01 - Chêne
Ce monde n'est pas réel.
Tout était noir.
Et elle avait envie de vomir.
La lumière criarde du laboratoire, le confort précaire du lit, l'écho du compte à rebours. Disparus. Ça y est, ils étaient partis.
Tout était silencieux. Vide. Privé de tout repère, son corps lui faisait l'effet de s'évaporer. Était-elle en train de mourir ? Son cœur ne battait même plus dans sa poitrine. Effrayée par cette idée et pour se maintenir dans un état de conscience active, elle se répétait en boucle les trois principes infrangibles qu'elle-même avait rédigés des mois plus tôt.
Les seules lois qui comptaient à présent.
Une fois la liste remise en tête, elle recommençait une seconde fois son énonciation silencieuse avec la même ferveur que l'on récitait un psaume. Puis une troisième fois. Une quatrième. Comme si ces règles étaient la dernière chose à laquelle se raccrocher. Puis il y eut cette gifle d'adrénaline. Uppercut dans l'estomac, tremblement des mains, le sang en furie dans les tympans.
La nausée aussi était revenue. La jeune femme se concentrait à présent de toutes ses forces sur le fait de ne pas vomir. Là, quelque part dans le noir, ses pieds touchèrent terre.
Elle était arrivée. En plein dans ce monde virtuel. Véritable pionnière de cette révolution scientifique, elle sentait maintenant son cœur battre à toute allure.
Soupir de soulagement. Elle était vivante. Mais toujours pas de lumière. Sa gorge émit un grognement en remarquant qu'elle avait fait une erreur.
- Quelle idiote.
- Quelqu'un a parlé ?
Une voix, tranchante et rauque, déchira le rideau noir. La jeune femme n'était pas seule. Une autre personne était là. Sur sa gauche peut-être. Sans repères visuels, elle avait du mal à s'orienter. Il y avait autre chose. Un halètement. Celui-ci était probablement sur sa droite. Ils étaient trois.
Cela ne voulait dire qu'une seule chose : les autres étaient arrivés eux aussi.
- Chêne, c'est toi hun ? reprit la voix rauque.
Chêne. Son nouveau pseudonyme pour les trois prochains mois. Elle avait choisi le nom de cet arbre pour sa symbolique de force, de longévité et de sagesse ; non sans une certaine prétention. Prétention qui s'était octroyé le luxe de ne pas rester, ne faisant maintenant place qu'à un stress qu'elle contenait avec difficulté.
La jeune femme respira un grand coup Elle savait ce qu'elle faisait. Elle avait travaillé sur ce projet depuis des mois et devait tenir le coup.
Sa réponse trembla tout de même dans sa gorge :
- C'est moi.
Elle ne voulait se résoudre à admettre son erreur. Chêne ne se trompait pas. Elle n'en n'avait pas le droit. Oublier de créer la lumière la faisait passer pour une amateur.
Nouveau juron, dans sa tête cette fois, puis elle reprit :
- Nous sommes bien arrivés. Il nous manque simplement de la lumière.
- Ce ne serait pas la pire des idées que de trouver l'interrupteur hun, répondit la voix rauque.
Le tic de langage de cette dernière énerva Chêne presque autant que le cynisme non dissimulé de sa comparse. Elle préféra ne pas répondre.
Chêne bougea les bras, doucement, puis les jambes. La droite, puis la gauche. Ses orteils, enfermés dans des chaussures bien serrées. Ses épaules, qu'elle fit tourner doucement dans un sens, puis l'autre, récupérant les sensations le long de ses bras, jusqu'à ses mains. Ses doigts, qui coururent dans les airs comme sur les touches d'un piano avant de se rassembler, auriculaire droit contre auriculaire gauche, pouce contre pouce, à la manière d'une prière.
Elle ressentait son corps comme si c'était la première fois qu'elle remarquait tous les mouvements de ses muscles, les saccades de sa poitrine au rythme de sa respiration, la sensation de sa langue râpeuse contre son palais. Tout cela lui paraissait bien réel.
Comme si elle était dans la vraie vie.
Il n'y avait pas d'interrupteur dans ce monde. Il allait donc falloir créer de la lumière autrement. Les deux mains jointes de Chêne claquèrent en un applaudissement détonnant dans le silence.
