365-Arc Ashfeld : Acte LXXXII Scission
Le fracas d'un coup surchargé de haine résonnait à l'intérieur de la grotte. Devant la tristesse, devant le néant, devant le déchirement, Kali paraissait moins prétentieuse, assurée, hargneuse. Une larme roulait le long de sa joue. Un cristal de mélancolie qui berçait le corps, qui apportait de la chaleur. L'âme, elle, ne guérissait pas.
- Tu es en or, Kali. Vraiment..
- Je ne le suis pas !
Kali tapa la roche avec plus de haine.
- Je t'avais dit de ne pas abîmer ce corps. Il m'est précieux.
- Tu ne le chéris pas ! Il ne t'intéresse pas !
- Tu es tellement têtue. Comme une enfant. Alors que tu prétends être une adulte.
- Les enfants sont ennuyeux. Les adultes encore plus. Tout est ennuyeux dans ce monde.
- Tout? Vraiment tout?
- Non... Tout sauf l'amour.
Ayya regardait la tigresse se mouvoir, aiguiser les crocs et attaquait le rocher qui, s'il était doté de paroles, se lamenterait d'agonie.
- Elle délire, constata Shiva.
- Non..., répondit Ayya. Elle ne délire pas. Elle médite. Kali se cherche elle-même. Et elle aurait dû entamer cet exercice bien des années auparavant.
- Se chercher elle-même?... Hum...
Shiva reporta son attention sur Kali. Elle prêtait oreille à ce qu'elle disait, à ce qu'elle affirmait sans retenue. Elle se demanda alors si elle les avait repérées. Depuis quand? Et pourquoi ne réagissait-elle pas à leur présence. La disciple de Shantae remarqua ce trouble plutôt apparent sur l'expression faciale de sa partenaire.
Elle voulut d'abord la rassurer. La conforter dans ses pensées. Lui dire que depuis trois jours déjà, Kali les avait senti.
- Pourquoi es-tu toujours là?
- C'est toi qui as envie que je sois là. Si tu voulais réellement que je parte, je l'aurais fait depuis longtemps.
- Je ne veux pas d'un fantôme. Je veux que le vrai toi revienne. Pas un fantôme.
- Tu aurais peur des fantômes?
- Disons que je ne les aime pas. Pas du tout.
Peut-être pour vaincre la tristesse, ce sentiment avec lequel elle était condamnée à renouer des liens. Ce déchirement dont elle avait eu la prétention d'ignorer l'existence, elle le recevait de plein fouet.
La lumière blanchâtre, émanant du ciel par-delà l'ouverture centrale de la grotte, la mettaient entièrement à nu. Les amas photoniques éclairait merveilleusement bien l'architecture, le décor, et les émotions.
Et Kali frappait.
Kali se remit à frapper, seule contre la roche.
Les hauts murs regardaient silencieusement ce déchaînement. Le froid pénétrait leurs entrailles, les faisant suer. Cette humidité nouvelle se glissait entre les parois. Et une goutte, parmi tant d'autres, chevaucha l'étrangeté du relief puis s'écrasa sur le tibia en mouvement de la tigresse qui s'aplatit à son tour contre le bloc.
Le tibia rouge, le tibia frêle, elle répétait la douleur.
- La pierre cède. Le pilier pourrait suivre. Elle n'a rien d'une humaine. Je regarde un démon.
- Tu regardes un fléau, Shiva.
Elles se situaient un peu plus en hauteur, à plusieurs dizaines de mètres de Kali. Ayya, en position de méditation, énonçait quelques prières. Shiva, de son côté, avait une de ses dagues à porter de main, au cas où la bête les remarquerait.
- Elle transpire le désespoir.
- Le désespoir a le goût du sang. La solitude celui des larmes. Kali est à nouveau seule. Elle a du mal à encaisser.
- Elle a été abandonnée?
- Non. C'est plutôt elle qui a abandonné ses compagnons. Elle a préféré l'isolement au réconfort amical. La fierté de la tigresse la perdra.
Shiva, la sentant friable, sauta du haut de sa roche et atterrit deux mètres plus bas, en ayant bien pris le soin d'enchaîner une roulade pour se remettre sur ses jambes.
