10 - Iris
Trois jours passèrent. Les sept créateurs dormaient dans deux dortoirs séparés. Celui des filles et celui des garçons. Iris avait pu prendre tout le temps de discuter avec Chêne et Dahlia. Il était plus facile pour la jeune blonde d'interagir avec ses camarades sans avoir tout le groupe, surtout quelques-uns qui prenaient plus de places que d'autre. Leur relation était assez simple, amicale même, et cela convenait très bien à Iris. Passer leurs journées et leurs nuits ensemble les avaient rapprochées. Chez les garçons en revanche, la tension était plus observable. Narcisse était en totale opposition avec tout ce qui pouvait être proposé ; tandis que Lierre et Trèfle passaient énormément de temps à deux à élaborer des plans d'action à deux dans un coin du Bureau. Leurs journées se constituaient d'heures autour de la table à construire des graphiques ou encore faire des tests dans le monde imaginaire. Iris les entendait à peine lorsqu'elle passait près d'eux, tant ils travaillaient en silence. Leurs quelques échanges se résumaient à des chuchotements lancés avec des fronts plissés et des airs sérieux. Leurs stylos pointaient des feuilles de brouillons, des écrans de tablettes, parfois leurs tempes lorsqu'ils se grattaient pour réfléchir. Iris ne s'approchaient pas de ce duo. Ils avaient l'air de parler de choses trop compliquées. Elle restait donc avec Chêne et Dahlia, le plus souvent assises dans l'herbe de la Surconscience pour discuter de leur grand projet.
Séquoia, quant à lui, était une sorte d'électron libre entre toutes les personnes et aucune à la fois. Quand il allait voir les garçons, il se faisait rembarrer. Quand il allait voir les filles, elles étaient bien trop occupées pour prêter attention à toutes ses cabrioles. Iris le trouvait amusant, un peu immature mais pas méchant.
Le trio féminin avait décidé de se mettre ensemble à la confection des êtres qui allaient peupler leur monde. Monde qu'Iris avait proposé d'appeler La Graine, en référence à la naissance du projet et aux noms de végétaux qui servaient de pseudonymes aux créateurs. La Graine était une île maintenant grande d'une vingtaine de kilomètres de long comme de large. Elle était parcourue d'un fleuve, lui-même se séparant en quelques rivières aux abord de son delta. La végétation de la Graine était assez clairsemée, notamment niveau des collines où se trouvait la source originelle, et le long des cours d'eau qui scindaient le paysage. De l'eau côté, la forêt y était plus dense. Des arbres aux troncs énormes rencontraient des palmiers, des arbres fruitiers remplis de couleurs vives et des cactus. Tout cela formait un étrange mélange de végétaux qui reflétait le délire artistique de Séquoia. Après réflexion, le cours d'eau fut retenu comme étant le lieu idéal pour établir le lieu de vie des habitants.
Les créatrices étaient assises à côté de cette rivière, au niveau où celle-ci formait un virage en tête d'épingle. Toutes les trois installées en tailleurs, elles entouraient une grande feuille de papier qui leur servaient de support à leurs idées.
- On pourrait imaginer une petite tribu, commença Iris.
Alors elles imaginèrent une tribu. Les êtres auraient une apparence vaguement humaine.
- Pitié, pas des hommes blancs cisgenres et hétérosexuels, fit Dahlia avant qu'elles n'aillent plus loin.
Chêne accepta cette proposition en haussant les épaules. Elles imaginèrent alors une population à la peau bleutée comme l'eau de la rivière. Il s'agissait d'un bleu très pâle, avec des tons violacés, presque lavande. Iris avait imaginé et travaillé la couleur dans une petite écuelle qu'elle avait faite apparaître devant elle. Elle avait pensé aux écailles iridescentes des poissons. Elle imaginait ces habitants de la Graine comme des sortes de sirènes.
- Ils pourraient être très à l'aise dans l'eau de la rivière, avait-elle proposé.
Chêne accepta également. Elle proposa que ce premier peuple de la Graine soit relié à l'énergie de la rivière. Les habitants pourraient boire l'eau de cette rivière pour avoir de l'énergie. Ils pourraient s'en servir également pour se reproduire.
- Comme ça, pas besoin de les genrer, et de les voir devenir dingues à la moindre excitation sexuelle hun.
