☾Partie 2/4
Plusieurs jours défilèrent, plusieurs nuits blanches aussi, pour ma part. Ce visage blafard et si cristallin hantait mes nuits, mes journées, mes pensées, mes rêves. C'était fou, comme une personne que vous aviez connu quelques minutes pouvait tourner sans relâche dans votre mémoire. Elle vous inflige sa présence, alors qu'elle est déjà partie. Elle vous rappelle chaque seconde le son de sa voix, les traits de son visage, la couleur de son sang... Les autres devaient s'en rendre compte, à mes poches remplies sous mes yeux fatigués ou à mon manque d'appétit. Combien de fois avais-je touché le fond, depuis mon arrivée ici ?
Les questions à propos du suicide de Giles fusaient de chaque bouche que je rencontrais. Professionnel ou recruté, curieux ou railleur, tout le monde me demandait ce que je ne savais pas. Pourquoi ? Quand ? Comment ? Pourquoi n'a-t-il rien dit ? Quand a-t-il eu cette idée folle et horrible ? Comment a-t-il pu faire ça ? Alors je leur répondais par un regard lourd de reproche et d'incompréhension. Souvent, cela leur suffisait, mais d'autres attendaient plus. A ces moments là, je ne pouvais rien faire d'autre que les ignorer, tourner la tête et continuer mon chemin, sans écouter leurs supplications. Mais, avec Hemna, j'eus droit à un interrogatoire de plus d'une heure de sa part, sans que je ne sache quoi dire.
Esmée, en particulier, me comprenait et était également affectée par ce décès. Elle aussi avait marché à ses côtés lors de l'entraînement virtuel, elle aussi lui avait crié dessus, elle aussi l'avait félicité pour notre victoire. La seule chose qui nous différenciait, était qu'elle n'avait pas vu cette flaque de sang ou ce regard éteint. Malgré tout, j'avais continué à aller en cours, de sport ou d'histoire, j'avais continué à me traîner d'un endroit à l'autre. Ariane, William et tous les autres me rassuraient du mieux qu'ils pouvaient, mais tous savaient très bien qu'ils ne savaient pas comment s'y prendre. Cette souffrance allait passer, je le savais. Elle serait plus ou moins longue, mais elle s'estompera toujours. Mais même si je souffrais énormément de ce décès inattendu, d'autres étaient dans le même cas que moi.
Car malgré son apparence froide, Giles avait rencontré ici des amis, quelques garçons et de rares filles avec qui il avait tissé des liens, parfois très forts avec certains d'entre eux. Une des jeunes femmes nommée Allie m'avait même confié qu'elle était attirée par le charme que dégageait son ancien ami, et avait longuement hésité à lui exprimer ses sentiments. Il était vrai que ses yeux couleur de miel et ses traits fins n'étaient pas fastidieux à admirer... Malheureusement, cela n'était maintenant plus possible, et ses larmes avaient longuement détrempé ma combinaison. Avec un peu de chance, toutes ces gouttes salées s'évaporeront peut-être jusqu'à son ami, monté au ciel, et lui feront passer le message... Charles, qui était apparemment son meilleur ami et grand confident, avait lui aussi du mal à passer à autre chose. Lui qui était un grand bavard, ne plus se retrouver face à Giles lui avait fait l'effet du douche glacée.
L'ambiance était maintenant totalement différente, dans le bâtiment. Les professeurs demandaient inlassablement à qui appartenait cette place vide, avant de se confondre en excuses quand ils se rendaient compte de leur bévue, les chuchotements traversaient le hall, et plusieurs personnes avaient laissé des fleurs ou des biens personnels à l'endroit où l'on avait retrouvé Giles. Près du fauteuil rouge, devant le tapis en poils de bête. Je m'en souvenais comme si je me trouvais devant. Les pétales aux multiples couleurs devaient sûrement encore cacher toutes ces tâches écarlates qui avaient éclaboussé le mur et le sol.
***
Huit jours plus tard, je fus effrayée par une sonnerie stridente qui nous fit sauter du lit. Celle-ci était différente de l'habituelle, elle pénétrait dans notre corps et nous faisait ressentir son rythme jusque dans notre ventre. Comme quand on se trouve trop près des basses, lors d'un concert.