Elle chargea une Kali totalement obnubilée par sa destruction personnelle dans le but de la pourfendre. De par son ancienneté en tant que membre d'Altaïr, Shiva savait quand attaquer, l'instant crucial, le plus fatidique, celui qui sonnait les victoires instantanées comme les déroutes les plus immédiates. Si elle avait été seule, elle aurait été plus précautionneuse, plus minutieuse. Mais elle savait Ayya capable et sûre. Elle n'hésiterait pas à se sacrifier tant que la mission était garantie d'aboutir.
- Une ouverture...
Le sacrifice n'était pas au goût du jour. Elle désirait plus que toi connaître la valeur de cette bête. Elle se pensait également suffisamment réactive pour reculer, suffisamment réactive pour contre-attaquer, suffisamment réactive pour tout. Le vent la portait. La victoire la portait.
Mais...
Une fois à portée de Kali, quand elle fit un pas dans l'immense cercle de trois mètres de rayon où les sens de la tigresse étaient les plus aiguisées, elle comprit la grandeur de son erreur.
Un coup de pied circulaire arracheur de tête approchait du côté droit de sa tête. Shiva vit le monde au ralenti. Uniquement à partir de l'instant où Kali , déjà en position pour lui aplatir le crâne, avait déjà armé son pied.
- Mais qu'est-ce que...
La spontanéité de l'exécution lui donna quelques frissons. Elle avait loupé un moment dans l'équation. Le moment où Kali l'avait repérée. Le moment où elle s'était tournée vers elle pour l'attaquer.
Elle avait perdu ce moment...
La mort, portée par l'élan du démon, approchait dangereusement de la tête de Shiva. Celle-ci, impressionnée, parvint à sortir du cercle in-extremis.
Kali balaya le vent.
- Je veux Lagherta. Les sous-fifres ne m'intéressent pas, dit-elle en ramenant sa jambe.
- Depuis combien de temps frappe-t-elle la pierre selon toi? demanda Ayya, accroupie sur un haut rocher, et guettant les mouvements irréfléchis de la tigresse.
- Il nous a fallu huit jours pour la localiser, puis trois jours pour la filer. Kali semblait marcher à l'aveuglette, totalement perdue et délaissée, comme une bête errante.
- Elle n'a plus nulle part où rentrer? Ni des compagnons à retrouver?
- Elle en a, des compagnons. Mais le plus important des compagnons, elle ne l'a plus.
Ayya l'observait sereinement. Cette Kali destructrice, Tadmir, elle l'avait déjà vue à l'œuvre. Cette fois-là où Salil Alghaba Bellona avait tué Mahmud devant elle, impuissante. Mahmud, le premier homme pour qui avait un semblant d'affection. Et ce Mahmud, l'ultime déclencheur de la rage débordante de Kali qui, dans un élan de désespoir, tua Bellona, d'un coup de pied sec. Ce jour funeste marqua le début de sa triste liberté.
- Elle est née sous l'étoile du chaos. Alzzahira Kali. Fléau parmi les fléaux. Celle qui par qui arrive le malheur. L'alliée des hommes. L'ennemie des Nisa. Ennemie, hein? Difficile de la regarder de cette façon là. Les circonstances ne lui ont pas toujours été favorables : rescapée d'un viol alors qu'elle n'était même pas encore adolescente, se faire vendre par les parents qu'elle chérissait, se faire battre, se faire humilier, et assister, impuissante, à la mort du tout premier homme qui l'avait réconciliée avec sa nature de femme. J'ai envie de dire pauvre Kali, pauvre petite. Oh toi à qui la vie fit mille et une misères. Et si tu te réconciliais avec la primauté? Avec l'origine? La terre n'a cessé de te chérir. Tu as manqué de force pour répondre à cet amour-là. Eh oui, Kali, tu as toujours été la meilleure des combattantes, la plus redoutable des Shajira. Esma a tâté de ta vice. Ryma de tes techniques sournoises. Shara ne cessait de rire et de mettre en avant de manière exagérée tes blagues toutes plus puériles les unes que les autres. Oui, Kali. Tu as toujours été meilleure, meilleure que je ne l'ai jamais été. Du moins jusqu'à ce jour-là... Ce jour où Shantae m'a ouvert les yeux. Certes, j'avais peur de la victoire. Mais ma maitresse m'a apprise à l'accepter humblement. Toi qui a tant perdu, et qui continue tant à perdre, tu n'apprends pas. Personne ne t'a apprise à canaliser la douleur. Oui, Kali, tu as des failles, d'énormes failles, qui te rendent encore plus petite. J'ai pour ma part appris à gagner tandis que toi la défaite t'est toujours étrangère. Tu refuses de l'accepter et c'est bien ce qui causera ta perte.
