10. Désarroi

Lors de la fameuse nuit où Chan avait fait un geste inconsidéré envers Laïa, il avait ressenti un désarroi certain. Mais l'alcool ayant considérablement brouillé son esprit, les émotions qu'il avait éprouvées à ce moment-là n'étaient plus très claires.

Et c'était la raison pour laquelle il pensait sincèrement que son état d'hébétement présent avait atteint son paroxysme. Il se tenait sur le balcon de son frère, le regard rivé en direction de deux jeunes soldats qui s'embrassaient avec ferveur.

En les ayant surpris en train de plaisanter allègrement, il n'aurait jamais cru possible que l'un d'entre eux ferait une telle tentative, et surtout, que l'autre y réponde immédiatement.

« Ne sont-ils pas dégoûtés ? » se demanda-t-il pour la énième fois.

Même si la réponse lui apparaissait comme une évidence, il ne pouvait s'empêcher de se questionner. Le Prince ne comprenait pas comment l'on pouvait ressentir de l'attirance pour quelqu'un de son propre sexe. Mais ce qu'il ignorait, c'est qu'il s'agissait plus que d'une simple attirance, et que ces deux fantassins n'avaient que faire de ce petit détail qui le répugnait tant.

Le châtain et le noiraud s'embrassèrent longuement et sans aucune retenue, comme si rien ne pouvait les atteindre. Chan les scrutait, complètement paralysé par cette vue.

Finalement, quand le baiser se transforma en quelque chose de bien trop langoureux à son goût, il fit demi-tour et s'engouffra dans les appartements de Seoho. Il chercha celui-ci du regard, mais il n'y avait aucune trace de sa présence.

Ne sachant réellement que faire, il descendit les marches avec lenteur, complètement dans la lune. Autant il peinait à comprendre le comportement de ces deux gardes, autant ils le fascinaient. Il en vint rapidement à penser qu'ils devaient être véritablement désespérés pour en arriver là.

Ses pas le menèrent à l'écurie, auprès de sa jument gris pommelé. Cette fois-ci, les palefreniers avaient retenu la leçon : ils se contentèrent de le dévisager de loin pour veiller à sa sécurité.

De toute façon, le jeune homme ne leur prêta absolument aucune attention. Il pénétra dans la stalle de sa fidèle monture qui était en train de brouter de la paille et lui caressa l'encolure avec affection. Il la conduisit ensuite dans la grande cour, jugeant qu'elle avait besoin d'un peu d'exercice.

Chan lui passa son licol et la harnacha sans se presser, complètement concentré sur sa tâche. Il savait pertinemment que s'il se laissait aller, son esprit partirait à la dérive et s'échouerait sur l'île de ses tourments.

Il posa le pied dans l'étrier et se hissa sur sa jument, puis donna un léger coup sur les rênes pour qu'elle se mette au trot.

En passant le pont-levis, les sabots de son destrier claquèrent sur le bois et lui procurèrent instantanément une étrange sérénité ainsi qu'une sensation de sécurité.

Il galopa le long de la route de terre qui rejoignait un petit village, mais fit une halte avant d'y parvenir. Il ne souhaitait pas se mêler aux gens, et encore moins au peuple, qui ne pouvaient pas comprendre ce qu'il ressentait.

Parfois, il enviait leur simplicité. Les paysans avaient certainement d'autres problèmes, mais en tout cas pas une histoire de mariage risible et sans fin.

Les arbres et le cours d'eau à sa gauche étaient un lieu des plus paisibles qui versa un baume sur son âme endolorie. Le vent jouait dans sa chevelure cinabre et faisait bruisser les feuilles des chênes plantés à proximité du chemin.

Chan se sentait bien. Apaisé.

Il était loin de cette cage dorée recelant tant de membres royaux à la beauté parfaite mais au comportement fallacieux. Loin de ces personnes tortueuses aux manières mielleuses qui, tapies dans l'obscurité, complotaient pour exhiber au monde quelques noirs desseins.

Le Prince n'était pas dupe. Il savait pertinemment que leurs sourires d'une froideur immaculée n'étaient qu'un piège, que les banalités qu'ils s'échangeaient exsudaient d'un poison insidieux.

Il savait que tout était toujours feint, y compris les émotions. Mais lui, il était différent. Il avait toujours était différent, une tache noire parmi ce parfait tableau blanc à l'apparence lisse.

