Suzanne a bientôt 90 ans. Elle est tombée et s'est cassé le col du fémur. Hospitalisation. Opération. Elle ne pourra plus retourner à la maison. Suzanne est présente quand le médecin propose d'entrer dans une maison de retraite médicalisée. Justement, une chambre vient de se libérer dans un EHPAD* proche.

Suzanne se déplace maintenant avec un déambulateur. Je marche avec elle dans les couloirs de son nouveau lieu de vie. Je lui demande : « Sais-tu que cette maison s'appelle ''Les Myosotis'' ? » Elle me répond du tac au tac : « Vergissmeinnicht ! » « Ne m'oublie pas ! » Suzanne est alsacienne et, depuis son plus jeune âge, l'allemand n'a pas de secret pour elle.

De sa chambre, au premier étage, Suzanne a une vue plongeante sur un parc où viennent des mamans avec leurs enfants : les mamans sur les bancs papotent en surveillant leur progéniture. Un jour, je vois Suzanne assise devant la grande baie vitrée qui donne sur ce terrain de jeux. « Je regarde la télévision. » me dit-elle. La télévision est éteinte, elle ne sait plus se servir de la télécommande, mais je ne la contrarie pas : observer les jeux des enfants est probablement aussi intéressant que le programme TV.

Suzanne aime regarder par la fenêtre. C'est sans doute son activité préférée. Quand les enfants ne sont pas là, elle scrute les oiseaux, la ronde des saisons et les couleurs des arbres. Un jour, elle me montre le bâtiment non loin de là, « avec une cheminée qui fume. Tu le vois ? C'est la cuisine de la prison. Les ''amies'' sont en train de préparer le repas. » Je sais bien qu'il n'y a pas de prison dans ce quartier, mais si la proximité de ses ''amies'' la rend heureuse, pourquoi pas ?

Quand le COVID fait son entrée dans la maison, la directrice prend des mesures draconiennes. Les visites sont interdites. Lui téléphoner n'est pas aisé car Suzanne égare souvent ses appareils auditifs ! Après une période d'isolement, un parloir est aménagé, avec une vitre qui sépare le résident des visiteurs : tiens, cela me fait penser à la prison... Dans ce parloir, il faut communiquer à l'aide d'un téléphone. Suzanne ne comprend pas ce qui se passe : elle arrache les fils et la communication est coupée ! Je la vois en colère et j'essaie de la calmer en lui montrant, à travers la vitre, des photos sur mon smartphone. Ainsi s'écoule le temps de visite...

Suzanne évoque de plus en plus souvent sa maman. Elle aimerait la revoir. Une amie tente de la ramener à la réalité : « Si tu veux la revoir, il faut mourir ! Ta maman, elle est au paradis. » Stupéfaction de Suzanne qui lui répond : « Personne ne me l'a dit ! ».

Nous recevons un coup de téléphone d'Alsace. Au bout du fil, Louise, la sœur de Suzanne, de trois ans son aînée, est toute paniquée : Suzanne l'a appelée et lui a annoncé son arrivée pour le lendemain. Nous essayons de la rassurer, Suzanne n'est pas en mesure de voyager, et encore moins de voyager toute seule.

C'est la police qui ramène Suzanne aux « Myosotis ». Suzanne est partie à pied, avec son déambulateur, sa brosse à dent, sa chemise de nuit et quelques affaires personnelles. Elle cherchait la gare... Quand je la retrouve, je lui demande : « Suzanne, où voulais-tu aller ? » Elle me répond sans hésitation : « A la maison. » Je sais qu'elle pense à la maison de son enfance, la maison familiale en Alsace. Et je ne me trompe pas. Suzanne ajoute, avec de la tristesse dans la voix : « Je dois aller remettre l'harmonie dans la famille. Maman pleure et papa est fâché. » Je quitte les « Myosotis » avec cette question au fond de moi : « Qu'a-t-elle voulu dire ? » Quand le présent s'enfonce dans le brouillard, le lointain passé refait surface en bribes effilochées. Aux profondeurs de la mémoire, les vestiges du passé ressemblent parfois à des ornières rocailleuses et parfois aussi – c'est plus rare – à des sentiers de pierres précieuses.

Depuis cette tentative de fugue, Suzanne prépare sa valise tous les jours. Elle ne sait pas que le bracelet fixé à son poignet déclenche une alarme dès qu'elle franchit la porte d'entrée...

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Note * : EHPAD : établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes