Chapitre 10 : Causalité
Elise ne m'avait rien demandé. Mais elle m'avait déjà révélé le secret de son premier Swap, et il semblait juste que je fasse de même pour elle. C'était souvent considéré comme une information particulièrement intime chez les Swapers. Les mots me vinrent directement aux lèvres.
Mon don d'infinie lucidité se réenclencha, et j'aperçus par flashs des instants passés...Lorsque je m'étais mis à parler, je ne racontais pas vraiment la scène...je la revivais pleinement.
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La balle filait impitoyablement au-dessus de ma tête, droit vers le receveur qui s'apprêtait à l'attraper. Il me manquait encore quelques mètres à parcourir : si elle atterrissait dans la main de mon adversaire, cela mettrait fin à ma série de victoires ininterrompue depuis si longtemps, et je pouvais dire adieu à ma réputation...Mais elle fila encore plus vite que je ne l'avais imaginé, et fila entre ses doigts, lui passant dans le dos.
C'était ma chance ! Je finis aussitôt ma course sur la dernière base, sur laquelle je me jetai les jambes en premier, dans un tourbillon de poussière. Immédiatement, la clameur du public se fit entendre, et le volume des applaudissements était à la hauteur de mon exploit. De rage, le receveur adverse envoya un coup de pied dans une motte de terre qui éclata sous le choc, et je pus remarquer quand dans le public, certains spectateurs restaient froids face à ma performance...
Qu'importe qu'il y ait des insatisfaits ! Non, le vrai problème, c'était elle.
Je sortis du stade plusieurs dizaines de minutes après la fin du match, ayant pris mon temps pour me reposer et savourer ma victoire. A la sortie, je bifurquai sur ma droite dans l'intention de flâner un peu seul. Mais je fus bien vite abordé, par une bande de jeunes : une dizaine d'adolescents à l'air menaçant. Ils m'encerclèrent assez vite, et je dus m'arrêter. L'un d'eux m'interpella avec mépris :
"Hey ! T'as pas compris le deal ? Tu perdais le match, et on effaçait ta dette."
Un léger sourire de satisfaction éclaira mon visage :
"C'est vous qui n'avez rien compris...Il n'y a plus de deal. J'ai rien à voir avec ça, je vous l'ai dit cent fois."
Une vague de mécontentement sembla monter chez eux, et ce fut confirmé par le ton amer d'un autre qui me lança :
"Et dire qu'on avait eu des scrupules à le faire...Promets de perdre le prochain, où on te casse les jambes en prime !"
Le doute m'envahit soudain, et je le questionnai :
"En prime ? En prime de quoi ?"
L'un d'eux ricana, et sortit de derrière son dos une batte de base-ball, couverte de sang...
"On t'a déjà fait payer, mais si tu nous énerves, tu auras ta dose aussi."
Un profond sentiment de haine mêlé d'inquiétude monta en moi, c'était l'émotion la plus forte que j'eus jamais ressentie. J'aurais tout donné pour pouvoir tous les faire souffrir au delà du supportable, en cet instant précis, et j'imaginais les pires tortures qui soient. Mais il me restait un dernier détail à savoir...Ma voix tremblait de rage que je posai la question :
"Vous avez...fait quoi ?"
L'air désinvolte, le mec à la batte me rétorqua :
"Tu sais, ta copine..."
Je ne pus en entendre plus. Mon sentiment de haine explosa d'un seul coup avec violence, et je n'avais plus qu'une seule préoccupation en tête. Ma batte fendit l'air, mes jambes me portaient où il fallait. Mon esprit se vida, et mon environnement me parut plus distinct et clair que jamais.
Des os se brisèrent, du sang gicla, on tenta de m'accrocher les bras mais des cris de douleur retentirent.
Ce n'étaient évidemment pas les miens. Je me frayai un chemin, et courut aussi vite que possible dans la direction d'où la bande venait. Je remarquai que personne ne me retenait, j'en avais peut être tué ou blessé quelques uns, mais cela m'était totalement égal.
Et puis, je tombai sur elle.
Allongée au sol dans une petite flaque de sang. Cette vision me pétrifia, et je ressentis aussitôt le besoin profond de faire quelque chose d'utile pour elle, n'importe quoi qui puisse l'aider. N'importe quoi...
