Chapitre 1 - La greluche

Le tintement du goulot d'une bouteille cognant le bord d'un verre me tira doucement de mon sommeil. Allongé sur le ventre, je sentais la chaleur des rayons du soleil sur les muscles saillants de mes fesses endolories par les coups de bassin de cette nuit de débauche. Mes paupières étaient lourdes, si lourdes, que j'avais l'impression qu'elles pesaient une tonne. Des effluves de fumée de cigarette vinrent chatouiller mes narines. La tête à moitié immergée dans l'oreiller en satin gris, j'ouvris le seul œil qu'il m'était possible de bouger et aperçus Erik à quelques mètres de là, tenant son verre et sa clope dans une même main. Généralement, il s'en grillait toujours une en même temps qu'il buvait, et ensuite me proposait de m'abreuver d'alcool avec lui si j'étais à proximité. C'était presque un rituel entre nous, l'unique moment où il prenait la peine de me servir et pas l'inverse. Car il fallait bien l'admettre, j'étais son homme de main et son garde du corps – dans tous les sens du terme – avant d'être son ami.

Il ne portait qu'un pantalon noir en toile et ses cheveux bruns étaient légèrement mouillés. Son torse d'Apollon me rappelait nos torrides étreintes tandis que ses iris bleus m'accusaient comme si le fait que je fusse encore au lit dans sa chambre était source d'agacement pour lui. Mais contre toute attente, au lieu de me faire une réflexion, il esquissa un rictus moqueur. À cet instant, je sentis la pulpe d'un doigt féminin qui s'amusait à suivre les courbes des ailes tatouées sur mes épaules.

Et merde ! Je l'avais oubliée celle-là. C'était donc pour ça qu'il souriait, ce fourbe ! Je soupirai tellement fort que la donzelle étendue à côté de moi m'entendit.

— Tu es réveillé, trésor ? demanda-t-elle.

Trésor... Pourquoi certaines femmes aimaient-elles affubler leur amant d'un sobriquet ridicule, presque castrateur ? Espéraient-elles pouvoir nous séduire de cette façon ? Ou était-ce parce qu'elle ne connaissait pas mon prénom, tout comme je n'avais aucune idée du sien ? Il faut dire que nous n'avions pas pris le temps de faire les présentations hier soir lors de notre rencontre. Je savais juste qu'elle était brune aux yeux noisette, qu'elle avait des formes excitantes, et cela me suffisait. Rares étaient les prostituées qui avaient envie de taper la discute avec leurs clients, et inversement.

Après avoir quitté l'encre de mes plumes, son index descendit sensuellement le long de l'épée dessinée sur ma colonne vertébrale.

— Il est écrit quoi sur ton dos, mon lapin ?

Mon maître feignit un pouffement cette fois. C'était si rare de le voir sourire et encore moins rire, qu'à cette vue mon cœur se teinta de bonheur, bien que cette fille venait de me ridiculiser devant lui. Le fait qu'elle n'arrivait pas à lire ce qui était marqué sur ma peau n'était pas dû à de l'illettrisme de sa part, mais à un manque de connaissance en danois. Avais-je envie de prendre la peine de lui révéler ce qui était inscrit sur la lame de ma colonne et juste au-dessus de mes omoplates ailées ? Non. Je ne voulais aucunement partager ce secret avec elle ni avec personne d'autre, du reste.

Les paumes appuyées sur le matelas, je me redressai aussitôt, puis m'assis sur le rebord du lit. Les bras de la greluche vinrent subitement m'enlacer et sa poitrine dénudée se colla contre mon dos. Je compris alors qu'il allait être difficile de m'en débarrasser. Ahuri, je fixai mon maître en me demandant si l'attachement que cette fille avait pour moi était dû au plaisir que je lui avais procuré cette nuit ou à un de ses envoûtements dont il avait le secret.

— Je n'y suis pour rien cette fois, Sven, me lança-t-il.

Merde ! Venait-il de lire dans mes pensées ? Un doute m'assaillit. Il m'avait pourtant juré de ne jamais le faire et je n'avais pas vu d'aura émaner de lui ni de signe de sa part qui auraient pu me prouver qu'il venait de sonder mon esprit grâce à ses pouvoirs. Je compris alors qu'il faisait allusion à notre précédente soirée de luxure. D'ailleurs, il m'avait promis, à ma demande, de ne pas réitérer l'expérience d'utiliser ses dons surnaturels pour inciter à nouveau une fille à rester en notre compagnie après nos ébats endiablés. Ce qui avait eu pour conséquence de rendre la malheureuse complètement soumise et dépendante de nous.

J'entendis un gloussement derrière moi. La coquine aventura soudain sa main droite vers mes organes génitaux. Je la retins par le poignet avant qu'elle ne puisse les atteindre. Visiblement, nos parties de jambes en l'air de la veille lui avaient plu et elle souhaitait retenter la chose ce matin. Ce qui n'était pas dans mes intentions.

