Episode 6 : cafard
Le lendemain,
Je débarrasse une table, en silence. Je ne souhaite plus reparler de ma journée d'hier, même si je sens les regards sur moi.
Susan et une autre collègue discutent à l'arrière de façon animée, elles ne cachent pas qu'elles bavardent sur mon compte et cela m'insupporte. Susan adore les ragots. Elle est toujours la première à colporter des rumeurs sur l'un ou sur l'autre. Sans surprise, je suis son sujet favori.
Je leur jette un coup d'œil puis je continue de nettoyer et d'apprêter les tables. Autant les ignorer si je veux éviter de me mettre en colère inutilement. Au fond, je comprends qu'elles parlent sur mon dos. Je suis experte pour me mettre dans des situations improbables.
Quelques clients entrent dans le restaurant et s'installent. Le service ne me redonne pas le sourire, mais au moins cela me change les idées. Mon esprit est occupé.
D'un pas décidé, je traverse la salle, quatre soupes sur un plateau, pour la 7. Mes foulées sont rapides et agiles. Je connais le restaurant comme ma poche, les aspérités dans le sol, le carrelage cassé au niveau de la table 9, la fenêtre bloquée que nous ne parvenons plus à ouvrir. Matt promet de la réparer depuis un an déjà. C'en est devenu un sujet de rigolade.
Brusquement, je m'arrête.
Mon regard est attiré par le potage qui git dans son bol. Une ombre noire apparait. Puis une deuxième, disparaissant aussi rapidement que la première.
Avec stupeur, je repère un cafard qui semble se noyer. Je semble prise dans un tourbillon, des cafards noirs grouillent dans les bols et envahissent mon plateau.
Traumatisée, je me fige, me retenant de pousser un cri de terreur. Tétanisée, je balaye la salle des yeux avec angoisse, mais personne ne fait attention à moi, personne ne remarque ce que je vois.
Je cligne des yeux pour fixer de nouveau mon plateau chargé. Les nuisibles se multiplient encore et encore. Les bols finissent par déborder, les blattes grimpent spontanément sur mes mains alors que je m'approche de la table des touristes japonais.
Je pousse un hurlement tout en laissant tomber le plateau à terre. Cette vision est insoutenable. Les bols se brisent, la soupe se répand sur le sol, éclaboussant les clients qui se mettent à se lever avec surprise.
Ils me lancent des regards surpris. Je me décompose sur place tout en constatant le massacre.
Où sont passés les cafards ?
Confuse, je me mets à m'excuser en japonais sans même m'en rendre compte. Cela suffit à estomaquer les touristes abasourdis. La serveuse parle leur langue.
Comment est-ce possible ? Ici à Phoenix, de ce petit restaurant au bord d'une route ?
L'un d'eux finit même par rire et par me féliciter pour ma prononciation parfaite. L'homme semble ravi d'entendre sa langue maternelle si bien prononcée au beau milieu du désert américain.
Choquée, je fixe à nouveau le sol pour y surprendre quelques bestioles. Plus rien, pas un seul cafard, juste de la soupe souillant le carrelage mouillé.
Je n'y comprends rien. Le silence enveloppant le restaurant me sort de ma torpeur. Tout le monde me dévisage. Je vois bien que j'ai l'air d'une dingue.
Matt, ayant remarqué le scandale de loin, s'avance vers moi avec irritation. Son visage tout rouge ne laisse présager rien de positif.
-Faut qu'on parle !
Je le suis comme une petite fille punie jusqu'au parking. Il semble hors de lui.
-Leo ! Ce n'est plus possible. Ton comportement ... comment dire, il s'empire de jour en jour. Je ne peux pas accepter ça... je n'ai pas le temps pour ces bêtises. Et encore moins l'argent ! Tu comprends ma situation ?
-Mais j'ai vu des cafards.
-Des cafards dans mon resto ? Tu te prends pour qui ?
-Je suis vraiment désolée, Matt ! Je ne sais pas ce qu'il m'arrive ! Je suis retournée voir le psy, je te le jure.
Je me frotte la tempe nerveusement, une violente migraine me tenaille la tête. Les lancements me donnent envie de fermer les yeux, mais je n'ose pas, face à la colère de Matt.
-Je t'ai donné ta chance alors que tu es venue me voir il y a 8 ans, tu avais à peine 22 ans. Je t'ai embauchée sans réfléchir alors que tu n'avais même pas obtenu ton diplôme. Je voulais t'aider ... Tu le sais, ça ?
-Je le sais et je t'en remercie. S'il te plait, au nom de tout ça, ne me laisse pas tomber maintenant.
-Tu es une fille intelligente, tu aurais dû finir tes études de médecine, qu'est-ce que tu fais encore ici ? Tu aurais pu devenir quelqu'un, Leo !
-Je ne m'en suis jamais sentie capable, tu le sais. Puis, tu connaissais mon objectif !
-Oui, justement, parlons-en de ton objectif ! Tu voulais partir, fuir cette vie que tu n'as jamais aimée, fuir ta mère ...
-Ce n'est pas ma mère !
Je réalise que je viens de me comporter comme une adolescente indignée et immature, j'ai honte de moi.
-Mais tu es toujours là, Leo ! Regarde-toi ! Une dizaine d'années après ... rien n'a changé.
-J'économise pour un jour refaire ma vie ailleurs. Je n'ai pas changé d'objectif.
-Ton argent file dans cet appart que tu loues, dans ton assurance auto, dans tes séances chez le psy... Prends ta vie en main, bon sang !
-Je ne sais plus où j'en suis. Tu le sais ça ? Je suis perdue.
-Leo, quand vas-tu comprendre que ta vie n'est pas ici ? Te virer est peut-être le meilleur service que je puisse te rendre.
Je sais qu'il ne rigole pas, cette fois-ci. J'ai dépassé les bornes. Il me lance un regard intense puis tourne les talons. Je ne cherche même pas à le convaincre de me garder. Il a raison. Je suis une épave et ma vie est au poids mort.
-Je t'enverrai les papiers, s'écrie-t-il avant de refermer la porte du restaurant derrière lui. Et Leo ? Je ne savais pas que tu parlais japonais, note-le sur ton CV, ça pourrait franchement te servir pour la suite.
Lessivée, je fixe tristement le restaurant et je contemple le ciel bleu intense au-dessus de ma tête.
Moi non plus, je ne savais pas que je parlais japonais.
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