Je m'agenouillai auprès d'elle, et mon inquiétude se mua en peur panique. Je tentai de la ranimer, d'abord sans succès, pendant quelques secondes qui me semblèrent durer des heures. Enfin, elle ouvrit les yeux et plongea son regard dans le mien : jamais je ne pourrais oublier toutes les émotions mêlées qu'il me communiqua. Tétanisé, je lui dis simplement :
"Je t'ai réveillée...Je t'ai ramenée, tu es avec moi..."
Les larmes coulaient sur mes joues, aussi douloureuses que des sillons creusés dans ma chair. Les mots qu'elle prononça ensuite restèrent à jamais gravés dans ma mémoire :
"Tu n'aurais...pas dû.", parvint-elle à dire, apparemment submergée de souffrance.
Cette phrase me frappa comme un pieu en plein cœur. Les cinq dernières minutes que je venais de vivre se reconstituèrent dans mon esprit, avec une précision qui défiait l'imagination. Rien ne m'échappait : pas le moindre souffle de vent imperceptible, pas le moindre bruit insignifiant, pas le moindre insecte minuscule rampant au sol. Puis je pris une décision.En sortant du stade, je n'avais jamais eu l'idée de tourner à droite. J'avais pris sur ma gauche, rentrant directement chez moi.
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Elise me regardait intensément, son regard rempli de compassion. Elle aussi semblait chercher ses mots, comme je m'étais trouvé muet devant elle. Mais après mon récit, ce fut tout de même elle qui parla en premier :
"Tu es sûr...d'avoir fait le bon choix ?"
C'était pour moi aussi brutal que ce que j'avais envisagé de lui dire. Je me justifiai aussitôt :
"Elle a pu partir tranquillement, sans douleur, au lieu que je la réveille et qu'elle souffre. C'était la meilleure chose que je puisse faire pour elle."
"Oui, mais," objecta t-elle, "peut être a t-elle voulu te dire que tu n'aurais pas dû essayer de gagner le match."
"Écoute.", fis-je d'un ton ferme, "C'est soit ses dernières paroles m'accusaient d'être responsable de sa mort, soit c'était sa dernière volonté que j'ai satisfaite. J'ai décidé que la deuxième solution était la bonne, parce que je ne pourrais pas supporter la première."
"Mais...", commença t-elle, avant de laisser sa phrase s'évanouir dans sa gorge.
Je savais qu'elle ne pouvait remettre en question mon premier Swap, parce que ça signifiait qu'il était aussi possible de mettre sérieusement en doute le sien. Et ça, elle en était parfaitement incapable.
"On y va.", dis-je pour couper court à la digression, "Sinon l'Agence ne va pas tarder à débarquer."
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Mais nous n'avions pas eu à nous plaindre de la visite de nos collègues. Nos affaires préparées, nous nous rendions immédiatement à l'endroit désigné par Lucian, tandis qu'il se séparait de nous et nous proposait un point de rendez-vous pour le retrouver ensuite. Nous l'avions accepté, sachant que la visite à Ernie Bnast allait probablement s'avérer infructueuse.
Mais c'est avec surprise que la porte s'ouvrit quand nous nous étions présentés chez lui. C'était un homme plutôt âgé, les cheveux grisonnants, mais il semblait assez énergique et c'est maintenant que je me rendis compte que quelqu'un qui avait créé le Swap devait logiquement ressembler à mon arrière-grand-père. Celui-ci était à l'évidence beaucoup plus jeune... Il nous invita à le rejoindre à l'intérieur, et nous entrâmes assez intrigués de ce qu'il pourrait nous dire.
"Alors," nous fit-il en s'asseyant à sa table de salon tout en nous invitant à l'imiter, "vous êtes venus sur le conseil de...?"
Je décidai d'être direct :
"Silvan Yorks."
Ce nom ne semblait pas avoir plus d'effet que ça sur l'homme. Il se contenta de hocher la tête lentement, comme pour m'encourager à continuer. Ce fut Elise qui continua :
"Il veut un entretien avec vous. Il veut...des réponses à ses questions."
"Je le sais bien.", se décida t-il à répondre, "Il me l'a déjà fait comprendre à de nombreuses reprises...Mais cela m'est impossible."
"Écoutez...", commençai-je en perdant peu à peu patience.