Bip-Bip-Bip
Chaque nouvelle secousse auditive pulsait dans mes oreilles en même temps que mon coeur: rapidement. Une voix enregistrée se fit soudain entendre au-dessus de cette cacophonie:
"- Alerte, alerte, ceci n'est pas un exercice. Veuillez vous préparer en tenue de combat et descendre dans le hall le plus rapidement possible. Je répète, ceci n'est pas un exercice..."
Cet avertissement se mit à tourner en boucle, et tout le monde effectua l'ordre donné. En même temps que les autres, j'enfilai ma combinaison étroite et me mis en rang serré pour sortir du dortoir le plus rapidement possible, la nervosité montant petit à petit. Dans le couloir, le calme qui l'habitait habituellement avait laissé place à une agitation électrique. Que ce passait-il ?
"- Calmez-vous, cria Clyde près de l'escalier. Un vaisseau ennemi a été localisé à quelques mètres d'ici. Vous allez donc effectuer votre première mission dans les prochaines minutes. On va vous amener sur le champ de bataille d'ici peu, et je vous prierai de garder votre calme pendant ce temps là. Vos rivaux ne sont apparemment pas nombreux, mais je vous conseille de garder vos forces pour le combat, plutôt que pour vous égosiller."
Le calme revint, un silence angoissant et pesant. Mes pas s'accordèrent à ceux de mes acolytes, et nous descendîmes en bas, sous les ordres d'un Clyde plus sérieux que jamais. Hemna nous attendait devant la porte d'entrée, les mains derrière le dos et le regard toujours aussi posé. Cette alerte ne semblait pas la perturber pour le moins du monde.
"- Bonjour à tous. Vous aurez sûrement remarqué que votre réveil aura été différent de d'habitude."
Cette remarque fit naître plusieurs murmures d'approbation, mais notre cheftaine continua:
"- Des missions, nous en avons tous les ans, mais celle-ci est votre première. Vous avez autour de vous plusieurs personnes qui ont déjà vécu cela à plusieurs reprises, et ils vont donc vous encadrer."
A ses mots, plusieurs mentors et soldats confirmés s'avancèrent et sortirent du lot, dont Clyde et le professeur McKin.
"- Après avoir vécu tout ça en réalité augmentée, vous allez aujourd'hui tester tout cela dans la vraie vie. Pas besoin de vous avertir qu'ici, les blessures ne seront pas virtuelles, mais bien mortelles. Faîtes donc attention à ne pas tirer sur les mauvaises personnes, lança Hemna, d'un ton qui se voulait sarcastique. Maintenant, vous sortirez en rang, vos armes vous seront données sur le chemin, et vous monterez dans un de nos vaisseaux pour quelques minutes."
Un temps plus tard, nous étions tous assis, épaules contre épaules, dans ce fameux vaisseau qui se rapprochait d'un hélicoptère, mais trois fois plus grand. Tout le monde avais réussi à y entrer dans deux différents, et le véhicule des airs traversait maintenant les nuages à une vitesse qui nous coupait le souffle. Le son des hélices nous empêchait de nous faire entendre, et c'était tant mieux, car tout le monde avait la gorge nouée par l'angoisse. Ayant comme profession le corps à corps, on m'avait tout de même donné un petit revolver, en cas de "danger suprême", et ce pour tous ceux qui se trouvaient dans mon cas. Mais tout le monde devait savoir que ce n'était sûrement pas ce pistolet minable qui allait me sauver la mise.
Le professeur McKin et quelques-uns de ses collègues nous avaient accompagnés, et mon mentor s'était alors mis à mes côtés. Sa compagnie me réconfortait, et lui me regardait, l'air dur et concentré. Tout au long du vol, il me glissa quelques indications:
"- Surtout, quand on atterrira, ne te jette pas dans le troupeau, reste à l'arrière et essaye de te trouver une cachette, si possible. Sinon, garde bien tes arrières. Il y a quelques années encore, les décès étaient nombreux durant ce genre de missions. Maintenant, le taux de mortalité a considérablement baissé, mais les risques sont toujours présents, ne l'oublie pas !"
Mais tous ces conseils, au lieu de me rassurer, me donnaient la chair de poule. Dans ma tête, le seul ordre qui tournait en boucle était "ne pas mourir". Ne pas rejoindre Giles tout de suite, ne pas donner cette satisfaction aux ennemis, ne pas quitter mes amis si facilement. Ce fut sur cette note que nous atterissâmes et que la porte du fond s'ouvrit.