Kali songeait. Elle repensait à ce sourire, le plus beau qu'il lui était donné de voir. D'ailleurs, depuis quand s'intéressait-elle au sourire d'autrui? À Alamut, seule Ryma et Esma en portaient quotidiennement. Le sourire de Shara était plus agressive qu'autre chose. Shantae et Bellona manquait de joie de vivre, beaucoup trop sérieuse dans ce qu'elles faisaient. Mais Sven, lui, savait sourire. De ces sourires qui emportent, qui corrompent, qui apaisent. De ces sourires à la fois bleu, blanc, violent, vert, vert comme sa forêt toute l'année quand elle y chassait, y défiait Nisa et Shajira, y prenait des fessées, y trouvait l'amour.
Il lui procura toute la sérénité qu'elle recherchait. Il était celui qu'elle aimait. Celui qu'elle voulait aimer. Elle s'en rendait compte brutalement, très brutalement. Le cœur déchiré en mille morceaux, les jambes lourdes, le regard vide, elle découvrait l'atroce peine de cœur.
Cette douleur finit par avoir raison d'elle, l'entraînant à terre, les jambes saignantes.
- Chef... Mon Chef à moi... Pourquoi... Pourquoi...
Elle passa son avant-bras pour masquer ses yeux, remplis de larmes.
- Je chiale comme une petite fille, bordel... Et dire que ce jour-là, je te reprochais pareil... n'est-ce pas, Ayya?
Ayya la rejoignait, la garde baissée.
- Tu pleurais comme une gamine. Et moi, je t'avais frappée. Ne nous casse pas les oreilles, t'avais-je dit. Nous sommes des esclaves et nous n'avons plus de vie, plus de liberté. Qu'on allait nous vendre aux plus offrants. Qu'on allait nous violer. Abuser de nous. Nous humilier. Jusqu'à la fin de nos jours. T'en souviens-tu?
- Les mots n'étaient exactement les mêmes mais oui, je m'en souviens.
Elle s'assit à côté de Kali et se mit à lui caresser les jambes. Elles étaient en piteux état.
- Être femme dans ce monde est un combat de tous les instants, reprit la pleureuse. J'ai longtemps douté de la bonne foi des hommes. Bellona m'avait mise en garde. Je ne l'aimais pas mais je la savais sage. Mais une fois, juste une fois, j'ai baissé ma garde. J'ai rencontré un homme bon. Et ma vie est partie en fumée...
Les larmes redoublèrent.
- Mahmud n'était pas un homme bon.
- Je sais... Je sais... Mais Sven l'était. Je l'aime. Je l'aime vraiment. Tu y crois toi? Moi, amoureuse? Vraiment? Ha ha ha... HA HA HA.... HA HA HA HA... C'est ridicule, n'est-ce pas, Ayya?
- Non. Pas du tout, répondit Ayya en révélant les yeux rouges de Kali. Tu es très jolie, grande sœur. Ça te ressemble bien de tomber amoureuse.
- Ayya..., dit-elle toute souriante.
Les mots l'apaisèrent. Bien plus qu'elle ne le pensait. Et d'un ton très rapide, elle rajouta:
- Fais ce que tu as à faire... je suis prête... petite sœur.
- Merci, Kali.
Ayya prit une des dagues de Shiva et frappa violemment, avec le dos, le genou de Kali.
- Süwa reprend les jambes qu'elle t'a offertes. Tu seras enfin libre, Kali.
- Je serai... enfin libre...
- Oui. Ce jour marque ta renaissance. La défaite ne fera qu'un avec ton corps. Accepte-la et sèche ces larmes. Elles amoindrissent ta beauté, grande sœur.
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