06 - Trèfle


Leur monde imaginé avait maintenant un soleil noir aux ondulations mystiques. Sa consistance pétrolée, entre le solide et le liquide, était la même que celle du mur en matière artificielle par lequel les créateurs s'étaient retrouvés ici. Il était une sphère placée bien haut dans le ciel et exultait d'une lumière blanche qui éclairait toute la vallée. Cette lumière était trop blanche, trop artificielle au goût de Trèfle qui n'arrivait pas à attribuer à cet orbe les qualités chaleureuses, protectrices ou réconfortantes d'un véritable soleil. A regarder autour de lui, il trouvait l'atmosphère de leur fœtus d'univers quelque peu angoissante. Au centre de cette île, grande maintenant comme une dizaine de terrains de football, la source d'eau trônait en haut d'une colline et éventrait le sol sans autre forme de naturel. L'eau de la rivière s'écoulait trop parfaitement dans une rivière aux courbes idéales, pour se jeter délicatement dans la mer. Les courants cet océan étaient trop visibles et donnaient un aspect de soupe de vermicelles grouillants qui entourait l'île artificielle. La frontière entre terre et mer était trop droite, trop franche. Les arbres n'avaient aucun sens, les palmiers jouxtaient les séquoias et les bouleaux – la moitié était de toute manière calcinée par le feu.

Ce monde n'est pas réel.

En l'espace de quelques heures, ce qui n'était qu'un vide est devenu une terre, des arbres, un cours d'eau. Une fenêtre d'un Eden en pleine naissance, qui n'a tenu que quelques heures avant de sombrer dans les flammes et le glauque. Trèfle était mal à l'aise dans ce lieu. Il manquait de naturel. Le jeu du hasard et de la nature n'avait pas d'existence ici, et tout autour de lui criait le faux.

Et pour couronner le tout, il y avait ce soleil de pétrole.


Chêne leva les yeux vers le soleil. Entourée par les autres créateurs, ceux-ci se retrouvèrent, la seconde d'après, à fixer le vide. Trèfle se dit logiquement qu'elle devait être de retour dans le Bureau. En tout cas, c'était l'objectif recherché. Séquoia lâcha un sifflement pour signifier qu'il était impressionné. Les autres se regardèrent, puis Lierre, toujours en qualité de premier de la classe, imita l'organisatrice du projet. Il leva la tête vers le soleil noir et se téléporta à son tour. Il s'éclipsa immédiatement, comme si quelqu'un avait appuyé sur la touche « effacer » d'un clavier. Les deux premiers créateurs étaient partis, et les autres ne semblaient pas vouloir bouger tout de suite. Cette scène rappela un mauvais souvenir à Trèfle devant le mur du Bureau. Il ne voulut pas hésiter plus longtemps et fixa le point obscur dans le ciel. Il vit danser l'étrange matière noire puis eut un sentiment de malaise. Il sentit ses pieds quitter le sol, ses poumons se vider d'air puis sa vision se brouilla. Une seconde de noir, juste avant qu'une sphère lumineuse ne se fasse remarquer. Il était revenu dans le Bureau, avec sa table ronde, ses étagères bleutées et cette boule noire perçant le bureau. Encore une boule noire, pensa-t-il.

Trèfle remarqua directement qu'il avait interrompu une discussion privée entre les deux créateurs déjà présents. Il le comprit aux visages graves de Chêne et Lierr ainsi qu'à cette façon abrupte donc la conversation s'était arrêtée deux secondes après son arrivée, quand ils l'eurent remarqué.

- Ah c'est toi, lâcha Chêne.

Trèfle ne sut comment l'interpréter. Il entendait comme une pointe de soulagement dans ses propos. Il s'apprêta à poser une question quand il y eut un mouvement sur sa droite. Iris apparut à son tour. Elle ouvrait la bouche de surprise en ressentant l'étrange sentiment de la téléportation. Elle avait un teint nauséeux et se laissa tomber lourdement sur l'une des sept chaises du bureau. Trèfle aperçut un échange de regards entre Chêne et Lierre. Ils se mirent silencieusement d'accord sur quelque chose, comme indiquait le hochement de la tête succin de l'homme. Trèfle remarqua à ce moment-là qu'il avait une barbe mal rasée, ce qui dénotait de ses airs de Monsieur Parfait qu'il se donnait depuis leur arrivée. Trèfle se souvint que juste avant d'embarquer dans le projet, Lierre lui avait été présenté comme un des plus brillants élève d'une école de sciences politiques. Un véritable homme de pouvoir en devenir. Bien loin de la façon dont avait été présenté Narcisse, et encore plus loin de ce qui avait été dit de Trèfle. Il n'avait d'ailleurs même pas été présenté aux autres.