Elle se sentait tout à coup porter le poids de toutes ses années acharnées de travail. Elle devait vider son esprit, pour ensuite le remplir de nouvelles idées. Organiser ses pensées pour leur donner de la réalité. C'était ça, le protocole.
Enième respiration. Ses mains s'ouvrirent, paumes vers le plafond, une coupe formée avec les doigts. Chêne imprégna son esprit de la vision sa posture. Elle gardait en tête ses dix doigts serrés. Les paumes. Le creux. Vision plus nette. Elle s'imagina ensuite une petite boule de lumière. Une sphère qui ne serait pas plus grande que son poing, qui apparaîtrait et qui se poserait délicatement dans cette coupe. Cette sphère viendrait nimber la pièce d'une lumière douce, chaleureuse, qui éclairerait alors Chêne et les autres créateurs avec elle. Alors que ses yeux étaient clos, elle put apercevoir au travers de ses paupières fines l'embryon d'une première lumière.
- R'gardez ! s'exclama une autre voix.
Chêne sursauta. Ses yeux s'ouvrirent en grand. La petite sphère lumineuse qu'elle s'était mise en tête était bien apparue. Devant la jeune femme, celle-ci grossit un peu. D'une bille à une sorte de grosse amande, gargouillant et gonflant de manière maladroite avant de redevenir ronde. Elle avait la taille d'une balle de tennis maintenant. Comme dans l'esprit de Chêne, la lueur de la sphère drapait les alentours d'une lueur chaude. Grâce à cela, elle put discerner petit à petit les visages des personnes proches d'elle.
Dahlia, celle à la voix rauque et au tic de langage, se trouvait bien à sa gauche. Sur son crâne rasé, sa peau noire laissait danser les reflets mauves de leur nouvelle lumière.
A droite, Lierre, silencieux, ne laissait entendre qu'une respiration exaltée qu'il cherchait vainement à dissimuler. Sa grande taille et sa posture droite lui donnaient l'air d'être une statue antique, mais son souffle saccadé trahissait son humanité.
Et puis face à Chêne, le doigt tendu d'une autre personne. Séquoia. Le sourire du jeune homme renvoyait autant de chaleur que la sphère devant lui.
- C'est un truc de malade !
Il criait presque. Chêne ne put s'empêcher de sourire. Elle ne regretta pas d'avoir choisi Séquoia dans son équipe. L'attention de ce jeune homme passait de la boule à la tête éclairée de lumière de sa créatrice. La lueur soulignait chaque courbure, chaque creux, chaque bosse du visage de Chêne. Sa peau pâle, ses taches de rousseur, son nez qu'elle trouvait un peu trop long. Tout cela encadré par une frange brune d'où partait une cascade de cheveux parfaitement lisses. La boule était comme du verre, et le reflet du visage de Chêne se dessinait dans cette création. Dans le noir des yeux de la jeune femme, l'étincelle virevoltait.
Du fait de la lueur modérée de cette boule, Chêne pouvait deviner plutôt que véritablement voir les formes de ce qu'il y avait autour d'elle. De toute façon, la jeune femme connaissait les moindres recoins cet endroit. Après tout, elle était celle qui avait passé des heures à créer ce lieu. La plupart du temps seule. Parfois accompagnée ; ce qui avait rendu tous ses moments de travail plus plaisants. Son cœur se serra immédiatement en pensant à cela. Elle décida de tout envoyer dans un coin de sa tête et de ne plus y repenser.
Elle était la seule à diriger la mission à présent.
Devant elle, le rebord fin d'une table ronde se dessinait. Juste à côté, une chaise noire aux contours futuristes. Le pied unique de cette chaise s'enfonçait vers un sol sombre, bien à l'abri des rayons de lumière qu'avait créés Chêne. La jeune femme décida d'écarter minutieusement les doigts et de laisser la boule de lumière s'envoler doucement. Celle-ci lévita au-dessus du vide sans pour autant s'en aller de la protection des mains de sa créatrice. Après ce qui avait semblé être une hésitation, la sphère se mit à flotter doucement en direction du centre de la table, déployant sa lueur à trois cent soixante degrés.
La source de lumière semblait plus efficace ici et laissait découvrir les couleurs bleutées de la pièce. Elle finit par s'arrêter au-dessus du centre de la grande table ronde. La lumière vibra comme si elle perdait en intensité. Chêne fronça les sourcils. Il faut qu'elle éclaire encore plus loin. Je ne vois pas assez.