Se dissimuler sous une expression impassible et amène était pour la royauté une façon de protéger ses véritables intentions, de choisir minutieusement ses alliés pour éviter tout geste de trahison et de pouvoir trahir sans qu'on ne les soupçonne d'une quelconque façon.

Pour Chan, il s'agissait juste de masquer ce malaise qui l'étreignait depuis toujours, de dissimuler un sentiment d'insécurité dont sa mère s'était ri, autrefois.

Le peuple enviait leur existence opulente, pour la plupart. Mais le jeune homme ne pouvait pas en dire autant.

Il avait toujours vécu une existence guindée. Tous ses gestes et ses paroles en public se devaient d'être mûrement réfléchis et irréprochables.

Sa vie ressemblait presque à une pièce de théâtre. Il exécutait toutes les mises en scène que ses parents désiraient tel un pantin. Les épreuves pour lui choisir une épouse n'étaient qu'un divertissement, qu'une manière d'attirer l'attention des autres Royaumes.

Et tout cela, le Prince le savait. Il n'était qu'une simple distraction.

Il avait tout fait pour briser les règles afin de montrer aux souverains qu'il n'était pas et ne serait jamais comme eux. Que lui préconisait l'honnêteté avant le pouvoir.

Mais cela n'avait jamais fonctionné.

Son père avait fini par lui mettre une muselière. Il l'éloignait de son seul exutoire, le plaisir charnel, en prétendant que cela n'avait rien d'un comportement princier. Et maintenant, il allait le forcer à se marier, ce qui allait définitivement le couper de ses ardeurs insubordonnées.

Cela ne faisait que conforter le sentiment fielleux qu'il ressentait vis-à-vis de la royauté. Pour survivre, il n'avait d'autres choix que de carburer à l'antipathie.

Chan remonta sur sa jument, le cœur lourd d'accablement. Il lui caressa longuement derrière les oreilles, des soupirs affligés franchissant ses lèvres par moment.

Il abhorrait Aisha et Laïa. Mais l'une d'entre elles deviendrait bientôt sa femme, et il ne pouvait rien y changer.

Quand le jeune homme aux cheveux flamboyants rentra au château, il était midi passé. Son repas était prêt dans ses quartiers, mais il n'avait pas du tout faim.

Il descendit de sa monture aux abords des écuries, la dessella et partit chercher une brosse pendant qu'elle se désaltérait dans une des nombreuses auges pour les chevaux.

Le Prince fourragea dans plusieurs coffres avant d'enfin dénicher ce qu'il recherchait. Il revint sur ses pas et se dirigea vers sa jument.

C'est alors qu'il aperçut un autre destrier à la robe alezan tachetée de blanc qui se tenait à quelques mètres du sien.

— Que fais-tu là ? demanda-t-il sur un ton très doux.

L'étalon se contenta de renâcler. Chan lui tapota l'encolure avec affection, puis s'écarta pour le laisser boire aux côtés de sa jument.

Le cheval s'avança de quelques pas, s'effaçant ainsi pour laisser apparaître une tête blonde qui observait la scène, les bras croisés. En distinguant cette personne, le jeune Prince écarquilla les yeux.

Il s'agissait de la Princesse de Gongdan, vêtue d'une longue robe vermeille et d'escarpins pâles. Ses cheveux couleur or étaient coiffés en une multitude de petites tresses serrées sur son crâne jusqu'au milieu de sa nuque.

Chan détourna vertement le regard, partagé entre un embarras intense et une vive répugnance. Mais malgré ces sentiments, l'espace d'un instant, il l'avait trouvée belle.

« Belle », se répéta-t-il, le teint livide.

Dans l'espoir qu'elle — ou plutôt, il — le laisse tranquille, il passa lentement la brosse sur le poil grisâtre de sa jument en s'efforçant de lui murmurer des mots affectueux.

Il se raidit brutalement en sentant Laïa se rapprocher derrière lui. Il continua toutefois de s'occuper de sa monture comme si de rien n'était.

En balayant discrètement les lieux du regard, il remarqua qu'ils étaient seuls. Et les palefreniers étaient beaucoup trop loin pour qu'ils puissent les entendre.

