Chapitre 5 - Face B
Une semaine plus tard, elle retrouvait ses collègues (tous, sauf celui qu'elle désirait vraiment, la vie était ainsi faite) dans une discothèque de la ville. Elle se mit à observer ses amis, assis sur une banquette au loin, sans qui elle aurait probablement été virée. Elle ne savait pas encore si elle devait rire ou pleurer devant ce jeu du destin, cette roue de la Fortune de sa vie. Pour une fois dans son existence, elle avait assumé ses actes pour être virée volontairement et pouvoir partir le plus vite possible, mais au lieu de ça, ses amis ont plaidé sa cause et lui ont forgé un alibi en béton. La faisant passer au mieux pour une menteuse et au pire pour une criminelle avec un excellent alibi. Son chef de service qui voulait tout sauf la laisser partir l'avait suspendu 1 mois seulement avec une période de mise à l'épreuve au retour. Juste au cas où et pour l'humiliation. Depuis elle avait dû se racheter des affaires parce qu'il était hors de question qu'elle retourne dans leur ancien appartement au risque de s'y faire capturer comme un renard dans sa tanière. Pour l'instant, elle arrivait à soigneusement l'éviter et puis Il est parti en déplacement plusieurs semaines suite au retentissement qu'a eu le black-out. Cependant, quelque chose lui disait qu'Il n'allait pas la lâcher si facilement, mais aujourd'hui elle n'en avait cure.
Son collègue la détailla de la tête au pied quand elle s'approcha d'eux. Sa tenue était des plus provocantes, elle le savait et le but était de changer. Elle ne voulait plus plaire à une seule personne, mais à elle d'abord, elle ne voulait plus satisfaire personne à part elle-même. Reprendre sa liberté était tout ce qu'elle désirait. Portant un chemisier transparent elle avait fait exprès de ne mettre aucun tee-shirt dessous, mais de magnifiques sous-vêtements en dentelle, la mini-jupe en cuir, elle aussi, avait été choisie avec précaution. Tandis que ses yeux charbonneux mettaient en exergue son côté sauvage, cette tenue lui donnait la confiance qu'au fond elle n'avait pas. Cependant quand elle ouvrait la bouche on pouvait tout de suite deviner qu'elle n'était pas la femme fatale qu'elle essayait de faire voir. Quelque part, elle essayait de se servir de ses tenues comme des boucliers. Évidemment, son costume de confiance ne mit pas longtemps à obtenir des résultats auprès de la gent masculine, mais ça n'avait jamais été son but, s'habiller c'était avant tout pour elle, pour son estime, sa confiance, son amour-propre. Elle sentit tout de suite que plusieurs poissons avaient mordu à l'hameçon. Mais un regard particulier, dont elle n'aurait jamais imaginé, même dans ces plus beaux rêves, qu'il puisse se trouver ici à quelques pas d'elle, pesait sur elle sans qu'elle y prête plus d'attention. C'était le jeu auquel elle souhaitait céder.
— Bonjour, mes amis socialement actifs ! leur cria-t-elle en rigolant.
Elle ne pouvait pas dire si elle était remise de la rupture avec son ex-compagnon, toujours était qu'elle se reconstruisait. La petite fille naïve était maintenant morte cette nuit-là, elle avait la possibilité de devenir n'importe qui d'autre. Elle salua plus intimement ses collègues avant d'aller se chercher à boire.
– Je vais vous prendre un verre de vodka s'il vous plaît. Votre recette maison.
Leur recette consistait à mettre de la vodka dans les ¾ d'un long verre, ¼ de Perrier, des citrons verts et des glaçons. Classique, efficace.
– La même chose, entendit-elle à côté d'elle reconnaissant tout de suite un fort accent russe.
Elle se retourna pour découvrir Oksana accoudée au bar un grand sourire aux lèvres. Elle la connaissait de ses cours de danse classique 4 fois par semaine, qu'elle avait énormément délaissés pour sa relation passée, elles avaient à peu près la même expérience sauf qu'Oksana avait été au Bolchoï. Depuis sa mise à pied, elle avait eu tout le temps du monde alors elle en avait profité pour danser, sa passion d'enfant dont elle avait oublié la sensation de liberté, le dessin et avait même découvert l'art de la sculpture.
– Au fait ! J'ai pensé à ce que tu m'avais demandé comme ça tu pourras faire tes pointes avec juste un petit saut, au lieu de passer par la demie pointe. Comme un oiseau avec mon petit bricolage, lui dit-elle en lui tendant ses chaussons de danse.
C'est vrai qu'à force de la voir faire ses pointes si facilement elle lui avait demandé si elle pouvait faire quelque chose pour ses chaussons. Évidemment, comme toute bonne danseuse c'est elle qui cassait ses chaussons, mais Oksana avait un petit savoir-faire en plus. Elle enfonça ensuite son trésor dans son sac à main en la remerciant chaleureusement.
— Tu es venue toute seule ? demanda-t-elle à Oksana pensant l'inviter à se joindre à eux.
– Non, je suis venue avec un copain. On se fréquente, je veux dire, je ne crois pas que ce soit sérieux, mais on s'amuse bien.
Son regard se porta tout de suite au loin suivant celui d'Oksana, son sourire s'effaça immédiatement, elle ne pouvait pas s'imaginer un tel scénario. En entrant, elle s'était fait un film de ce qui pourrait se passer, mais une fois encore comme le dernier soir de leur rencontre il ne se passera rien. Cette relation n'était qu'un ensemble de débâcles malheureux. De voies soudainement sans issues. Elle repoussa rapidement une crise de pleurs au beau milieu de cette foule en se focalisant sur la manière d'Oksana à rouler les r et de rajouter « ay » partout. Elle osait à peine imaginer ce qui allait se passer ce soir entre eux. Elle se rassura en se disant qu'il ne ferait rien dans un endroit aussi fréquenté, c'était déjà ça et si ça se trouve il ne l'avait même pas vu, elle... Comme si ça changerait quelque chose. Toutes les suppositions étaient bonnes afin de survire à cette idée, cette si petite idée qu'il ne lui appartenait plus. Que son cœur n'était plus à elle. Ses yeux se déplacèrent doucement, une nouvelle fois vers l'entrée où son attention tomba sur la première personne qu'elle voulait voir sur cette Terre dans n'importe quelle autre situation, validant ce qu'elle avait vu la première fois. Ses sensations si fortes faisaient de ses pensées un brouhaha dont elle peinait à suivre le fil.