Mes pensées s'envolèrent soudain, se transformèrent en fumée au milieu de celle qui me piquait déjà les yeux. Loin devant nous, je voyais des personnes se rapprocher en courant, avalant les mètres qui nous dépassaient à une vitesse fulgurante. Leurs fusils performants pointés sur nous, je pouvais voir d'ici ce trou sombre d'où sortaient leurs projectiles en rythme, chacun leur tour en suivant la cadence. D'un simple geste du doigt, ils pouvaient faire des blessés, des morts, mais aussi des heureux. Leurs balles étaient ce point final qui mettait fin à notre vie, tout comme elles étaient le symbole de leur réussite.
Ils semblaient tellement confiants qu'ils n'avaient pas l'air d'avoir eu besoin d'un costume protecteur, ils étaient tous habillés de couleurs vives, le jaune et le bleu, tout comme leur emblème en forme de fleur de nénuphar, ou ce qui en ressemblait. Cette sensation d'être mise à nue, de n'avoir aucune échappatoire, me noua la gorge jusqu'à que je ne puisse plus respirer. Les premiers claquements secs des balles atteignirent mes oreilles, et les indications du professeur McKin me revinrent en vagues. "Ne te jette pas dans le troupeau", "essaye de te trouver une cachette", "protège tes arrières", tout refit surface dans ma mémoire.
En tournant la tête, je ne vis personne. En réalité, il devait y avoir une centaine de soldats autour de moi, mais je n'en connaissais aucun. Le visage d'Ariane était introuvable, je cherchais en vain les cheveux blonds d'Esmée, le son de la voix de William ne résonnait pas près de moi, les poignards de Clyde n'étaient dans mon champ de vision, et je ne trouvais pas le regard protecteur de Yann au milieu de la foule. J'étais seule et bien entourée en même temps. Malheureusement, je n'avais plus aucun repère.
"- Eh, bouge !"
La jeune femme qui me cria ces mots passa devant moi et me jeta un regard assassin. Sa peau, aussi noire qu'une nuit sans lune, se mélangeait harmoniquement avec la couleur sombre de sa combinaison. Ses cheveux noirs et crépus étaient attachés en queue de cheval, et seules quelques mèches frisées ressortaient de cet étau bien serré vers l'arrière. Ses oreilles, légèrement pointues au bout, lui donnaient un air de lutin, et ses grands yeux marron, un air angélique. Pourtant, ses rides précoces autour de sa bouche et au-dessus de ses sourcils me donnaient une toute autre idée d'elle. Face au danger, elle devait être terrifiante.
"- On n'est pas à la maison, là ! Bouge tes fesses, relève ton revolver et tire, sinon tu vas crever ! Et pousse-toi de mon chemin, en même temps. Tu gênes le passage."
Ses indications sèches et précipitées me réveillèrent enfin, et j'obéis à ses ordres. J'agrippai fermement mon pistolet entre les doigts de ma main droite, et tournai vers la gauche en baissant le haut de mon corps. Certes, j'étais petite, mais si rien que le haut de ma tête dépassait du groupe, j'étais morte dans les secondes qui suivraient. Me percutant contre les autres soldats, je déambulai sans réellement savoir où j'allais. Les projectiles fusaient au-dessus de ma tête, et mes camarades répondaient de la même manière. Combattre le feu par le feu, comme on dit... Malgré cela, tout le monde était quelque peu perturbé par ce changement soudain, de la virtualité à la réalité. Et même si nos anciens entraînements étaient très bien imités, le vivre ainsi était totalement différent.
Au bout de plusieurs minutes, j'avais enfin quitté l'attroupement devant le vaisseau, et je me mis à courir vers la sorte de grotte que j'avais remarquée. Un renfoncement dans une roche me permit de me glisser dans ce trou sombre, à l'abri des regards et des balles. Tétanisée par ce qui m'arrivait, je ne pouvais rien faire d'autre que garder mes jambes tremblotantes enroulées dans mes bras. Une personne pourrait venir et me braquer avec son arme que je n'arriverai sûrement pas à bouger. L'endroit où je me trouvais était humide, sale, et tout semblait résonner autour de moi. Le son des armes à feu ou des flèches fendant l'air me parvenait, deux fois plus fort.
Ainsi protégée à l'intérieur de la roche, je voyais dehors le ciel aussi gris que le fer, le vent souffler et heurter le corps des soldats, la poussière remonter du sol et recouvrir les combinaisons. Nos ennemis allaient bientôt entrer en collision avec nous, mais personne ne gisait encore à terre. Le professeur McKin avait raison, les morts n'étaient plus très nombreux. Mais tout pouvait encore arriver...