Elle risqua sournoisement une approche à bâbord. Je la bloquai derechef. Ses deux poignets étaient désormais pris au piège de mes doigts. Amusée, elle ricana une nouvelle fois, puis pressa davantage son buste contre mon échine tout en gesticulant pour tenter de se libérer de mon emprise comme si c'était un jeu.

— Allez quoi ! Laisse-moi faire ! protesta-t-elle d'un air enjoué.

Son excitation aurait pu réjouir n'importe quel homme. Cependant, le fait de la voir me désirer autant devant mon maître me fit culpabiliser. Elles étaient toujours démonstratives avec moi, mais rarement avec lui. Peut-être parce que je cherchais d'abord à les satisfaire au lit avant de penser à mon propre plaisir et qu'elles appréciaient toutes les attentions particulières que je pouvais avoir pour arriver à mes fins. Tandis que lui ne se souciait principalement que de sa jouissance personnelle. Il n'était pas du genre à aimer jouer aux jeux de la séduction et encore moins à faire preuve d'altruisme. Pourtant, elles prenaient autant leur pied avec lui qu'avec moi, si ce n'est plus, mais dans mes bras elles avaient l'impression d'être aimées un minimum, du moins en apparence.

Voyant mon agacement, Erik intervint à sa manière, d'un ton cinglant.

— Laisse-le tranquille et sors d'ici.

— Hey, je ne t'ai pas sonné, toi ! osa-t-elle lui répondre sans pour autant se défaire de moi.

La malheureuse ! Que venait-elle de dire ? Pure folie ! Mon cœur tressauta. Le visage d'Erik s'assombrit. Visiblement, et comme je m'en doutais, il n'avait pas apprécié qu'elle lui parle de cette manière. Il but la dernière lampée de son bourbon et posa brutalement son verre vide sur la table avant d'écraser son mégot dans le cendrier en cristal. Il s'avança vers nous en l'assassinant du regard. Il semblait fulminer intérieurement. Je déglutis. Qu'allait-il lui faire ? La tuer ? C'était le genre de chose dont il était tout à fait capable. Parfois, il suffisait d'un mot, d'un geste, d'un rien, pour qu'il bascule du côté obscur, pas celui de la force, mais celui du mal.

Lorsqu'il leva sa paume vers elle en direction de sa tête, juste à côté de la mienne, je compris ce qu'il s'apprêtait à faire. J'eus, à ce moment, un soulagement à demi-mesure. Il n'allait pas lui ôter la vie, mais ce qu'il comptait faire n'était guère mieux. Il agrippa son crâne pour lui relever le visage, la forçant ainsi à le regarder. Rapidement, je sentis une aura chaude émaner de son bras qui surplombait mon épaule. Quelques secondes après, il baissa sa main pour libérer physiquement la fille de son emprise, mais pas mentalement ; elle n'était plus qu'un pantin à son service, désormais.

— Prends tes affaires et va-t'en, lui ordonna-t-il d'une voix calme et dénuée de sentiment.

La douce chaleur de ses seins me quitta aussitôt. Tel un robot, elle descendit du lit, ramassa ses vêtements qui étaient éparpillés sur le sol, puis sortit de la chambre sans avoir pris le temps de s'habiller. Hypnotisée, elle venait de faire exactement ce qu'il lui avait demandé, sans en rajouter, sans protester, ni même se poser de question. Cela aurait pu être drôle, mais en y réfléchissant, c'était abominable. Et j'en étais coupable, en quelque sorte. Je m'en voulus.

Erik se tourna pour revenir vers la table ronde en acajou. Mon regard s'attarda sur son dos nu tatoué des mêmes ailes que je portais sur le mien. Contrairement à moi, il n'avait pas une épée le long de ses vertèbres, mais deux glaives entrecroisés qui en barraient le haut, et en dessous une inscription en grec dont la traduction aurait fait trembler n'importe qui, si tant est d'en avoir compris le sens caché :

Livrez bataille et mourez en implorant ma pitié.

Gravésdans sa chair, ces mots résumaient toute la noirceur de sa personne. Il remplitun autre verre qu'il apporta, puis me tendit. Nos yeux se croisèrent. J'aperçusdans les siens le reflet de mon amour pour lui, teinté de tristesse. Jerepensai à nos jeux dangereux dans les montagnes danoises quand nous étionsgamins, et à ce moment fatidique où j'aurais préféré mourir à sa place plutôt quede le voir, après sa lourde chute, ressusciter en un être qui n'était plus quel'ombre de lui-même. Un être hanté par l'âme du mal en personne, par l'âmed'une entité sans cœur et sans scrupules : celle d'Arès, le dieu de la guerre.


***

Un petit aperçu en image de quelques scènes et personnages à venir au long de ce livre :

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