Son cœur se serra si fort qu'il semblait tousser, mais elle mit toute son énergie au service de sa contenance, son égo et sa fierté pour rester debout. Elle venait de découvrir ses traits de caractère tout à fait charmants qui lui feraient désormais aussi office de beau bouclier avant d'atteindre son cœur mielleux meurtri. À partir d'aujourd'hui, elle cultivera sa nouvelle personnalité et ne voulait plus jamais la perdre pour personne. Lui, semblait assez décontenancé de la voir en fin de compte ce qui renforça son rêve qu'il était quelque part heureux de la voir et qu'elle lui faisait surement cet effet. Finalement, comme elle répondait par monosyllabe totalement obnubilé par ses pensées, Oksana prit son verre et partit lançant à son amie un dernier grand sourire joyeux tout en lui souhaitant une bonne soirée. Sa tête semblait vide, aucune pensée ne traversa son esprit, c'était brusquement le calme le plus complet. Quand son cerveau s'accorda avec son envie de bouger ses jambes, elle rejoignit ses amis et proposa sur un coup de tête à son collègue de danser avec elle, ce qu'il accepta avec plaisir. Elle voulait le rendre jaloux, c'est clair et lui montrer qu'elle aussi passait à autre chose. Bon, se pavaner au bras de son ami n'était pas forcément très intelligent, mais d'un autre côté c'était réfléchi quelque part. Ce n'était pas n'importe qui justement. Ils donnèrent tout ce qu'ils avaient, jusqu'à même avoir des mèches de cheveux collant leurs visages, sans parler de la sueur qui leur perlait désagréablement le long de leurs échines ; elle aurait aimé que ce moment soit un bon moment, le genre que l'on garde toute notre vie durant, qu'on chérit du plus profond de son être. Hélas, elle était là comme une gamine hébétée sans réussir à produire la moindre tentative de pensée, soit-elle incohérente. En retourna à table, elle but son verre cul sec, mais l'envie n'y était plus.
Ses collègues essayaient de discuter, mais elle avait la tête ailleurs alors elle s'excusa puis leur dis au revoir avant de se diriger vers la sortie. Elle venait de partager plus de 2 heures avec eux, mais elle avait besoin d'être seule. Elle passa donc la porte de la discothèque quand sur le parking une main lui attrapa le bras.
– Tu fous quoi là au juste, l'interpela-t-il.
Son corps se contracta à l'extrême avant qu'elle ne soit secouée de violents tremblements, son ton faisait ressurgir des traumatismes qui devaient rester bien au chaud sous le tapis. Elle avait appris à connaître ce sentiment avec Lui, à le gérer au mieux. Cette sensation de peur primaire et viscérale comme si le corps avait une mémoire de la douleur. Pourtant elle releva la tête et planta son regard dans le sien pour le défier parce qu'il n'était pas Lui.
– Qu'est-ce que je fous ? C'est une blague ? Je vis, tiens, voilà ce que je fais !
– Poupée, tu sais ce que je veux dire...
– Ce surnom n'est plus de mise à ce que je vois. Donc, retourne trouver cette adorable Russe, qui se trouve être mon amie. Vous serez très beau ensemble, vraiment je le pense.
Elle tira un grand coup sur son bras pour se libérer avant de partir.
– Je ne parle pas de ça...
– Alors tu parles de quoi au juste ? De ma manière de m'habiller, toi aussi tu veux la dicter ? Ma manière de danser ? Toi aussi tu veux m'en empêcher ? lui dit-elle froidement les dents serrées tout en faisant volteface.
– Putain, mais il ne s'agit pas de ça ! Qu'est-ce que tu fous là ici dans cette putain de boîte ? Dans cette ville, bordel de merde ! T'étais censée partir quand je t'ai laissé, je ne comprends pas à quoi tu joues, mais c'est un jeu très dangereux.
Non, je ne suis pas encore partie parce que la vraie raison c'est que je n'y arrive pas parce que je t'aime. Je t'aime comme personne ne t'a jamais aimé et l'idée même, dans une ville aussi dangereuse soit-elle, d'être là où tu es aussi me comble déjà de bonheur.
De toute évidence, c'est ce qu'elle aurait dû dire puisqu'elle le pensait si fort que son cœur semblait battre à l'unisson avec chacune de ses syllabes.
– Il fallait que je mette certaines choses au clair, nous deux c'est fini tu m'entends ? Donc je n'ai aucun compte à te rendre. Ni ici, ni jamais.
Elle ne criait pas, mais chaque mot semblait lui être craché dessus comme un venin putride. Elle ne voulait pas être si méchante, mais elle était si triste, qu'elle aurait fait tout son possible pour que cette entrevue ne cesse.
– Combien de temps vas-tu mettre à faire tes valises ?
Les yeux dans les yeux, ils se toisaient chacun essayant de se prouver qu'il pouvait tenir, alors que sans s'en rendre compte, ce moment ils en faisaient encore un acte manqué.
– Putain, c'est tout ce que tu retiens de ce que je viens de te dire ? Alors c'est vrai dans ce cas. Je pensais qu'un jour... Laisse tomber, tu sais quoi ? J'ai compris ! Tu ne veux plus de moi dans cette ville. Ne t'inquiète pas, je m'en vais très bientôt et j'ai bien compris que je dois choisir la destination la plus loin possible. Même changer de pays s'il le faut parce que tu ne saurais plus supporter de me voir à nouveau. Je ne sais pas ce que je t'ai fait pour que tu me détestes autant, mais je ne mérite pas ça.
– Alors tu crois que je te déteste, vraiment ?
– Ce que je vois c'est que ton regard sur moi à changer depuis l'autre soir dans le bar et ce soir me le confirme encore. Apparemment, tu as plus de facilité à tourner la page. Remarque, je devrais te remercier, tu m'as calmé sur mes envies de me poser avec quelqu'un. Salut.
On ne s'est jamais posé tous les deux, mais j'aurais terriblement voulu. T'avoir à mes côtés chaque soir sur notre canapé, te préparer à manger, te regarder, t'aimer. Je t'aurais surement demandé de m'épouser d'une manière totalement ridicule, mais on s'en serait foutu parce qu'on s'aime. Tu m'aurais annoncé que tu es enceinte ; je serais surement tombé dans les pommes parce que les responsabilités, ça me fait flipper et que j'ai toujours l'impression d'être un ado, mais un qui a grandi quand même au moins en taille. Et je t'aurais aimé du plus profond de mon cœur jusqu'à la fin. Mais tu sais quoi, ma poupée ? Ma moitié, mon âme sœur, on a loupé le coche dans cette vie. On a essayé de faire ce que le destin nous gueulait de faire, on a essayé d'être ce que le grand manitou voulait de nous, mais mon ange ce ne sera pas pour cette vie. On s'est rencontré trop vite, trop tôt, trop tard, trop loin. On s'y est pris comme des ploucs, mais des putains de ploucs heureux et les moments que j'ai passés avec toi je les garderais dans mon cœur à tout jamais. Il ne battra à jamais que pour toi.