Dahlia et Narcisse réapparurent quasiment en même temps. Ils ne dirent pas un mot. Dahlia s'assit sur une chaise, de manière moins abrupte qu'Iris, mais vraisemblablement tout aussi empreinte d'une envie de vomir. Narcisse avait atterri sur la table et décida de prendre la pose d'une statue héroïque grecque : un point sur la taille, l'autre bras tendu droit devant lui. Il y eut un fracas, et Séquoia apparut à plat ventre sur la table, aux pieds de Narcisse. Ce dernier leva le pied gauche et le posa sur le dos de Séquoia. Il ressemblait à un chasseur fier d'avoir abattu une proie.


Personne ne trouvait ça drôle à part Narcisse qui se fendit d'un petit rire mesquin. Séquoia se releva péniblement, un air à la fois confus et désolé sur le visage, et se glissa de sur la table pour venir s'asseoir sur une chaise avec toute la maladresse du monde. Narcisse finit lui aussi par redescendre alors que tout le monde prenait place autour de la table ronde.

Ils étaient tous les sept assis. Le moment était solennel. Chêne avait sorti un carnet dont la couverture avait exactement le même bleu que les étagères. Il était en partie fait avec de la matière artificielle. La brune écrivait frénétiquement sur son carnet les notes qu'elle ne voulait pas oublier. Son nez était froncé et les taches de rousseur le parsemant semblaient danser au gré de ses moues.

- C'est vraiment incroyable la Surconscience, commenta Séquoia.

Iris hocha rapidement la tête. Dahlia approuva d'un son de sa voix : hun.


- Quelqu'un a mis le feu à ce projet.

Chêne avait relevé la tête de son carnet. Son stylo ne produisait plus ce grattement incessant que Trèfle n'entendait même plus. Son ton était froid, posé mais d'une clarté qui ne laissait aucune place à la réponse. Chêne avait l'air d'avoir pris de la distance avec les autres créateurs. Elle les analysait d'un œil expert, scientifique – avec une pointe de colère qu'elle n'arrivait pas à cacher, remarqua Trèfle. La tension était palpable, et personne ne semblait vouloir interrompre le silence. Si ce n'était Lierre qui enfonça le couteau dans la plaie :

- Si quelqu'un a mis le feu, c'est forcément l'un de nous sept.

Toujours aucune réponse. Iris était comme absorbée par la sphère brillante qui volait au-dessus de la table, probablement pour ne pas céder à la pression qui menaçait de tout faire exploser. Séquoia faisait rebondir une de ses jambes d'un air plus qu'anxieux. Dahlia finit par se tourner vers Lierre.

- Et tu as une idée de qui cela pourrait être ?

Lierre ne répondit pas. Il ne voulait pas se mouiller, évidemment. Trèfle trouvait néanmoins que la réponse à cette question était d'une flagrante évidente. Par réflexe, il tourna alors succinctement les yeux vers celui que personne ne voulait nommer. Ce dernier émit alors un grognement digne d'un animal sauvage. Il serra le poing et l'écrasa sur la table.

- Ne m'accuse pas pour rien toi ! cracha Narcisse.

Trèfle répondit d'une voix plus aiguë qu'il ne l'aurait voulu :

- Je n'ai rien dit !

- Ton regard parle pour toi.

Trèfle n'eut pas de réponse à la vérité que Narcisse avait énoncée. Après tout, s'il devait accuser publiquement quelqu'un, cela aurait été Narcisse.

- Tu as quelque chose à dire pour ta défense ? dit alors Lierre, le ton toujours aussi grave.

- Mais pour qui tu te prends toi déjà ?

Narcisse était clairement en position défensive. L'animal sauvage qu'il semblait être était passé de la place de prédateur à celle de proie. Acculé de chaque côté, il leur répondait par un visage défiguré d'agressivité. Dahlia se racla la gorge.

- Bien que je ne sois pas fan de la présence de Narcisse, je ne suis pas d'accord pour l'accuser sans preuves. Après tout, c'est peut-être une erreur technique, pas humaine.

Iris acquiesça. Narcisse ne semblait pas pour autant détendu.

- C'est facile d'accuser les autres comme ça n'est-ce pas ?

Il s'adressait autant à Lierre qu'à Trèfle. Ses yeux passaient de l'un à l'autre, n'ayant pas encore choisi sur lequel continuer de déverser sa haine. Chêne s'était de nouveau mise à écrire à toute vitesse. Les autres attendirent silencieusement qu'elle termine. Trèfle ne savait comment se comporter. Il ne trouvait pas où poser son regard, ni de quelle manière se positionner. Il changea de position, croisa puis décroisa les bras, ce temps lui semblait d'une longueur infinie. Il eut presque le temps de s'ennuyer quand enfin le grattement du stylo de Chêne s'interrompit.

- Trèfle, j'ai une question.

Chêne avait levé la tête dans sa direction.

- A quel point de zéro à dix, zéro étant le plus facile et dix le plus difficile, penses-tu qu'il a été difficile pour toi d'éteindre les flammes ?

Elle avait changé de sujet. Son nez pointait droit sur Trèfle qui prit un instant de réflexion pour choisir un chiffre.

- Je dirais trois. C'était plutôt facile.

Presque aussi facile que de l'allumer, rajouta-t-il dans sa tête. 

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