"Et la violence ne me fera pas changer d'avis, s'il s'est décidé à m'envoyer des hommes de main.", me coupa t-il, imperturbable.
"On veut juste discuter !", s'exclama précipitamment Elise, "Si vous acceptez, il nous a promis que..."
"Aucune promesse de Silvan n'a de valeur face à ses ambitions, jeune fille.", interrompit-il à nouveau.
Elise semblait elle aussi agacée, mais je décidai de rentrer dans le jeu d'Ernie :
"Ses ambitions ?", demandai-je pour obtenir au moins une réponse.
Il garda le silence un instant, puis déclara :
"Bien. Vous êtes enfin disposés à m'écouter, alors commençons."
Quelque chose m'était familier chez lui, dans sa manière d'être, comme quelqu'un que j'aurais connu puis oublié...mais je n'aurais su dire qui.
"Silvan," révéla t-il, "veut supprimer le Swap."
Le choc me saisit, et je voulus objecter, mais Elise fut plus rapide que moi :
"C'est impossible, voyons ! Une telle portée temporelle et d'ampleur est surhumaine !"
Là encore, il laissa un silence de quelques secondes avant de répondre...C'était particulièrement agaçant.
"Savez-vous ce qu'est vraiment le Swap ?", nous demanda t-il.
Venant du créateur lui-même de ce phénomène, la question avait une signification toute particulière. Et j'avais l'impression qu'une réponse scolaire avait peu de chances de faire l'affaire. Je laissai donc Elise s'y risquer :
"C'est un remplacement d'événement par..."
"Non.", coupa t-il derechef, "C'est une manipulation de la causalité."
Il me fallut quelques secondes pour comprendre l'ampleur de cette objection. Mes cours théoriques de Swap me revenaient vaguement en tête, et mes idées se bousculèrent alors qu'une question me vint aux lèvres :
"Je croyais que le Swap ne modifiait pas la causalité..."
"C'est ce qu'on raconte aux étudiants naïfs." affirma t-il, "Mais la vérité est un peu plus complexe."
Il sortit une feuille et deux stylos d'un tiroir devant lui, et traça une ligne de couleur bleue parfaitement droite. Puis, il désigna la ligne du doigt :
"Ça," expliqua t-il, "c'est la causalité. Une ligne infinie, logique et continue de causes et de conséquences."
Il s'empara ensuite du stylo rouge, et barra d'un petit trait vertical sa ligne en son milieu. Il passa ensuite la couleur rouge sur la deuxième partie de la ligne, puis désigna le trait vertical tracé :
"En tant que Swaper, vous pouvez y insérer un événement de votre choix. Tout est lié dans notre Univers, tout a une conséquence, et tout a une cause. Il serait fou de penser que même le plus insignifiant des changements ne bouscule pas la causalité. Cette chaîne logique est modifiée au moindre Swap."
Il nous laissa contempler ses lignes de couleur. Il venait d'expliquer simplement un concept complètement ahurissant.
"Mais," fit Elise d'une voix tremblante, "Si le Swap est réversible..."
"Le rouge laisse place au bleu. La chaîne de causes et de conséquences reprend son cours. Non, ça, ce n'est pas un problème, ce qui vous gêne vous, ce n'est pas ce qui se passe si les maillons de la chaîne sont remplacés par d'autres maillons, n'est-ce pas ? Ce qui vous gêne, c'est quand on brise la chaîne."
Tout en prononçant ses mots, il chercha un troisième stylo, de couleur verte. D'un geste sec, il plaça un trait oblique là où la couleur rouge débutait : les trois couleurs se superposaient, et ça devenait le chaos dans ma tête.
"Voilà comment on détruit la causalité. Superposition d'événements contradictoires. Ça, la causalité ne peut s'en remettre. Oui, Silvan veut Swaper un Swap."
"Et...qu'est-ce qui se passe dans ces cas-là ?", osai-je demander.
"Qui peut le savoir ?", répondit Bnast, "Et qui est assez fou pour tester ? C'est peut être la fin de l'Univers, peut être rien, mais qui peut prendre le risque ?
"Mais pourquoi veut-il faire ça ?", se demanda Elise à voix haute.
"Allez donc le lui demander !", fit Ernie dans un haussement d'épaules. "En tout cas quoiqu'il puisse arriver, je ne lui donnerais jamais de telles informations. On ne plaisante pas, avec la causalité."
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