De toute évidence, c'est ce qu'il aurait dû dire puisqu'il le pensait si fort que son cœur semblait battre à l'unisson avec chacune de ses syllabes, pourtant seule sa respiration traversa ses lèvres.
Sur ces paroles salvatrices, elle tourna les talons. Elle essayait du mieux qu'elle pouvait de le détester parce que ce serait plus facile à supporter au lieu de dévorer ses yeux à la beauté inestimable, ses lèvres au goût exquis, son corps idyllique...
— CE N'EST PAS CE QUE JE VOULAIS ! lui hurla-t-il dans le silence de la nuit comme un cri du cœur révolté.
Effectivement, ce n'était pas ce qu'il voulait, il n'avait jamais voulu la perdre, jamais perdre cet amour qu'il avait pour elle, jamais souhaiter la voir devant cette caméra. Mais il n'était pas prêt à lui dire tout ça et de toute manière ça n'en valait plus la peine puisqu'elle allait partir. Il le fallait, il ne pouvait pas la suivre, il préférait vivre sans elle, mais la savoir en sécurité plutôt que de l'imaginer morte dans ses bras.
– Et pourtant, regarde-nous, lui lança-t-elle en marchant à reculons.
– Salut poupée, tu rentres seule ce soir ? Je peux arranger ça... Lui susurra un inconnu juste derrière elle qui en profita pour se frotter contre son corps.
Encore sous l'impulsion de la colère qui l'animait et forte de la confiance qu'elle avait en sa présence, elle lui prit violemment les joues enfonçant ses doigts dans la peau rachitique de ce pur inconnu. Elle approcha son visage du sien assez près pour qu'il louche.
– Toi, tes mains et ton surnom vous allez vous faire foutre.
Elle repoussa violemment sa main de son visage pour qu'il aille le plus loin d'elle possible, quand elle entendit un grand coup. Il ne lui avait pas fallu plus que l'entente de ce surnom pour déclencher une réaction excessive, mais dont il rêvait sur une autre personne depuis ce soir-là. Il s'était précipité sur lui et l'avait cogné surement le plus fort possible. Son regard à lui navigua entre son poing en sang et le type à terre comme s'il avait déclenché un interrupteur en lui. Soudain, il se rendait compte de ce qu'il devait lui faire subir. Une impression de déjà-vu lui étreignit le cœur avant de se dire que toutes ses belles phrases étaient vaines. Il avait beau faire le justicier Il s'en prendrait toujours à d'autres femmes. Si ce n'était pas la sienne, ce serait une autre. À cet instant, il venait de dire au revoir une nouvelle fois à la femme de sa vie et les souvenirs de cette vidéo insoutenable lui étaient venus en tête toute la soirée. Cet homme devant lui, il pouvait le tuer. Il en avait envie. Mais au fond, il savait que ça ne réglerait le problème de personne, c'est Lui qu'il voulait.
En voyant son regard ce soir-là, elle comprit. Plus que d'essayer de le tester, ce regard avait suffi. Il ne l'aimait plus, il n'avait plus que haine pour elle. Il avait dû avoir des ennuis suite au black-out et il ne pouvait pas lui pardonner. Ses yeux lui transmirent l'électro-choc dont elle avait besoin pour arracher sa partie d'elle qui l'aimait encore et lui déposer à ses pieds.
Elle siffla un taxi pour rentrer immédiatement chez elle. Elle ne voulait plus réfléchir à la soirée plus que mouvementée qui avait eu lieu ce soir, seulement se mettre en sécurité chez elle, dans son nouveau cocon. Elle poussa la porte d'entrée tout en réfléchissant à la journée qui l'attendait demain. Son collègue avec qui elle avait dansé plutôt farouchement, lui scannait tous ses documents pour qu'elle puisse continuer à travailler et que lui de son côté ne soit pas surmené à cause du travail et franchement ça occupait ses journées ! Mais au fond, il avait raison, quand allait-elle partir ? La sonnerie de son nouveau portable la sortit une seconde de ses rêveries.
Hey t'es bien rentrée ? On se voit demain on veut remettre ça, nous irons au bar vert là, celui habituel en fait !
Ça va, à demain !
Elle s'écroula sur son lit, jusqu'au matin essayant de l'oublier du mieux qu'elle pouvait. Alors le lendemain elle fit son maximum pour s'occuper un maximum l'esprit ce qui commença par le travail. Elle devait bien l'avouer, elle prenait beaucoup plus de plaisir à être chez elle sans ses supérieurs pour lui donner des dossiers toutes les 5 minutes et entretenir une pile à faire pâlir la tour de Pise en personne. Même si son ordinateur s'affolait sous les notifications de mail alors qu'elle était à peine levée, tout ce qu'elle entendait c'est la promesse d'une journée à être la plus accaparée possible pour ne pas penser.
En fin d'après-midi comme elle avait fini de travailler sur ses dossiers urgents elle décida pour se détendre, d'aller s'entrainer seule. Une grande salle d'opéra était réservée en ville pour les artistes s'ils voulaient s'entrainer seule sur scène avec un petit public visitant gratuitement les lieux. Cette salle faisait partie des rares à rester constamment ouverte et accessible à tout le monde ce qui permettait aux ballerines notamment, d'avoir aussi des retours sur leurs performances.
Il est vrai qu'elle venait ici aussi parce qu'elle s'était inscrite avec Oksana à un concours de danse dans la catégorie classique. Alors puisqu'elle ne pourrait pas s'y rendre elle ferait au moins honneur une dernière fois à sa chorégraphie et à cet endroit. Les deux filles avaient 12 ans d'expérience en ballet, mais ce qu'Oksana adorait faire c'était de mélanger le classique à la pole dance, cette fusion rendait chacun de ces mouvements fluides et souples comme l'air. Elle ne cherchait qu'à repousser toujours plus loin les limites de la danse classique dans un pays plus libre que le sien.
Quant à elle, la danse ne lui avait pas seulement permis d'avoir un défouloir quand elle était petite, mais aussi de se forger un caractère et une silhouette. La danse a eu tendance à l'adoucir, à rendre chacun de ses gestes gracieux. Mais elle lui a aussi offert la confiance en elle, car grâce à ça, elle n'a jamais douté d'elle, de ces compétences ou de son aptitude à réussir, peu importe, le domaine avant Lui. Être sur cette scène après tout ce qui s'était passé... C'était comme si elle observait de loin son ancien elle. Celui qu'elle aurait été sans lui.
