Moi le lundi matin

— Allô ? Monsieur Deschamps ?

— Non.

— Je ne suis pas en communication avec Monsieur Deschamps Didier ? Né à Angevilliers le 30 avril 1986, de Madame Marie-Antoinnette DeVillequincq et de Monsieur Deschamps Raphaël Georges ?

— Euh... Si. Mais c'est Duchamp. Pas Deschamps.

— Ah pardon. C'est mal écrit sur ma fiche. Duchamps avec un S ?

— Non. Duchamp sans S ; comme Marcel.

— Très bien, je corrige.

— Et vous êtes qui en fait ?

— Pardon, je me présente : je suis Stanley Besnard, juge d'instruction au Tribunal de Grande Instance. Je suis en charge de l'enquête judiciaire qui concerne le meurtre de votre voisin, Monsieur André Tallemond.

— Ah.

— J'aurai besoin de vous entendre dans la journée pour les besoin de l'enquête. Vous seriez disponible ce matin ?

— Non. Ce matin, je dois me rendre à mon travail. J'en ai pour toute la journée. Désolé. Une autre fois peut-être.

— Oui. Euh... Je pourrais me rendre sur votre lieu de travail si vous préférez. Vous êtes bien agent du recouvrement contentieux au siège du Crédit Mutualiste d'Angevilliers ?

— Oui. Mais aujourd'hui, j'ai des... rendez-vous à l'extérieur. Chez des clients. Toute la journée.

— Écoutez, Monsieur Duchamp, je vais allez droit au but. J'ai besoin de m'entretenir avec vous pendant quelques minutes. Une heure tout au plus. Je suis en mesure de demander à la gendarmerie de venir vous cherchez et vous n'avez pas vraiment le choix du créneau. Donc, chez vous, au poste de gendarmerie ou sur votre lieu de travail ? Si vous ne choisissez pas, j'irai au plus simple pour moi et les collègues gendarmes viendront vous chercher.

— Euh...

— On dit dans une heure à votre domicile ? Vous serez au bureau vers onze heures au plus tard. Prévenez que vous serez en retard. À tout de suite, Monsieur Duchamp.

Sérieux ? Prévenir que je vais être en retard ? Genre : appelez ma connasse de DRH pour lui dire que je suis retenu à la maison parce qu'un connard de fonctionnaire de la Justice a besoin de me poser des questions sur cet enfoiré d'André ? Merde ! Me font chier tous ces cons.

— Crédit Mutualiste Angevillin Marie-Cécile à l'accueil pour vous répondre bonjour'han.

— Allô, Marie-Cécile ? Bonjour, c'est Didier Duchamp à l'appareil.

— Salut, Didier. Ça va, toi ? T'es pas au bureau ? Dis, j'ai entendu dire qu'il y avait eu un assassinat en bas de chez toi. Tu te sens comment ?

— Oui. Ça va, ça va. Justement : un enquêteur vient de m'appeler. Il a besoin de me voir ce matin. Du coup je serai en retard aujourd'hui. Tu peux prévenir qui de droit ?

— Attends, je te passe Rose-Marie.

— Non, c'est bon, j'ai pas le temps de lui parler là.

— Rose-Marie Salaun, DRH, bonjour.

— Euh...

— Oui ? Allô ?

— Bonjour. C'est Didier Duchamp.

— Bonjour, Didier. Qu'est-ce que je peux pour toi ?

— En fait, je vais être en retard au bureau ce matin. C'est à cause de mon voisin, André. Le mec qui est mort. Les flics ont besoin de me poser des questions et euh...

— Tu as besoin d'une journée de congés ?

— Non. C'est pas ça.

— Tu veux toute ta semaine ?

— Non. C'est juste pour le début de matinée. Je resterai plus tard ce soir. C'est pas grave.

— Il te reste plein de jours de congés. Si tu en as besoin, prends-les maintenant. Et... Excuse-moi pour l'autre jour, j'étais énervée et je ne savais pas que tu avais été témoin du meurtre de ton voisin.

— Comment ça témoin ?

— C'est ce que les gendarmes m'ont dit quand ils m'ont appelé en fin de semaine dernière.

— Ils t'ont appelé ?

— Bah oui.

— Mais pourquoi faire ?

— Ils voulaient des précisions sur ton emploi du temps.

— Sérieux ! Et tu leur as donné ?

— Bah oui. J'ai accès à tes horaires de pointeuse. C'est une enquête de routine. Je sais très bien que tu n'es pas un assassin. Ils voulaient juste croiser les informations que tu leur avais données. Ils ont dit que tu avais l'air tout chamboulé et un peu nerveux; tu n'avais pas l'air très sûr de toi quand ils t'ont interrogés. Je leur ai dit que c'était normal, puisque tu es un peu stressé ces temps-ci. À cause de ton boulot et de tes histoires de couple avec Mirabelle.

PUTE !