Iris scruta Dahlia. La femme au crâne rasé gardait un air solennel tout en parlant. Lorsqu'elle faisait des propositions, Chêne acquiesçait, demandant parfois des explications que son interlocutrice prenait le temps de développer. Arguments et propositions s'enchaînaient dans une farandole de logique et de politesse. Chêne répondait toujours avec un temps de réflexion. Elle reprit le fait qu'il s'agissait d'un monde de simulation. Ils avaient donc la possibilité de faire des essais, des hypothèses, de voir ce qui pourrait fonctionner. Peut-être que ces tests pourraient avoir une valeur dans le monde réel, avait répondu Dahlia. Peut-être que l'humain apprendrait de ces créatures qu'elles étaient en train de créer.
- D'ailleurs, de quelle espèce sont-ils ?
Dahlia avait fini sa phrase par cette question. Comment nommer cette population ? Chêne commença à discuter de l'importance de donner un nom à l'espèce, tandis que Dahlia approuvait des propositions, en réfutait d'autres. Iris était larguée. Elle, elle n'était bonne qu'à trouver de jolies couleurs et de jolis noms. Elle ne se sentait pas légitime à intervenir dans le débat entre la scientifique Chêne et la militante Dahlia. Après tout, si elle avait été choisie par Chêne, c'était qu'elle avait des choses à proposer ici. Mais Iris avait envie de bien faire. Elle voulait réussir cet objectif qui lui avait été confié avec ce projet.
- Et si on les laissait choisir leur propre nom ? On pourrait les faire doués d'un langage, et ils trouveraient eux-mêmes leur nom.
La proposition sembla enchanter les deux autres créatrices. Elles continuèrent alors sur cette voie, jusqu'à finir par élaborer le croquis des premiers habitants de la Graine.
- Il faudrait appeler les garçons maintenant, fit Chêne.
Dahlia leva les yeux au ciel en soupirant ostensiblement, puis fit un clin d'œil complice à ses consœurs.
- A-t-on vraiment le choix ?
Chêne éclata de rire. C'était peut-être la première fois qu'Iris entendait leur cheffe rire. Elle qui était toujours sérieuse. Cela sonnait comme le point final de leur projet expérimental. Il était l'heure de le mettre en pratique. Chêne se releva, s'épousseta puis regarda en direction du soleil noir.
Elle disparut.
Les sept créateurs attendaient autour de la grande table du Bureau. La réunion avait des airs de rendez-vous solennel. Chêne, en qualité de dirigeante de ce projet, commença par faire un tour d'horizon des statistiques de la Graine. Narcisse lâcha un premier bâillement. Il était juste à la gauche d'Iris. Elle le trouvait assez calme – plus que d'habitude en tout cas. Il s'était assis sur la table, comme tout le temps. Iris se sentait toute petite à côté de lui. Elle était sur sa chaise, les pieds ramenés sur l'assise comme pour se mettre en boule. A sa droite, Trèfle était lui aussi très silencieux. Mais cela ne changeait pas vraiment des autres jours. Si Iris trouvait qu'elle était une jeune femme plutôt réservée, elle l'était bien moins que ce Trèfle qui ne parlait que par bribe de mots savamment choisis. C'était comme s'il avait un quota de mots à ne pas dépasser chaque jour.
En face, Chêne et Lierre travaillaient à faire apparaître des graphiques qui apparaissaient en hologrammes au-dessus de la sphère noire qui trouaient lu bureau en son centre. Enfin, Séquoia et Dahlia étaient absorbés dans une discussion à voix basse où l'une tentait d'expliquer à l'autre un concept sensiblement assez compliqué. Séquoia donnait l'air d'être très concentré sur ce que disait Dahlia, bien que leurs chuchotements étaient ponctués d'éclats de voix enjoués du jeune homme qui ne pouvait s'empêcher de faire des blagues malgré le sérieux de sa collègue.
Iris avait croisé les mains sur la table devant elle pour se donner une certaine circonstance. Elle savait qu'elle allait devoir présenter aux garçons le projet de leur première tribu. Elle lançait des regards furtifs tantôt à un tantôt à un autre des créateurs. Ils étaient tous très occupés. Second bâillement de Narcisse.
- Bon, il est temps de commencer la réunion.
La voix de Chêne attira l'attention. Elle s'était levée pour parler, mais se rassis immédiatement après. Les bavardages entre Dahlia et Séquoia s'arrêtèrent, la tête de Narcisse se pencha un peu sur le côté, les yeux fixés sur Chêne. Iris eut l'image d'un serpent devant une proie et fut parcourue d'un frisson.