Je ne me suis jamais sentie moche ou grosse, ce qui est presque un exploit pour notre génération, un privilège. Oui, j'ai des petits seins, mais ils sont harmonieux avec mon corps à la fois frêle et musclé par tant d'années d'effort et pourtant aujourd'hui je suis là et je ressemble à tout ce que je ne voulais pas être.
Elle déposa son sac sur le côté de la scène, brancha son enceinte, la connecta avec téléphone puis mit la bonne musique. Avant qu'elle ne la démarre, elle enleva son cache-cœur et sa jupette pour enfiler son jupon blanc et ses chaussons améliorés. Le justaucorps qu'elle portait aujourd'hui était celui qu'elle aurait eu le jour J, blanc, avec un grand décolleté dans le dos, orné d'une bande translucide accompagnée de motifs végétaux, elle en était très fière. L'idée qu'elle devait se résoudre à ne pas participer à ce concours l'attristait, elle se rendait compte de tout ce qu'elle devait renoncer encore pour lui quelque part et ça lui donnait le tournis. C'était comme essayer de se libérer de sable mouvant et quand on croit enfin y être arrivé, on lève les yeux pour se rendre compte que la rive est encore quasiment invisible quant au chemin pour la rejoindre aussi mouvant jusqu'au bout. C'est une sensation vertigineuse qui demande beaucoup de courage pour rester debout. Alors elle se releva, pointa le menton, ajusta les bretelles croisées sur ses reins avant de faire sa chorégraphie une dernière fois.
Elle s'échauffa rapidement pour s'habituer à ses nouveaux chaussons, s'étira correctement afin d'éviter toute foulure et lança enfin la musique. Son thème pour le concours était le lac des cygnes, étant danseuse classique avant tout, elle avait donc naturellement choisi Tchaïkovski pour l'accompagner dans ses 5 minutes 11 secondes de prestations.
Bloquant actuellement sur quelques passages comme un en particulier, dès le début, à 44 secondes de musique où elle devait être en rotation sur ses pointes plus d'une dizaine de fois d'affiler, tout en tendant une de ses jambes en rythme. Elle devait parfaitement contrôler sa technique en maitrisant le tempo qui devenait de plus en plus fiévreux à la seconde près. La sensation de liberté qu'elle éprouva à ce moment n'avait nul autre pareil. Elle ne dansait pas le cygne blanc, elle ne dansait pas sa colère, sa tristesse, sa peine, son chagrin, son envie d'en finir, elle était le cygne blanc. Ce cygne était la représentation parfaite de sa vie aujourd'hui, un grand chaos où elle pourrait finir par mourir dans le tourbillon de ses sentiments. Chaque petit pas, chaque main qu'elle déployait telles des ailes, chaque jambe qui l'élevait plus haut que le sol, la réception de ses chevilles, elle ressentait tout comme si soudain elle se résumait à cette danse folle. Comme si plus rien n'avait d'importance à part cette danse, ce cygne et son exécution impeccable. Après 3 heures d'entraînement intense, c'est en sueur et épuisée qu'elle quittât la scène devant quelques personnes qui l'applaudirent. Une en particulier, était là depuis le début dans la pénombre pourtant elle n'y fit pas vraiment attention et partit.
*****
1 mois plus tard, toute cette vie était derrière elle et il lui sembla que c'était bien plus vieux encore comme cauchemar. Elle avait rendez-vous avec une dessinatrice pour faire le travail de ses rêves, cette offre était sortie de nulle part. Un matin, elle travaillait sur une sculpture quand la directrice du centre d'accueil pour jeune artiste lui avait fait cette offre.
– J'ai un très bon ami qui recherche une stagiaire au sein de la presse locale, la dessinatrice a vraisemblablement besoin de mains supplémentaires et je me suis souvenue que tu m'en avais parlé. Je te dépose le journal ici, lui avait-il dit avec une voix douce.
Sur le moment, elle n'y croyait pas jusqu'à ce qu'elle appelle le journal et qu'il lui propose un rendez-vous. Elle n'aurait jamais pensé toucher son rêve des doigts si vite elle n'arrivait pas à se dire qu'elle méritait et que c'était grâce à son travail et son sérieux. À n'importe qui d'autre on aurait demandé un book, mais la directrice avait vanté les mérites de cette jeune fille aux doigts de fée étant des vieux amis du lycée toujours en contact, elle avait toute la confiance en Richards. Aujourd'hui, elle attendait patiemment dans le bureau du rédacteur en chef que sa maîtresse de stage arrive tandis que Joseph Richards faisait agréablement la discussion. Il était un homme charmant sans Lourdes, elle avait seulement le don de toucher une corde sensible chez lui et elle ne manquait jamais sa cible. Soudain à travers la vitre, il remarqua soudain Lourdes qui déposa ses affaires à son bureau et il toqua à la vitre pour attirer son attention. Elle leva tout de suite les yeux et le rejoignit dans son bureau où une jeune fille était installée.
– Lourdes Lil je vous présente Grace Cunningham. Grace Cunningham je vous présente Lourdes Lil, voilà vous êtes introduites. Comment va ton œil Lil ?
– Comme si vous en aviez quelque chose à foutre ?
– C'est vrai, allez, tirez-vous vous avez du boulot les filles !
Joseph Richards réfléchit un instant avant d'apostropher Grace.
– Lil est peut-être la reine des emmerdeuses et une perfectionniste sadique, mais vous apprenez auprès d'une des meilleures alors tâchez de vous en souvenir si vous terminez la journée en pleurant. En tout cas, ma porte est toujours fermée. Je ne suis pas le bureau des pleurs.
— Bien-chef ! lui répondit-elle joyeusement en lui faisant un salut militaire.
– Oh et Grace je vous en prie, je ne vous dis pas de ne pas écouter Lourdes, mais quand elle vous débite ses conneries féministes antisociales... Juste. Ne la laissez pas vous faire à son image.
Grace sourit poliment avant de fermer la porte. Elle eut peur toute la nuit de son entretien, parce qu'elle redoutait au fond que ça recommence, que son patron soit le même qu'avant et que tout ne soit qu'un éternellement recommencement. Mais Richards n'était pas Lui et surtout elle en était désolée, mais elle ne se sentait rien de particulier, mais si elle devait à l'avenir être quelque chose, ce serait féministe. Dans sa bouche, ça semblait être une insulte pourtant elle avait besoin que des femmes plus fortes se battent pour elle, jusqu'à ce qu'elle-même le soit suffisamment pour d'autres. Elle n'avait plus confiance en la gent masculine et même si ce Richards semblait complètement inoffensif et épuisé, elle plaça immédiatement sa foi en Lourdes.