Comme par magie, la sphère gagna alors en intensité. Son aura s'étala jusqu'aux recoins de la pièce. Autour de la table, sept chaises noires identiques. Encore après, des étagères pleines de gadgets, de livres et de boîtes en tout genre. Ces étagères étaient elles aussi noires, comme si elles étaient faites d'un matériau inconnu. Cela ressemblait à première vue à du verre teinté. De la matière artificielle, reconnut alors Chêne. C'est la première fois qu'elle en voyait en vrai. Elle en était maintenant entourée.
A l'opposé des bibliothèques, à peine visible, un dernier endroit semblait refuser la lumière. Il s'agissait d'un immense mur d'un noir impénétrable. Un vrombissement sourd émanait de cette direction, comme si le mur voulait les appeler.
- Tu as l'air toute fière, commenta Dahlia.
Le ton de la fille au crâne rasé était incisif. L'atmosphère de la pièce lui donnait une allure effrayante. Elle se tenait droite, le regard perçant l'obscurité. Chêne remarqua qu'elle avait eu le temps de se mettre un trait d'eye-liner précis au-dessus de chacun de ses yeux aux iris verts. Ses boucles d'oreilles et piercings en or formaient toute une constellation autour de son visage impassible. Chêne s'était arrêté le temps d'un instant sur la beauté de sa collègue quand soudain, semblant crever le ciel noir, un ricanement attira l'attention sur un cinquième membre du groupe.
Il était assis de manière nonchalante sur la table, presque allongé sur son flanc. Dahlia arqua un sourcil à l'entente du rire, n'accordant guère plus d'attention à l'éphèbe prélassé au centre de la pièce. Le regard de celui-ci, empli de malice, battait de droite à gauche pour chercher où poser son attention.
Narcisse.
- Alors c'est donc ça, la Surconscience.
Volte-face vers la droite. Encore une autre voix, la plus posée de toute. Chêne reconnut le ton calme de Lierre. Il avait repris son souffle mais gardait cette posture stoïque d'homme de marbre.
Chêne décida de se rapprocher de la table. Elle posa les deux mains à plat sur la fine couche de matière artificielle qui composait le plateau circulaire. Aucun autre mouvement, mis si ce n'était Narcisse qui faisait rouler un stylo entre ses doigts. Le temps une seconde, Chêne fut interloquée par la présence de cet objet. Elle n'avait pas programmé un tel stylo ici. Mais elle n'eut pas le temps de creuser cette question car Narcisse prit la parole :
Regard défiant, le nez en l'air, Chêne le trouvait insupportable. Ce qui l'agaçait d'autant plus, c'était que ce jeune homme se trouvait doté d'une beauté rarissime. Même le cliché du beau gosse de série américaine pour les adolescents serait jaloux du charme de ce garçon. Rajoutez à cela des cheveux d'or, un air supérieur et un sourire narquois qui transformaient sa beauté angélique en allure de démon. Chêne ne lui faisait absolument pas confiance, mais elle n'avait pas le choix que de travailler avec lui.
- Bien entendu Narcisse, nous allons tout reprendre. Je vous prie tous de vous asseoir, nous allons pouvoir commencer le projet Surconscience.
Le ton solennel de la jeune femme donnait une atmosphère grave à la situation. Son sempiternel sérieux dénotait avec son visage enfantin parsemé de taches de rousseur. Elle n'était pas là pour plaisanter. Elle pilotait ce projet d'une main qu'elle voulait experte et ne laisserait aucune place à l'approximatif.
Les autres créateurs prirent place. Même la troisième fille, tellement cachée dans les ombres que Chêne n'avait pas encore pu la voir, s'assit sur une des chaises noires et matelassées. Sa petite taille et son allure frêle la rendaient quasiment invisible parmi les personnes présentes. Chêne lui offrit un léger sourire, se voulant rassurante. La blonde se posa sans un mot, les mains sur les genoux, non loin de Narcisse. Enfin, un autre préféra rester debout derrière sa chaise. Le dernier membre du groupe, reconnut Chêne. Ils étaient sept.
Les sept créateurs choisis pour la Surconscience.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top