant que cela puisse paraître, oui, ça l'est.

Les lèvres de Felix se fendirent en ce sourire lumineux qu'il lui connaissait. Un sourire tellement beau qu'il se sentit fondre à sa seule vue.

— Promets-moi... promets-moi que tu resteras à mes côtés, chuchota finalement Chan malgré le fardeau de l'embarras qui pesait sur son cœur.

La réponse du Gongdanien fusa sans l'ombre d'une hésitation.

— Je resterai à tes côtés pour toujours Chan, je te le jure.

Cette voix rauque... Il l'avait toujours appréciée, même avant qu'il n'apprenne son secret. Il savait qu'elle ne figurait pas du tout dans les mœurs de leurs provinces ; les mines écœurées de ses prétendantes lorsque que l'androgyne avait ouvert la bouche l'avaient attesté. Mais lui, il la trouvait tout simplement parfaite.

La petite main du blond se posa sur son torse et caressa sa peau. Il ne se rendait pas compte de l'effet qu'il faisait à Chan, de la tempête qui s'abattait sur son cœur à ce simple geste naturel.

L'aîné glissa ses doigts dans sa nuque et l'attira tout contre lui pour l'embrasser avec fougue. Leurs langues se rejoignirent aussitôt et s'enlacèrent sensuellement. À chaque fois qu'elles se détachaient, une force indicible les poussait à se lier à nouveau.

Il leur fallut quelques minutes pour enfin parvenir à s'arracher à leur passion. Un peu gêné, le Prince se gratta la tête en gloussant avec nervosité. Felix s'esclaffa et vint doucement frotter son nez contre le sien.

— Je suis tien, Chan. N'aie pas peur de ce que te réserve ton avenir. Je serai là pour t'aider à surmonter tous les obstacles.

Une des commissures de ses lèvres se releva, formant ainsi un petit sourire en coin chargé d'espièglerie.

— Et surtout, ne crains pas d'être qui tu es. Ne crains pas tes faiblesses. Si tu n'en avais pas, comme crois-tu que l'on pourrait te trouver des qualités ?

— Ce sont là des paroles bien sagaces pour un petit Prince affublé d'une robe et orné d'atours, se moqua l'aîné.

Felix lui asséna une claque amicale sur le bras. Une moue boudeuse vint déformer ses lèvres pulpeuses, alors que Chan était pris d'un accès de rire incontrôlable.

L'androgyne sourit avec malice. Il ne l'avait pas entendu rire souvent, et cela lui fit chaud au cœur. Il le gratifia d'un regard si pénétrant que l'aîné se calma aussitôt.

Le blondinet se rapprocha lentement et susurra mielleusement au creux de son oreille :

— Mais il n'empêche que tu les apprécies bien, ces robes, n'est-ce pas ?

Le Prince frissonna. Ses yeux louchèrent à nouveau sur la bouche enjôleuse de son époux. La langue de celui-ci passa lentement sur sa lèvre supérieure afin de l'humecter.

Mais alors qu'il s'apprêtait à renchérir, de légers coups furent portés sur les battants de leurs appartements. Les portes s'entrouvrirent, et la tête de Yuqi y dépassa.

Son regard d'un brun chaud se posa sur le lit double où les deux jeunes hommes, l'un la dévisageant avec embarras et l'autre réprimant difficilement son envie de rire, étaient enlacés.

— Oui ? fit Felix en arquant un sourcil de manière suggestive.

— O-Oh... Veuillez me pardonner messires..., bredouilla la brune en s'inclinant moult fois. Il est encore très tôt, je ne pensais pas vous voir réveillés... J-Je passais seulement vous débarrasser de votre linge sale et...

Le rire éraillé du blond l'interrompit.

— Ce n'est rien, Yuqi. En revanche, je me vois dans l'obligation de devoir vous congédier...

— O-Oh oui ! Oui, bien sûr. Si vous voulez bien m'excuser, Prince Chan, Prince Felix...

La domestique fit une énième courbette avant de déguerpir.

Le Gongdanien échangea un regard amusé avec Chan. Après un léger silence que l'androgyne ignora comment meubler, ils se mirent à pouffer doucement.

Quelques minutes plus tard, leurs fous rires résonnaient dans leurs quartiers comme un éclat de liesse.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top