Lourdes passa la matinée à lui montrer de vieux dessins parus dans les journaux avant de dessiner, lui expliquant le contexte de Superêve Evy, comment elle était née, son caractère, sa manière d'agir, de réagir. Ensuite, elle lui demanda de tracer avec elle à main levée pour voir comment elle se débrouillait en revenant au basique. Elle corrigea quelques légères erreurs au niveau des extrémités, mains et pieds, mais Lourdes devait bien avouer que Grace avait un don pour faire les yeux. Ses expressions semblaient si profondes... S'en était presque transcendant. La seule personne qu'elle avait vu dessiner avec tant d'émotions c'était Andy. À midi, Lourdes lui proposa de déjeuner ensemble dehors.
– Tu veux manger quelque part en particulier ? Lui demanda gentiment Lourdes pensant qu'elle n'avait pas trop d'argent pour se payer à manger ni quoi que ce soit, connaissant d'où elle venait.
Lourdes fut presque émue de son élan de générosité et surtout de gentillesse.
Putain je serais presque sociable ! Moi ! Les gens changent si vite !
Grace lui expliqua qu'on louait une chambre pour elle en ville, au sein du foyer pour jeune artiste, le temps qu'elle puisse se retourner et retrouver un travail. Alors ce stage d'un mois était un vrai espoir, car elle rêvait d'être embauchée par la suite.
– Ouais, il ne faut pas trop qu'on tarde ce midi on a pleins de trucs à faire alors on va juste prendre un morceau vite fait dans le food truck juste en bas !
– Ça me va très bien.
Grace commanda un hot dog avec des frites, le classique, tandis que Lourdes prit le hot dog végétal avec emballage et serviette compostable qu'elle l'avait forcée à mettre en place pour qu'il s'établisse devant les locaux du journal. Chacun ses batailles. Puis les filles se posèrent sur un banc juste de l'autre côté de la route pour profiter de l'air frais de ce début d'après-midi agréable. Enfin Grace s'assit, tandis que Lourdes se contenta de poser ses fesses sur le dossier, les pieds sur le banc. Ce n'est pas ce qui s'appelle être assis, mais perché.
– Tu sais, je ne vais pas te forcer à dessiner Superêve Evy et puis ce serait complètement inconvenant de ma part de profiter de toi de cette manière. Non, on va dessiner ensemble, mais tu vas avoir ta propre Robine, ça te dit ?
– Carrément !
– OK donc il lui faut un nom !
Grace réfléchie intensément quand un homme les rejoignit. Une bonne trentaine, une élégance supérieure à la normale, mais un air doux avec une carnation tannée lui donnant un charme, quelque chose d'attirant et à la fois séduisant. Quand son regard croisa le sien, elle baissa tout de suite les yeux, gênée qu'il ait pu voir à quel point elle était restée à lorgner sur lui. Au fur et à mesure qu'il ralentit, ses yeux s'arrondirent et son cœur bouscula ses côtes comme un prisonnier faisant une crise de claustrophobie.
– Toledo ! Un rendez-vous dans les parages ?
Andrès embrassa le front de Lourdes avant de tendre la main vers Grace qui fût terriblement gênée soudain.
– Grace je te présente Andrès Toledo, introduit Lourdes.
– C'est ton petit ami ? sourit Grace de toutes ses dents pour essayer de se donner une contenance.
C'est un silence de plomb qui fit office de réponse, tandis qu'Andrès ria. Évidemment, elle n'en fut que d'autant plus gênée d'avoir mis les pieds dans le plat.
– J'y vais de toute manière. Content de voir que ça va mieux Lourdes ! Je suis tellement désolée de ne pas entendre ta réponse, mais j'ai à faire.
Quand Andrès fût suffisamment loin, Lourdes avala sa bouchée avant de se forcer à répondre à Grace.
– Si je réponds à ta question est-ce que tu répondras à la mienne ?
— Oui, il n'y a pas de raison ! lui assura Grace sans se défaire de son sourire.
– Qu'est-ce que tu fais dans un foyer pour jeune artiste ? Et oui effectivement on est ensemble.
Grace inspira profondément avant de poser son sandwich à côté d'elle.
– J'ai une idée sur le sujet de notre dessin.
– Je t'écoute.
Lourdes attendit patiemment se doutant qu'elle aurait sa réponse, elle fera ce qu'il faut pour l'avoir le cas échéant, mais elle sentait qu'elle n'en aurait pas besoin.
– Je pense qu'on devrait le faire sur les pervers narcissiques.
– Ouais je suis assez d'accord, assura Lourdes regardant Grace de plus près.
Alors elles avaient vécu la même chose sauf que Lourdes n'avait jamais été frappée ni violentée. À part moralement. Il y avait comme un lien entre elles deux qu'elle avait senti depuis le début. Une espèce de connexion, ou alors un vide dans le regard qu'elle savait reconnaître avec le temps.
– Ne te méprends pas, ça ne me dérangerait pas d'en parler surtout à une journaliste, mais il nous faudrait plus qu'un déjeuner sur le pouce, haha.
Lourdes ne pouvait que comprendre d'ailleurs elle se dit que ça pourrait lui faire du bien à elle aussi d'en parler avec quelqu'un qui a déjà vécu ça.
C'est Andy et Andrès qui seront contents, merde.