Lierre, l'air concentré, commença une présentation de la Graine. De sa surface et de son paysage, de ses constantes et de ses rythmes. Iris fut impressionnée lorsqu'il parla de plus de cinquante kilomètres carrés. Cela lui paraissait gigantesque. Ils avaient donc réussi à créer une si grande surface en si peu de temps. Lierre expliqua ensuite une méthode qu'il avait trouvée pour pouvoir voir la Graine de loin, comme s'ils volaient au-dessus, afin d'agir sur la Graine en ayant un point de vue bien plus extérieur. Il raconta comment le débit d'eau circulait de la source au fleuve, aux rivières puis à leur océan, avant de remonter dans la source après être tombés dans un vide artificiel situé maintenant à quatre kilomètres de la côte de la Graine. Il continua dans des explications chiffrées et Iris eut du mal à suivre et enregistrer toutes les informations qu'il débitait à toute vitesse. Seuls Chêne et Trèfle semblaient suivre correctement toutes les explications. Iris croisa le regard de Séquoia qui lui offrit son plus bel air désabusé : il ne comprenait clairement rien à ce qui était en train de se raconter. Iris lui répondit par un sourire compatissant.
C'est l'angoisse tous ces chiffres n'est-ce pas ?
Iris bondit de sa chaise. Tout le monde se tourna vers elle. Lierre s'interrompit, son silence interrogea la jeune blonde. Celle-ci se donna quelques petites claques sur les joues. Elle venait très distinctement d'entendre une voix dans sa tête. Un ton aussi chaleureux que froid, un timbre aussi attirant que repoussant. L'étrange sensation de l'étreinte d'un reptile.
Elle se tourna alors vers Narcisse. Celui-ci fixait toujours Chêne. Lorsqu'il remarqua qu'il était devenu le centre d'attention, il se contenta de regarder Iris d'un air supérieur. De sa place, assis sur la table, il pouvait la toiser de haut et rire succinctement en guise de réponse. Iris changea de couleur : ses joues passèrent de l'opaline à la pivoine. Elle bredouilla des excuses et incita Lierre à reprendre.
Elle évita de toute ses forces le regard plein de questions de Séquoia, juste en face d'elle.
Alors comme ça j'arrive à parler dans ta tête.
De nouveau la voix de Narcisse. Un froid glacial parcourut le corps de la jeune femme. Elle n'osa que jeter un rapide coup d'œil à celui qui parlait dans sa tête. Pas de sursaut, pas de réponse. Narcisse était assis, ne la regardait toujours pas. Il était comme plongé dans ce que racontait Lierre. Il n'écoutait rien, avait saisi Iris.
C'est quand même incroyable de faire tout ce que l'on veut. Jusqu'où pourrions-nous aller ? A quel point pouvons-nous franchir les limites de l'infranchissable ?
Elle était comme paralysée des paroles de Narcisse. Elle avait tout à coup l'impression d'être à sa merci. Comment faisait-il cela ?
Tu crois que je pourrais lire dans tes pensées les plus sombres ?
Chacune des interventions de Narcisse avait pour conséquence de faire s'enfoncer un peu plus Iris dans son siège. Elle avait ramené ses jambes encore plus proche de sa poitrine. Elle n'écoutait plus du tout ce que Lierre disait. Sa vision était trouble, elle ne voyait plus Séquoia qui était toujours en face, probablement l'air hagard.
Ce monde n'est pas réel.
Était-ce sa propre voix dans sa tête, ou celle de Narcisse ? Iris n'arrivait pas à différencier qui avait dit cela.
- Ce monde n'est pas réel, murmura alors Narcisse.
Son regard croisa alors celui d'Iris, le temps d'un instant presque impossible, et la transperça jusqu'à son âme. Elle fut sidérée par la couleur dorée des yeux du garçon qu'elle n'avait encore jamais remarqué. Comment avait-elle pu ne pas voir la beauté infinie des iris de Narcisse ? D'un geste machinal, elle attrapa la main de Narcisse et la serra très fort.
Arrête, ordonna-t-elle dans sa tête.
Elle était sûre qu'il avait reçu le message. Le blond effectua une pression de sa main sur celle d'Iris, puis leurs doigts se séparèrent doucement.
- Est-ce qu'il est possible de suivre ce que nous disons ?
Le ton de la voix de Chêne était d'une très nette froideur. Iris sentit encore une fois le rouge lui monter aux joues tandis qu'elle voulait disparaître au travers de sa chaise. Elle se terra tout contre le dossier de celle-ci et resta muette. Quant à Narcisse, il se contenta de hausser les épaules. Il avait retrouvé son sourire diabolique.
Le regard de Séquoia passa des mains liées des deux créateurs vers leur visage. Cette fois, il tourna la tête vers Lierre et Chêne. Son nez se couvrit de rides d'expression qu'elle ne sut déchiffrer.
Iris serra les poings, et Lierre reprit ses longues explications.
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