Chan sentit le goût amer de la bile lui remonter dans la bouche. Son cœur palpitait douloureusement dans sa poitrine, il avait peur, peur de l'inconnu, peur de ce qu'il ne comprenait pas.

« C'est ridicule... », tenta-t-il de se convaincre pour se détendre. Mais rien n'y faisait.

— Vous savez, n'est-ce pas ? souffla sans ambages la voix rauque de la Princesse.

Maintenant, le Prince savait pourquoi elle était aussi basse.

Malgré la panique qui s'éprenait de son corps, il tâcha de ne pas réagir. Il savait pertinemment qu'il avait l'air risible, alors qu'il passait l'étrille pour la énième fois au même endroit. Mais pourtant, il continuait inlassablement, dans l'espoir que son mutisme éloignerait Laïa.

Mais celle-ci ne s'avoua pas vaincu pour autant.

— Je n'aurais pas dû vous laisser m'embrasser... Mais je n'ai pas su vous résister, ni même échapper à votre emprise.

Chan déglutit difficilement. Un filet de sueur glacée coula lentement dans son dos alors que, une fois encore, le souvenir vague de cette soirée surgissait dans ses pensées.

Il se dégoûtait. Elle le dégoûtait.

— Sire, je sais que je vous inspire de la répulsion, poursuivit la blonde sur un ton qui se voulait parfaitement neutre. Et sincèrement, je m'en veux pour cela.

Le Prince réprima un ricanement dubitatif. Sa présence même effaçait tous les doutes qu'il avait pu avoir à son sujet.

Elle s'était sciemment introduite dans ce jeu ridicule. Jamais il ne croirait ses excuses, quelles qu'elles soient.

Face à son silence opiniâtre, Felix se rendit aux écuries afin de lui aussi se munir d'une brosse. Il caressa doucement le chanfrein du cheval alezan, avant de commencer à démêler ses poils en guettant la réaction de son vis-à-vis.

— Ne passez pas l'étrille dans la crinière, le réprimanda alors sèchement Chan en le voyant faire. Cela rompt les crins.

— Je n'ai jamais désiré tout cela, à vrai dire, lança à nouveau le blondinet en se saisissant de cette opportunité. Sachez-le.

Il fit le tour du destrier pour se rapprocher du Prince.

— Vous..., gronda ce dernier en s'écartant de quelques pas. Peu importe qui vous êtes, ne vous approchez pas de moi. Jamais.

— Je vous écœure.

— Comment ne pourrais-je pas l'être ? Un homme vêtu d'une robe...

Il secoua la tête et cracha par terre.

— Le pire, c'est que l'illusion était parfaite avant ce soir-là, persifla-t-il. Votre secret... Ce n'est pas un secret, vous avez usurpé l'identité de votre propre sœur, et tout cela dans la funeste intention de m'épouser.

— Ce n'était pas ma décision, sire.

— Si ce n'était réellement pas votre décision, vous seriez déjà éliminé !

Felix tressaillit, mais ne répliqua pas. Ses paroles contenaient une part de vérité indéniable.

— Malheureusement pour vous, votre petit plan ne fonctionnera pas, lâcha Chan sur un ton mordant. Aisha remporte les épreuves, elle est arrivée avant vous.

— Est-ce vraiment ce que vous désirez ? Un mariage avec une telle peste ?

— C'est déjà mieux qu'avec une Princesse qui n'en est pas une !

— Vous ne me connaissez pas, sire. Je ne suis pas un monstre, se défendit le blond.

— Pas un monstre ? Mais enfin, vous ne vous êtes pas regardé, ma parole ! Vous ressemblez trait pour trait à une demoiselle, alors que vous êtes un homme !

L'androgyne resta extérieurement de marbre face à cette injure. Mais même s'il avait l'habitude que l'on l'invective à propos de son apparence, les mots de Chan s'enfoncèrent profondément dans son cœur.

— Aberrant..., soupira celui-ci, sa voix recelant un dégoût certain.

Felix se mordit la joue avec irritation. De sa main de libre, il agrippa violemment le poignet de son aîné.

— Regardez-moi, siffla-t-il entre ses dents, et dites-moi pourquoi vous m'avez embrassé. Dites-moi ce que vous avez ressenti, alors que vous ignoriez tout de moi !

Le Prince daigna enfin lever les yeux vers lui pour le dévisager. Mais malgré son visage efféminé d'une beauté rare, lorsqu'il le regardait, il ne voyait plus que le souvenir répugnant de sa poitrine inexistante.

— Lâchez-moi immédiatement, fulmina-t-il d'une voix qui recelait de l'effroi.

— Je suis parvenu à vous séduire, alors que je ne suis pas une femme !

— Non ! Non, c'est faux !

L'espace d'un court instant, le blondinet aperçut une lueur fragile danser dans les iris d'un bleu hypnotique de Chan. Sous ce masque froid et impassible, il distingua un visage façonné par une frayeur dont il était la cause.

— Chan... Avez-vous peur de moi ? demanda-t-il dans un souffle en plantant ses yeux violets dans les siens.

Le Prince cadet scruta longuement la petite main de la prétendue Princesse dont la chaleur tranchait avec la splendeur froide dont elle avait toujours fait preuve. Mais lorsqu'il leva le regard sur son minois délicat, il put y déceler quelque chose qu'il n'aurait jamais imaginé apercevoir : une inquiétude sincère.

Sa respiration saccadée l'empêchait presque de réfléchir correctement. Oui, il avait peur. Mais jamais il n'oserait l'avouer, et certainement pas à cet homme à la beauté raffinée.

Mais Felix le comprit aussitôt. Il relâcha doucement son emprise sur son poignet et glissa sa main dans la sienne.

— Je suis désolé..., murmura-t-il en s'adoucissant. Je n'aurais pas dû m'emporter ainsi.

Chan se défit brutalement de lui, rompant ainsi leur contact.

— Laissez-moi tranquille, cracha-t-il en se détournant de lui.

Mais malgré son ton dur, le blondinet avait décelé un tremblement dans sa voix.

— J'espère qu'un jour, vous me pardonnerez..., souffla-t-il alors que le Prince s'éloignait en vacillant.

Ce dernier secoua la tête, profondément déconfit, et piqua en direction du palais.

Chan aurait bien voulu se diriger vers ses appartements personnels pour prendre le temps de bien estomper toute trace d'anxiété, mais une domestique l'arrêta sur le chemin et lui demanda de bien vouloir la suivre jusqu'au hall sous l'ordre de son frère.

Profondément irrité et encore ébranlé par son précédent échange avec la fausse Princesse, il fut tenté de refuser, mais l'insistance de la servante et sa curiosité eurent raison de lui.

En pénétrant dans la grande salle, il constata la présence du Roi et de Seoho, ainsi que de deux jeunes femmes aux cheveux roux balayant leurs épaules. Le monarque et son fils portaient tous deux leurs vêtements d'apparat, et les demoiselles avaient revêtu de belles robes dispendieuses dans différentes teintes de vert.

Chan fronça les sourcils, oubliant instantanément qu'il exhalait une forte odeur de cheval. Il ouvrit la bouche pour faire part à l'assistance de son interrogation, mais les portes s'ouvrirent derrière lui et le frère de Laïa s'engagea dans le hall à son tour. Il s'arrêta près de lui, ce qui le fit se raidir. Mais à son plus grand étonnement, il ne prononça pas un seul mot et se contenta d'examiner sobrement la scène.

— Fils, te voilà enfin, lança le souverain. Approchez, tous les deux.

Les concernés s'exécutèrent, aussi tendus l'un que l'autre. Le monarque salua Chan d'un léger hochement de tête, puis gratifia la Princesse de Gongdan d'un baisemain qui fit rouler des yeux son fils cadet.

— Avez-vous finalement pris une décision, père ? demanda celui-ci sur un ton cassant.

— Oui, fils. J'en ai longuement discuté avec ton frère, qui souhaitait retarder l'annonce de ta promise. J'en ai enfin compris la raison.

Il indiqua d'un geste de la main les deux jeunes femmes. Chan remarqua enfin qu'elles ressemblaient comme deux gouttes d'eau à Aisha ! « Des jumelles ! » comprit-il avec surprise. À ses côtés, Felix affichait une mine déboussolée.

— La Princesse Aisha a demandé de l'aide à sa sœur pour la dernière épreuve, expliqua le Roi d'une voix ferme. Cette tromperie la met hors-jeu.

— Ce n'était pas de ma faute ! s'écria l'une des rouquines, coupant ainsi court à la déclaration du monarque. Je n'ai fait qu'obéir aux ordres !