Combien de fois Andy l'avait pressée pour qu'elle parle, pour qu'elle voie quelqu'un si c'était trop dur avec lui, mais impossible pour elle ! Elle avait tourné la page et ne voyait plus l'intérêt d'en parler. Évidemment, elle savait que des résidus subsistait quelque part elle s'en rendait compte, mais elle pensait que c'était un mal nécessaire pour se préserver. Elle ne s'était jamais posé la question de qui devait-elle se protéger par ce comportement, peut être qu'elle aurait répondu, de Lui ou d'un autre homme tout en sachant qu'elle avait Andrès dans sa vie. Alors qu'en fait, c'était d'elle qu'elle se protégeait, Lourdes n'avait qu'une hantise c'était de redevenir la pauvre fille qu'elle était avant, faire les mêmes mauvais choix et se retrouver avec les mêmes personnes toxiques. Si elle avait consulté, elle le saurait, mais il n'en fut rien. Parfois, on se demande ce que serait notre vie si on demandait systématiquement de l'aide pour toutes nos blessures. Peut-être serait-on de meilleures personnes ou alors ce sont nos failles qui font de nous des gens plus empathiques et plus enclins à entendre la douleur d'autrui. Comme aujourd'hui où le cœur de ses deux filles bat du même rythme celui de la rancune et du deuil. Mais pas envers leurs agresseurs, non. Ni même de la vie. Mais envers elle-même, parce que c'est elles qui ont été trop naïves pour se laisser embarquer là-dedans alors qu'elles savaient qu'elles valaient mieux que ça. C'est particulièrement là, le génie du pervers narcissique. Autant qu'il se touche de son propre égotisme, il arrive à toucher les personnes et les modifier au plus profond de leurs êtres au point même qu'elles croient que ce changement est de leur propre fait. Comme si la biche devait s'en vouloir de ne pas avoir pu échapper au chasseur.
– Dans ce cas, j'ai l'habitude de finir le travail chez moi, de le perfectionner. Donc sans vouloir te vexer on n'aura jamais atteint le niveau que j'ai d'habitude à cette heure-là, j'ai une belle nuit d'insomnie qui m'attend. Il faut que tu t'en rendes compte du niveau d'implication que c'est d'être dessinatrice pour un journal. Tu n'as pas d'heures, pas de vie, parfois. Quand tu penses avoir fini, on t'appelle pour une édition spéciale pour dans 2 jours et en plus de ton travail quotidien tu dois remplir 2 pages de dessins. C'est dur, mais c'est la réalité. Je ne suis pas là pour te vendre du rêve, mais tu as l'air d'être une fille gentille, ça se voit. Je te préviens juste parce que ce travail peut te bouffer et les gens comme Richards aussi.
Quand Lourdes mentionna son prénom, Grace ne fut pas surprise. Elle s'y attendait quelque part qu'il ne soit pas aussi « gentil » qu'il voulait bien le faire croire et elle se promit d'en faire part à Lourdes quand elles auraient un peu moins de travail. Au moins pour savoir à quoi elle devait s'attendre et par curiosité, c'est vrai.
– Je ne demande qu'à apprendre !
– C'est la réponse que je voulais entendre. Dans ce cas, je t'invite à un repas plus décent chez moi ce soir si tu veux ! Mon colocataire passe la nuit dans son atelier donc il n'y aura que nous.
– Ah, tu n'habites pas avec ton copain ?
Lourdes sourit en arquant un sourcil.
– Je te trouve très curieuse.
– Première qualité d'une journaliste, c'est bon signe.
Lourdes rigola franchement tout en acquiesçant. Elle mit ensuite ses déchets dans un petit pot en verre, toujours dans son sac, avant de rentrer dans les bureaux du journal suivi de près par sa collègue. Les filles bossèrent encore toute la journée tandis que Lourdes se dit qu'elle l'aimait de plus en plus alors que Grace n'espérait qu'une chose : faire les choses bien. En fin d'après-midi, leur premier comics ensemble était né. Pas parfait, mais en vie c'était déjà. La perfection vient en repassant sur les traits. Certains vous diraient que c'est le premier jet le plus beau. Celui qui est le plus pur, qui représente le plus le talent du dessinateur, mais à la manière de Leonard DeVinci, Lourdes ne pouvait se contenter. Bien sûr, elle ne pouvait pas non plus se permettre des années pour ses dessins, mais elle prenait le plus de temps possible pour que son œuvre soit parfaite quitte parfois à le recommencer totalement juste pour une mâchoire qui ne lui plaisait pas.
– Voilà ! On a fini les traits, c'est déjà du beau travail. Maintenant, il faut que ta Robine ait un nom officiel.
Lourdes se tourna vers Grace un pied sur sa chaise et un crayon à papier dans la bouche.
– Arrête de me regarder comme ça, tu me mets la pression ! ria Grace.
– Oh ! Mais tu fais bien de l'avoir parce que c'est un moment solennel. Les journaux sont gardés pour certains jusqu'à des millénaires après leurs parutions.
– Niquel ! Je te remercie je me sens plus en confiance, wôw !
Grace se frotta le visage nerveusement avant d'arrêter net et tourner son visage vers sa collègue nonchalante.
– Tu l'as, se douta-t-elle.
– Je l'ai, lui confirma Grace.
– Je t'en prie. Prends ton crayon à toi parce que le mien tu vois ce que j'en fais et tu écris le nom à côté du mien.
Alors Grace prit son crayon à papier et inscrit à côté de Superêve Evy :
NoVice.
– Madame, c'est une affaire conclue, lui dit Lourdes en lui tendant la main.
Elle se leva en regardant fièrement Grace avant de déposer leur dessin sur le bureau de Joseph.
– Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? C'est un putain de gribouillage votre truc.
– Règle numéro 1 Grace, si tu penses que Richards peut t'aider souviens-toi de ce jour. On finit à la maison.
Richards la regarda de travers, tandis que Grace sourit comme à son habitude.
– Ça passe. La bonne soirée, les filles, lui répondit-il en lui retendant le dessin préparatoire.
Elle n'arrêtera jamais de se payer ma tête cette garce. Et dire que Toledo la trouve belle, putain s'il savait la casse-couille que c'était. Le con.
En sortant, Lourdes croisa Sterling qui attendait son tour pour rentrer dans le bureau du chef.
– Sterling ! Tu connais déjà Grace ? Je te félicite pour ton papier d'ailleurs sur notre édition spéciale. C'était émouvant.
– Ouais on s'est croisé ce matin, j'espère que ta journée s'est bien passée ? Lourdes n'a pas été trop... Sauvage ? Haha. Merci, effectivement ça fait quelque chose d'en avoir parlé ! D'ailleurs ! J'étais à l'expo d'Andy l'autre soir, c'était super ! J'ai voulu lui prendre une toile, mais les enchères montaient et dès qu'on a dépassé le premier millier j'ai pleuré du sang. En tout cas, c'est cool que tu ailles mieux.
Grace lui sourit en hochant la tête laissant toute l'attention à Lourdes.
– Haha ! Ouais il m'a dit que c'était un franc succès ! Je ne suis pas totalement rétablie loin de là, mes yeux me brûlent et franchement je vois encore avec un filtre cotonneux, mais bon ça le fait. Mais passe à la maison un de ces soirs, je suis sûre qu'il pourra te faire un petit tableau rien que pour toi. Bon, il a pas mal de boulot depuis son expo du coup je ne te garantis pas les délais. Cependant, tu peux toujours demander !