Soudain, j'entendis des pas précipités s'approcher de mon repère, et, en alerte, je me recroquevillai un peu plus sur moi-même, mon revolver pointé vers l'extérieur. Comme si se rouler en boule pouvait me faire disparaître ou former un bouclier autour de moi. Un soldat ennemi entra dans mon champ de vision, et ma respiration se bloqua. Mon teint devait devenir livide, alors qu'un jeune homme de mon armée arrivait à son tour et lui fit face. Il tenait son fusil à bout de bras, ceux-ci aussi tremblants que des feuilles de papier. Il était effrayé, apeuré face à cette personne qu'il ne connaissait pas, mais qui pourrait lui ôter la vie en quelques secondes.
D'ici, je me sentais impuissante, alors que je voyais ce pauvre garçon se faire rabaisser par un de nos ennemis. Celui-ci s'avançait encore vers lui, son poignard braqué vers son visage sale et humide de larmes. Mon rôle ici, était-il réellement de simplement me cacher, d'observer le désastre de mon perchoir, d'attendre patiemment la fin de la tempête ? Quand le premier poignard se souleva dans les airs, la réponse vint à moi sans aucune hésitation: non.
Alors que personne -pas même moi- ne s'y attendait, je défis l'emprise de mes bras autour de mes jambes, et me relevai, mon revolver collé dans la main. Tout mon corps était flageolant, une simple brise pourrait me faire retomber au sol. Mais, sans réfléchir, j'évitai de ma taper la tête contre le plafond de la grotte, et sortis, à la vue de tous. Mes pieds foulèrent la terre fraîche, firent diminuer la distance qui me séparait des deux rivaux, et j'arrivai finalement à leur portée, hors d'haleine. Les deux premiers couteaux du soldat ennemi avaient raté sa cible, s'étaient envolés à plusieurs mètres d'ici, mais il préparait déjà son troisième, en colère à l'idée d'avoir raté ses précédents.
Alors qu'il levait son poignet, je fis de même avec le mien, je chargeai mon revolver, et sautai devant mon acolyte, quand les doigts du soldat devant moi lâchèrent son projectile. Je ne comprenais toujours pas comment l'adrénaline avait pu me porter jusqu'ici, mais mon corps faisait maintenant barrage, devant le jeune homme appartenant à l'armée vivienne. Même en étant dos à lui, je pouvais voir son visage changer de la peur à la stupéfaction, face à mon apparition instantanée. La lame tranchante du poignard tournoya devant moi, il semblait presque être en apesanteur dans l'air, avant de se ficher dans ma hanche. Il m'atteignit en même temps que je tirai avec mon arme, la balle s'enfonçant également dans le corps de mon ennemi.
Je n'eus pas le temps de voir où mon projectile atterrit précisément, qu'une douleur aigüe m'irradia toute entière, suivie de deux cris: celui de mon ennemi et le miens. Je fus presque surprise de sentir cet élancement, comme si je pensais encore intérieurement que cela ne durerait que quelques secondes, comme durant l'activité virtuelle. Mais cette souffrance s'accentuait toujours plus, et mes jambes me lâchèrent pour tomber sur le sol poussiéreux. Un monticule de fumée remonta jusqu'à mes yeux humides, et je compris que je n'étais plus apte à me battre. Mes pensées s'arrêtèrent d'affluer dans ma tête, et les dernières disparurent petit à petit. Seule une question me resta en mémoire : qu'est-ce qu'il m'avait pris de faire ça ?
Autour de moi, je sentis que le soldat ennemi ne prit pas la peine de rester à mes côtés pour m'achever, et je l'entendis partir en boitant, sûrement blessé par ma balle. Etonnamment, mon acolyte aussi me quitta, il me laissa en plan sur le sol, préférant fuir plutôt que de me remercier de lui avoir sauvé la vie. Cette poule mouillée ne jugeait même pas bon de s'assurer que je respirais encore, et cette pensée me mit hors de moi. Pourquoi m'étais-je mise en péril pour un lâche ?
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Et voilà, quand on veut être trop gentil..! 🙄
Comment trouvez-vous la réaction de cet homme ? Réellement lâche, ou tout de même compréhensible ? 🤔
Et maintenant, que va-t-il arriver à Jo ? 😵
Pour plus d'action... votons !! 🌟
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