— Aux ordres de qui ? s'enquit sévèrement Seoho.

— Les miens, retentit une voix glaçante.

Tout le monde se retourna d'un bloc de là où elle s'était élevée.

Elle provenait d'une femme d'un certain âge debout près des portes, vêtue d'une robe cuivrée cintrée à la taille et piquetée d'innombrables diamants. Ses longs cheveux caramel parsemés de mèches grises avaient été relevés en un strict chignon qui surmontait un visage austère.

Elle darda ses yeux perçants aussi insolites et ensorcelants que ceux de son fils sur le reste de l'assemblée avec un détachement inquiétant.

— Majesté ! s'exclama aussitôt Aisha en esquissant une série de courtes révérences. Je...

D'un seul regard, la Reine la persuada de se taire. Felix sentit des frissons s'éprendre de sa peau de porcelaine et courir le long de son dos.

— Pourquoi désirais-tu autant qu'Aisha soit l'épouse de notre fils ? s'enquit alors le Roi d'une humeur bien moins badine qu'auparavant.

Sa femme le fixa comme si sa question était parfaitement stupide.

— Pour que nous puissions nous allier à ses parents, évidemment. Leur soif de pouvoir pourrait nous servir, tu ne crois pas ?

Chan retint son souffle. Il n'avait jamais aimé sa mère, et apparemment, ce n'était pas aujourd'hui que cela allait changer.

Le souverain l'observa longuement d'un air extérieurement tranquille. Les Princes savaient qu'en réalité, il réfléchissait intensément à cette proposition.

Mais tandis que Seoho espérait de tout cœur qu'il rejette cette déclaration, son jeune frère ne savait qu'en penser. Il restait figé, attendant la suite des évènements en silence malgré ses pensées qui s'élevaient en lui tel un tourbillon dévastateur.

— La Princesse n'a pourtant pas réussi à te contenter, fit remarquer le monarque après quelques minutes qui leur avaient parues être des heures.

— En effet. Mais ses parents pourraient nous êtres très utiles.

— Elle a échoué.

— Et donc ? s'impatienta la Reine. Je ne comprends pas ton hésitation. Ton règne pourrait prendre un grand tournant. Il suffirait de conclure une alliance avec les souverains éternellement insatisfaits de Munhwi, et leur armée serait tout à toi. Nous serions alors assez puissants pour conquérir le reste des contrées et ainsi former un seul et même Royaume sous un unique gouvernement : le tien.

— Pourquoi ne m'avais-tu pas fait part de tes plans ?

Un éclair d'irritation traversa le regard céruléen de la Reine. Mais son visage demeura stoïque, tout comme ses lèvres qui s'étaient étirées en un sourire froid.

— Parce que tu t'y serais opposé, évidemment. Tu aurais été incapable de te saisir d'une telle opportunité. Ton honnêteté chimérique t'obstrue la vue et t'empêche de voir la réalité en face. Il me fallait être certaine que tu comprennes bien la situation des monarques de Munhwi avant de t'en parler.

— Mais tu ne l'as pas fait. Pourquoi ?

La femme jeta un regard de côté à Felix, qui ne réagit pas.

— Une certaine fouineuse impudente s'est mêlée de ce qui ne la regardait pas, indiqua-t-elle sur un ton glacial. Il me fallait la neutraliser avant qu'elle ne fasse tomber à l'eau le plan que j'ai minutieusement conçu.

— Es-tu seulement consciente des conséquences de tels actes ? questionna le Roi, l'air furibond. La Princesse aurait très bien pu s'en plaindre à sa mère. La femme qui dirige Gongdan !

— C'était un risque que j'étais prête à prendre. Et apparemment, j'ai eu raison de le faire. Elle a été assez idiote pour simplement me dénoncer auprès de nos fils.

Le blondinet en question roula des yeux. Elle ne pouvait pas savoir qu'il n'avait plus aucun contact avec sa mère, mais tout de même, qu'elle le prenne pour un imbécile le mettait en rogne.

— Quoi qu'il en soit, j'aimerais que tu prennes en considération ce que j'ai prévu pour Chan, réclama la Reine. Aisha est une jeune femme tout à fait charmante et consciente de ses responsabilités. Elle ne causera aucun tort à notre fils, et lui donnera de nombreux enfants. De surcroît, les six contrées nous seront offerts sur un plateau d'argent.