– STERLING ? VOUS AVIEZ QUELQUE CHOSE A ME DIRE OU ALORS JE PEUX ÊTRE ÉPARGNER DE VOS DERNIERS RAGOTS DE COULOIRS ET AUTRES BANALITÉS AFFLIGEANTES ? hurla Joseph Richards de son bureau.
Grace ouvrit de grands yeux, mais elle n'était pas au bout de ses surprises.
– PEUT ÊTRE QUE SI VOUS EN AVIEZ PLUS DES ÉCHANGES ENTRE ÊTRES HUMAINS VOUS SERIEZ MOINS AIGRI GRAND PÈRE ! lui répondit Lourdes sur le même ton.
Cependant quand elle entendit le crissement de la chaise et le « Oh putain » de Richards elle avait décampé prestement en attrapant Grace par la manche.
– Bonne soirée Sterling, désolée !
En arrivant chez elle, encore hilare, Lourdes fit visiter à Grace l'appartement avant de lui préparer un apéro dinatoire. Dès son entrée, Grace fut surprise par le choix de la décoration. C'est souvent peu le cas, puisqu'on sait que ce n'est pas chez nous, on découvre des lieux et on associe la décoration à la personne qu'on a en face de nous. Mais il faut dire qu'elle ne connaissait Lourdes que depuis quelques heures et n'arrivait pas très bien à la cerner. Alors dans un sens tout pouvait la surprendre venant d'elle. En fin de compte, les lieux ressemblaient à un vieux loft, typiquement le plafond se composait de poutres apparentes qui s'harmonisaient avec des poteaux en acier divisant la pièce de vie. Côté décoration, elle était dans les années 30 peut-être 40, il faut avouer qu'elle n'était pas vraiment une spécialiste. Des touches dorées se mêlaient aux couleurs plus sombres, mais à l'aspect tout aussi riche. Ce dont elle était sûre c'est que les meubles avaient une âme, celle d'avoir déjà vécu, d'avoir déjà tout vu, tout traverser et tel un vestige précieux ils trônaient toujours là. Grace n'était pas franchement à l'écoute des tendances de manière générale, alors celle de l'intérieur encore moins. Pourtant elle sentait que cette décoration n'était pas simplement là pour faire joli, comme certains tableaux au mur le prouvaient, c'était de l'art.
Lourdes regarda avec un sourire Grace. Elle adorait observer le regard des personnes qui visitaient son appartement pour la première fois. Chaque fois, c'était la même chose, la surprise, la perplexité, la concentration, l'admiration. Bien sûr, elle n'avait pas la prétention d'affirmer que son intérieur était le plus beau, mais elle y avait passé du temps avec Andy pour qu'il soit à leur image.
– Lourdes ! Allez concentre-toi, s'il te plaît.
– D'accord, d'accord, ça va. Dis-moi ce que tu veux faire, Parker.
Assise au sol, elle essayait d'écouter Andy, mais elle avait bien trop chaud. Volets quasiment fermés, climatisation jamais installée encore, ils mourraient de chaud. Mais il voulait absolument commencer les murs pour pouvoir enfin se sentir chez soi et ça le rendait dingue que Lourdes ne voit pas à quel point c'était important pour lui. Il avait tellement hâte de commencer son chef-d'œuvre, sa frise à main levée, cette fois il ne pouvait pas y avoir de triche, pas de reprise, et surtout il pouvait difficilement repartir de zéro.
– As-tu déjà entendu parler de la mode Art déco ?
– Évidemment oui, comme tout le monde j'espère. J'aime beaucoup d'ailleurs l'originalité des meubles de l'époque. Mais ça va être compliqué à trouver, c'est tellement vieux... Enfin, j'adore ça, loin de moi l'idée de cracher sur le vintage, mais là... Bref quel est le rapport avec ma venue en tenue salissante, dans une maison bâchée digne d'un film d'horreur ?
– Je suis d'accord avec toi, les meubles seront assez rares, mais heureusement, des personnes gardent, stockent et quand ils décèdent ça ne plaît plus à personne. Bref, j'adore ce style, c'est l'apogée de l'élégance, du raffinement, mais aussi de la simplicité. Parce qu'aujourd'hui lorsque nous parlons d'Art déco tout de suite à quoi pense-t-on ?
– Aux formes géométriques typiques de cette époque comme on voit dans plein de films, là ! Ces espèces de plantes Papyrus, oui.
– Exact ! Sauf que c'est un mensonge ! Avant tout, c'est un mouvement basé sur l'ordre, la couleur et la géométrie. Les lignes doivent suivre un chemin précis, une couleur chatoyante et des formes généreusement arrondies. Voilà les bases de l'Art déco. Ce n'est en aucun cas cette soupe réchauffée que te servent ces magasins bas de gamme. L'Art n'est pas accessible, sinon ça se saurait.
– Ne te méprends pas, je ne cherche surtout pas à couper dans tes explications grandiloquentes, mais où veux-tu en venir au juste ?
Andy ria avant de se pencher vers Lourdes.
– Qu'est-ce que ça fait d'utiliser le mot juste et de ne pas mettre d'insulte dans la même phrase ?
– Oh ! Je t'en prie ! Ne fais pas chier, s'exclama-t-elle avec un grand sourire.
– Bon d'accord, je vais peindre ça sur le mur.
Lourdes prit la feuille que lui tendit Andy, elle analysa le dessin une seconde avant de lever les yeux vers lui.
– C'était plus spectaculaire quand je te laissais parler. Je suis presque déçue maintenant que tu m'as montré ça comme ça.
Andy et elle se chamaillèrent jusqu'à ce qu'ils décident qu'il fallait quand même s'y mettre parce qu'ils avaient énormément de travail l'un comme l'autre. Lourdes se revoyait aujourd'hui regarder cette feuille où tout a commencé, cette passion qu'il lui a transmise. Andy avait imaginé pour un seul pan de mur, un fond bleu roi, sur lequel il peindrait des petits rectangles qui feraient le lien entre toutes ces formes comme des losanges dorés si fin qu'ils se verraient à peine. Parce que ce n'était pas ce qu'il avait décidé de montrer, lui ce qu'il voulait ; c'est ces arrondis. Alors dans les losanges, Andy avait peint des formes courbées ressemblant à une fontaine dans des teintes bleu vert mises en valeur par des reflets dorés.
