C'était comme ça

Lorsque Émilie frappa à la porte, Suzanne paniqua un peu. Elle était comme ça depuis quelques mois. Toujours nerveuse. Pourtant elle n'avait pas trop de raisons de l'être : elle avait tout bien terminé en terme d'études, pour cette année, et avait eu de bons résultats (en tout cas elle n'avait pas tout foiré comme moi), alors elle n'avait aucune raison de s'en faire.

Alors elle alla à la porte, fit demi-tour, passa une main dans ses cheveux de feu, fit demi-tour, et aperçut l'affiche que nous avions collée, elle et moi, du Voyage de Chihiro des studios Ghibli, sur la porte des toilettes.

Nous avions passé la journée entière à arpenter les rues de Paris afin de trouver cette affiche précisément. Je n'en voulais pas une autre, je voulais uniquement celle-ci car elle représentait uniquement Haku, mon personnage préféré.

Suzanne savait que j'avais toujours eu un gros faible pour lui. Alors nous avions passé la journée à errer. À l'époque, nous venions tout juste d'arriver sur Paris, petits provinciaux que nous étions.

Je crois que dans le fond, le meilleur souvenir que je garde de ce jour-là, ce n'est pas le souvenir d'avoir trouvé l'affiche, mais juste le souvenir de tous ces petits moments à rire tous les deux dans les rues, insouciants.

Suzanne finit par détourner les yeux du poster, et son regard accrocha le mien un instant.

Elle me sourit, un peu dans le vide, comme si elle se souriait surtout à elle-même.

Et puis elle alla ouvrir.

Émilie se trouvait effectivement là, sur le pas de la porte.

Les deux filles échangèrent un regard gêné. Elles avaient été meilleures amies à une époque, c'était d'ailleurs comme ça que j'avais connu Suzanne. Émilie avait sauté une classe, si bien que dès la première année de lycée elle avait connu Suzanne et me l'avait ensuite présentée.

Je crois que c'était la dernière bonne chose qu'elle ait fait pour moi.

Ma sœur entra timidement, et Suzanne referma derrière elle. Elles s'installèrent autour de la petite table que Suzanne avait dégagée, et sur laquelle elle avait déposé deux trois amuses-gueules en office d'apéro.

Émilie semblait particulièrement mal-à-l'aise. Elle observait les photos au mur, celles de Suzanne et moi. Et puis Suzanne lui servit quelque chose à boire. Elle sortit trois verres à pied que nous n'utilisions jamais, et ouvrit des bières.

Émilie s'éloigna un peu d'elle et s'approcha de l'étagère de la bibliothèque, située à côté de notre lit, qui me servait de table de nuit.

Elle s'assit doucement sur le matelas, et ses yeux se remplirent de larmes discrètes lorsqu'elle vit que j'avais accroché une photo d'elle et moi juste là. C'était un cliché de nous, enfants, nous nous ressemblions beaucoup à l'époque, nous avions les mêmes cheveux noirs de jais, les mêmes yeux bridés, et le sourire qui nous créait de petites fossettes. Le même que maman.

Émilie détourna les yeux. Elle faisait tout le temps ça. C'était ce qu'elle avait fait ce jour-là aussi, lorsqu'ils m'avaient mis dehors.

Elle finit par se lever et rejoindre Suzanne.

Je m'étais toujours dit qu'elles formaient un beau duo toutes les deux. Elles se complétaient à merveille.

C'est alors qu'Émilie les remarqua, les trois verres.

Elle jeta un regard perdu à Suzanne.

Et puis elle comprit.

Alors d'une voix douce elle lui demanda, aussi simplement que ça, comment ça allait, si elle arrivait à faire son deuil, si elle était allée voir un ou une psychologue, et si jamais elle avait besoin, elle pouvait toujours lui demander, elle terminait ses études dans le milieu médical, elle pourrait lui trouver quelqu'un qui pourrait l'aider.

Suzanne posa la bouteille qu'elle tenait et s'appuya, les deux mains à plat, sur la table. Son regard croisa le mien. Ses yeux me fixèrent sans plus me lâcher, et tandis que je me rapprochais, son regard me transperça.

Elle tenta de tendre la main, d'attraper la mienne, avant que je disparaisse, mais sa main passa à travers mon torse, et ses yeux ne finirent par voir que le mur derrière moi.

Alors elle s'effondra au sol, et se mit à pleurer, encore et encore.

Émilie s'agenouilla à côté d'elle, et la serra dans ses bras. Je crois qu'elle pleurait elle aussi. Ma perte, mais aussi la culpabilité qui la rongeait.

Je voulus dire que ce n'étais pas grave, mais je ne pouvais pas.

Je n'étais qu'un écran de fumée, j'étais resté pour que Suzanne ne voit pas la vérité, pour qu'elle puisse tenir et qu'elle ne s'en aille pas, elle aussi.

Je n'étais qu'un souvenir, dans le fond. Je lui avais imposé mon départ, par lâcheté peut-être, je ne sais pas.

Je n'étais qu'un souvenir.

Un écran de fumée.

Je ne peux pas vous dire combien de temps elles restèrent là, sur le carrelage froid de l'appartement, dans les bras l'une de l'autre. Je ne sais pas si elles ont parlé après, où si elles se son simplement quittées.

J'espère qu'elles resteront amies, le redeviendront du moins.

Elles en ont toutes les deux besoin.

Émilie pour qu'elle comprenne que ce qui est arrivé n'est pas sa faute, et que même si elle a fait les mauvais choix, je l'ai toujours aimé comme un grand-frère aime sa petite-sœur, et Suzanne parce qu'elle a besoin de quelqu'un pour lui maintenir la tête hors de l'eau.

Car, dans le fond, tout ce temps, elle croyait être heureuse, Suzanne.

Sauf qu'au plus profond d'elle-même, elle était triste.

Enfin... C'est comme ça...


(partie 3/3)

(quelques précisions sur le pourquoi du comment de cette nouvelle dans la partie juste après)

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