— Aucun des souverains ne s'attendrait à une telle attaque sournoise de ma part..., raisonna le monarque.

— Tout sera à toi, mon chéri, minauda la Reine d'une voix heurtée.

Felix écarquilla les yeux. Ses propos dégoulinaient d'un venin tellement pernicieux qu'il sentit ses lèvres se déformer en une grimace de dégoût. Incapable de tenir sa langue plus longtemps, il se décida à intervenir.

— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille, rétorqua-t-il sèchement.

— Reste en dehors de cela, petite sotte, le réprimanda la femme en lui décochant un regard haineux.

— Diriger un seul Royaume est déjà bien assez laborieux, poursuivit le blond sans lui prêter attention. Vous auriez des difficultés à tenir les rênes d'autant de contrées aussi dissemblables les unes des autres.

Le Roi planta ses yeux dans les siens, soudainement intéressé par ses dires.

— Me croyez-vous incapable de régner ? demanda-t-il sur un ton d'une placidité à donner la chair de poule.

Son épouse réprima difficilement un sourire de satisfaction, mais Felix ne mordit pas à l'hameçon. Il secoua la tête en s'efforçant de graver sur son visage une expression qui reflétait toute la gravité de la situation.

— Jadis, tous les Royaumes étaient unis en un seul, fit-il en puisant dans ses maigres connaissances. Mais le monarque qui contrôlait ce vaste territoire était bien trop ambitieux. Il perdit rapidement la maîtrise des cités les plus reculées de son palais. Les gens se révoltèrent contre ses idéaux.

— Nous n'avons pas besoin d'une leçon d'histoire, l'interrompit sèchement la Reine.

Le blond lui lança le regard le plus méprisant qu'elle n'ait jamais vu.

— Vous en avez plus que simplement besoin. C'est nécessaire de vous le rappeler, au vu de vos pensées d'une sottise aberrante.

La femme ouvrit la bouche pour riposter, mais son époux la fit taire d'un geste sec de la main.

— Poursuivez, je vous prie.

— Ce grand souverain questionna ses conseillers pour être en mesure de rétablir son pouvoir et ainsi rayer l'anarchie qui avait commencé à se soulever. Le peuple grondait et refusait d'obéir à ses ordres, mais il ne pouvait pas punir le Royaume tout entier. Alors, il prit une décision qui surprit tout le monde, mais ce fut pour la bonne cause. Il scinda le territoire en six, et en attribua un à chacun de ses enfants.

— Et où voulez-vous en venir ? s'enquit le Roi.

— En régnant sur de plus petits territoires, ils purent apprendre à mieux connaître les besoins différents de leurs peuples respectifs. Car les Royaumes n'étant pas situés aux mêmes endroits, il en résulte que la faune, la flore et les traits de caractères des gens sont dissemblables. À Sanyun la glaciale, la vie est très rude, mais son peuple est débrouillard et honnête. On mène une existence plus paisible à Daeyang la dorée, mais les autochtones seraient bien incapables de survivre quelques jours dans le nord.

Felix sentit le regard brûlant de Chan se poser sur lui. Une sensation oppressante l'étreignit brutalement jusqu'à le faire suffoquer. Sans oser se tourner dans sa direction, il ravala difficilement sa salive avant de reprendre la parole.

— Vous êtes le Roi, sire, et je vous dois respect et obéissance, concéda-t-il à l'adresse du monarque. J'admets que vous êtes parvenu à maintenir la paix et la prospérité à Malyeog depuis votre ascension au trône, mais rien n'est moins sûr que vous pourriez y arriver dans les autres Royaumes. Tout simplement parce que vous ne connaissez pas leurs peuples aussi bien que le vôtre.

— Que feriez-vous si j'accédais à la demande de la Reine ?

Le blondinet se mordit l'intérieur des joues en les sentant chauffer de manière désagréable. L'impression de ne pas être écouté se fit plus aiguë et une virulente bouffée d'irritation le submergea. Malgré tout, il prit le temps de bien réfléchir avant de donner sa réponse.

— Je me verrais bien évidemment forcé de m'incliner, mais je crains que je serais en profond désaccord avec vous. Sans vouloir vous offenser, l'harmonie des contrées me tient bien plus à cœur que vos désirs personnels d'acquérir plus de pouvoir.