La décoration suivait ce même ton de mélange de meubles. L'élégance curviligne aux couleurs profondes se mêlait à la sévérité et la froideur droite du métal doré. Même dans la cuisine, qui était ouverte sur le salon grâce à une grande porte coulissante encastrée, l'influence des années folles était palpable. Pour le coup, il n'y avait plus aucune couleur, c'est comme si vous regardiez le jour et la nuit. Basées sur le marbre, et le bois clair, seules les chaises de bar doré donnaient un semblant de couleur à la pièce lui donnant un style sobre et résolument digne d'intérêt.
– J'ai du vin ou de la bière ? Ou des alcools forts aussi, lui proposa Lourdes la sortant de ses pensées.
– Tu as des softs comme du coca ?
Lourdes se retourna en rigolant. Elle avait de la patience pour quelques réflexions même si elle n'en pensait pas moins.
– Quoi, j'ai dit un gros mot ? sourit Grace.
– Andy mon coloc et moi on est véganes et zéro déchet. On essaye donc d'être des consomm'acteurs en quelque sorte. Alors tu ne trouveras ni soda, ni Nutella, tout ça. Je peux à la limite te faire une boisson gazeuse au cassis, fraise et rhubarbe ou citron vert... ?
– Oh désolée ! Je m'excuse vraiment, je ne voulais pas paraître offensante. Dans ce cas, je prendrais bien une boisson au citron vert et si tu as une pointe de vodka à mettre dedans ce serait fou.
– On connaît les bonnes choses à ce que je vois.
Après avoir préparé un plateau avec plein de choses à grignoter, les filles s'assirent sur le balcon, dans le canapé. Encore une fois, Grace ne pouvait qu'être surprise, le balcon avait un vis-à-vis plutôt dérangeant sur des voisins juste à côté. En fait, la configuration était spéciale puisqu'ils avaient un petit balcon-terrasse qui appartenait à cet appartement, mais qui donnait sous les fenêtres du bâtiment voisin, mais aussi sur la rue. Elle ne put qu'être éblouie à la vue de cette jungle urbaine qu'ils avaient fait pousser à cet endroit. Impossible pour qui que ce soit de voir quoi que ce soit à travers toutes ces variétés de plantes et pourtant, à cet instant elles avaient en même temps un point de vue imprenable sur cette magnifique rue de nuit. Cet endroit en particulier la faisait sentir en sécurité, ces plantes lui procuraient l'oxygène dont elle avait besoin, cet air frais également et la tranquillité d'esprit de se dire qu'elle pouvait tout voir sans pour autant être vue.
Grace se servit un peu de guacamole avec du pain avant de boire son verre cul sec.
– Tu sais, on n'est pas obligé d'en parler. Profite juste de la soirée et quand tu seras prête on en parle, il n'y a pas de soucis. Je t'ai juste proposé parce que tu as l'air d'une fille cool et un peu affamée, ria Lourdes.
– À dire vrai, tu n'as pas tout à fait tort... Il y a encore un mois, je vivais dans une autre ville, j'avais une vie, un travail, des amis, un petit copain, même deux. J'avais une vie parfaite ou presque. ?
– Oui bien sûr je t'écoute.
– Pourquoi ai-je l'impression que tu es méfiante envers Monsieur Richards ? Enfin, je veux dire, il a l'air d'avoir une totale confiance en toi, mais je ne ressens pas l'inverse, je me trompe ?
Lourdes se tourna vers Grace avec un sourire en coin. Cette petite avait du potentiel, elle lisait dans les gens avec une aisance comme elle en avait rarement vu. C'était une compétence en or pour être journaliste, mais elle ressentait que ce don était freiné par le fait qu'elle n'ait pas foi en elle. Alors parfois comme aujourd'hui Grace osait lui faire confiance, mais pour ne pas qu'elle s'en rende compte c'est que ça devait être vraiment rare !
– Tu sais, j'en ai rencontré des types. Certains qui pensaient faire tout pour la femme en général, être ceux qui les aimaient le plus et le mieux. Tu vois de quel genre je parle. Et puis il y a les types comme Richards ; ce sont des soumis, ils ont passé leur vie à faire confiance à la même femme et maintenant qu'ils se rendent compte de leur connerie ils en veulent à la terre entière. Et surtout à toute la gent féminine, ceux-là sont tout aussi dangereux. Si je ne remettais pas Richards en place, il prendrait l'ascendant sur moi. Il en profiterait pour me rabaisser et me faire payer son échec dans son travail, son échec dans son couple. Et peut-être bien son échec à renvoyer son plat parce qu'il avait demandé sa pièce de bœuf saignante et pas bleue le midi même. Il a beau me détester, il m'aime parce qu'il sait au fond de lui que je ne refais pas les mêmes erreurs que lui et si un jour je suis à sa place... Il y aura un trophée sur mon bureau qu'il n'aura jamais. Mais pour ça, j'ai besoin de lui résister sans cesse. Peut-être qu'un jour, il en aura marre et je me ferais virer, je ne prétends pas porter la parole divine en revanche, quand ce jour arrivera je saurais que je n'ai rien à voir là-dedans. Au fond, ce n'est même pas une question de travail. Parce que je le fais mon job et je le laisse faire le sien, mais je ne veux plus en tant que femme me résoudre à ce qu'on voudrait que je sois pour les autres. C'est aussi simple que ça et Richards à cette fâcheuse manie d'essayer de nous emporter avec lui au fond du gouffre. C'est aussi simple que ça. Mais ça tu le savais déjà je me trompe ?
Grace s'empourpra soudain, ressentant un mélange de honte et de surprise.
– Tu n'as pas besoin de me répondre parce que je suis sûre de moi. Tu es comme moi, on a vécu des choses que personne ne devrait jamais vivre, on a dû se résoudre à bien trop de choses. Sauf que la différence entre toi et moi c'est que j'ai tiré de cet « enseignement » si on peut dire ça comme ça, beaucoup de méfiance et de l'impulsivité dans mes réactions voir de l'excessivité. Mais toi... Toi tu as quelque chose de bien plus précieux, toutefois il faut que tu te fasses plus confiance pour le découvrir. Je ne peux pas te réparer et personne ne le pourra à part toi. C'est le seul conseil que j'ai pour toi. Entoure-toi de personnes avec la meilleure influence, les meilleures ondes possibles et s'il n'y en a qu'un alors tu es sûr le bon chemin. Dis-toi que tu as fait le plus dur.
Grace s'essuya une larme qui lui coula sur la joue.
— On s'y met ? chuchota-t-elle sous le coup de l'émotion.
Les mots avaient du mal à traverser sa bouche tellement les mots de Lourdes résonnaient en elle. Grace sentit immédiatement que Lourdes serait à la hauteur de son prénom et la sauverait.
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