Ce fut seulement lorsque Felix aperçut la mine choquée d'Aisha qu'il se rendit compte de ses paroles. Il avait fait preuve d'une effronterie qui ne plairait certainement pas au souverain, mais le jeune homme tenait à dévoiler ce qu'il pensait sans s'imposer de restrictions.

On ne pouvait déceler aucune émotion sur le visage impassible du souverain. La possibilité qu'il puisse réellement réfléchir à ses dires secoua profondément la prétendue Princesse, qui, ses petites mains crispées sur le tissu pourpre de sa robe, attendait en silence la décision finale du Roi.

— Tu ne vas quand même pas prendre en considération les dires de cette sale petite menteuse ! explosa la Reine devant son inaction. Elle essaie de se jouer de toi ! Tout ce qu'elle veut, c'est un mariage avec Ch...

— Écoutez-moi bien, Majesté, l'interrompit durement Felix.

Il avait déjà pris un risque considérable en s'opposant au Roi, alors il était prêt à aller jusqu'au bout pour lui éviter une erreur qui pourrait lui être fatale.

— Sachez que votre avis ne m'importe aucunement, mais je tiens à préciser que l'on parle d'une possible guerre. Je vous saurais donc gré de cesser vos simagrées à propos de ce mariage plus que risible.

La fin de sa phrase fut ponctuée par l'éclat de rire goguenard du souverain. Toute l'assemblée se figea et le dévisagea comme s'il était une toute nouvelle personne.

— Princesse ! Vous faites preuve d'une telle audace, j'aime ça ! s'exclama-t-il en essuyant des larmes de plaisir.

— Mon époux, ne vois-tu pas que tu as l'air ridicule ? siffla la Reine sur un ton acrimonieux. Pourquoi ris-tu ?

— Parce que j'ai eu ma réponse !

L'ébauche d'un sourire sadique se dessina sur ses lèvres, alors qu'il savourait d'avance son triomphe.

— Femme, ne vois-tu donc pas ? N'as-tu point compris ? La Princesse possède un grand cœur et sait capturer l'attention de son auditoire.

— Ce n'est qu'une façade ! tonna-t-elle avec fureur. Comme tout le monde ici, elle ne fait que se retrancher derrière une compassion feinte !

— Contrairement à toi, j'ai surveillé de très près le déroulement des épreuves. Ma décision est sans appel. Chan épousera la Princesse Laïa de Gongdan.

Le jeune homme aux cheveux couleur corail écarquilla les yeux. Son cœur se débattait furieusement dans sa poitrine et menaçait d'exploser. Ses oreilles bourdonnaient, il craignait d'avoir mal entendu.

La bouche de Felix s'entrouvrit, mais aucun son ne s'en échappa. Il était complètement sous le choc.

Le regard bleuté de la Reine se durcit, comme un ouragan de glace affilée. Son expression se fit si menaçante que tous reculèrent d'un pas, par précaution.

— Tu n'es qu'un rêveur permissif, gronda-t-elle. Une belle opportunité vient de te passer sous le nez !

— Je n'ai pas besoin de me sentir puissant pour être heureux, fit simplement son époux d'un air amusé. J'ai fait mine d'aller dans ton sens pour constater par moi-même la réaction de Laïa.

La querelle entre les souverains s'intensifiait, mais Felix ne les écoutait plus. Tout ce qu'il entendait, c'était des sons vagues, comme s'ils provenaient d'un lieu hors du temps. Dans sa tête, c'était le chaos le plus total. Ses pensées s'enchevêtraient et formaient des arabesques confuses.

Et lui qui pensait avoir évité de justesse une catastrophe, il venait de comprendre que le Roi s'était joué de sa femme pour s'assurer qu'il prenait la bonne décision.

Un sentiment d'euphorie l'empoigna solidement, bien vite suivi par de l'angoisse lorsqu'il songea à Chan.

En jetant un œil au concerné, le blond ne parvint pas à déceler l'étrange mélange d'émotions qui teintaient son regard d'un bleu profond.

Mais doucement, en réalisant qu'il avait gagné, ses lèvres s'étirèrent en un petit sourire en coin.

La bataille était loin d'être terminée, mais peut-être que tout n'était pas perdu, finalement.

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