— Didier ? Tu es toujours là ? Je t'entends plus.

— Oui. Je suis là. Tu. As. Très bien fait, Rose-Marie. Je te remercie.

— De rien. Et vraiment., encore pardon pour t'avoir un peu crié dessus jeudi dernier.

— C'est pas grave.

— N'empêche que je te le redis : tu devrais prendre du recul sur tout ça. Je sais bien que ce n'est pas facile à vivre une rupture. Surtout dans les circonstances avec Mirabelle. Alors, si tu as besoin de congés, tu me le dis et il n'y a pas de soucis. Tu veux ta semaine pour te remettre de tes émotions ?

— Non. C'est gentil, mais non. J'ai beaucoup de boulot ce mois-ci. Je viendrai demain. Mets-moi une journée de congés payé. Ça ira.

— Comme tu le sens. Et puis... Si tu as besoin de parler : je suis là pour toi. Enfin : si tu as envie de parler de l'enquête, du stress, tout ça. Ça fait aussi partie de mon boulot. Un peu.

— Je vais te laisser, Rose-Marie. À bientôt.

— Bonne journée, Didier.

Pute.

Mais de quoi elle se mêle cette pimbêche ? Qu'est-ce qu'elle a à raconter à la bleusaille que j'ai des problèmes de couple et que je suis chamboulé ? Elle ferait mieux de toucher à son cul au lieu de me faire chier. Grognasse !

Bon.

Il faut que je me recentre. D'ici quelques minutes, un juge d'instruction va débouler dans mon salon, très certainement accompagné par une demi-brigade de flics. Ils veulent juste me poser des questions. Ils ne viennent pas fouiller chez moi. Il n'y a aucune raison qu'ils viennent mettre leurs sales pattes dans les placards, ni sous les lattes du plancher, ni dans les cartons du grenier. Ils viennent me poser des questions parce qu'ils ne savent pas encore pourquoi ni par qui André s'est fait buter. Je sais que je n'ai pas tué André, donc ils ne peuvent rien me reprocher. Il n'y a aucun lien entre moi et le meurtre de ce crétin. Ce qui veut dire que je n'ai aucune raison de paniquer. Je peux même me contenter de dire, genre, la vérité.

Ouais, c'est ça. Je vais dire la vérité. Aucune raison que je mente. Je me connais : si je mens à des enquêteurs professionnels, ils vont le savoir très vite à cause de leurs méthodes d'analyse comportementale. Les menteurs font tout le temps des gestes inconscients qui les trahissent. Putain. J'aurai dû lire plus d'article sur la PNL dans Psychomag. Et voilà : je suis en panique. Il faut que je redescende. Inspirer. Expirer. Recentrer.

Il faut que je pense à autre chose. Si je reste là à ruminer dans mon salon en attendant qu'ils arrivent, je vais me mettre à anticiper leurs questions et commencer à me faire un film et même à passer en revue tous les détails qu'il faut que j'évite de leur révéler à tout prix. Pris par l'angoisse, je serais très bien capable de me trahir moi-même.

Il faut que je pense à autre chose. Je vais faire un petit brin de ménage dans le salon, ça me changera les idées.

Allez, Didier. Après tout, c'est pas la première fois que tu racontes des gros bobards aux gendarmes pour dissimuler un meurtre.

Sauf que cette fois, c'est pas moi qui l'ait commis, le meurtre.

Cette. Attente.Est insupportable.

Je regarde l'heure sur mon téléphone.

Ils ne devraient plus tarder.

Je vais me faire chauffer un café.

Trop tard, ils viennent de frapper à la porte.

— Monsieur Duchamp, rebonjour. Stanley Besnard, juge d'instruction. On s'est eu au téléphone tout à l'heure. Le brigadier Morice et le Maréchal des Logis Ziller : vous les connaissez déjà, ils sont déjà passé vous voir le soir des faits.

— Dites, Monsieur duchamp : elle marche plus votre sonnette.

— Ah bon ? Il va falloir que je la change alors. Vous voulez un café ? Vous aussi ? Et vous ? Non ? Personne ? Ça vous dérange si j'en prends un ? Non, parce que j'allais justement m'en faire un et...

— C'est bien aimable, Duchamp, mais on en a déjà pris trois depuis ce matin. Donc, comme je vous le disais ce matin, j'ai besoin d'éclaircir deux ou trois points avec vous. Nous avons bien noté que vous n'avez rien vu, rien entendu : vous regardiez la télévision au moment où Monsieur André Tallemond est sorti de sa voiture, blessé à l'abdomen et a rampé jusqu'à la porte de chez lui où il a finalement décédé de ses blessures. C'est bien ça ?

— Euh... C'est bien ça quoi ? Que je regardais la télévision ou qu'il est sorti de sa voiture pour aller jusqu'à chez lui en rampant ?

— Mmm... Vous connaissiez bien les Tallemond ?

— Non, pas vraiment. Bonjour, bonsoir à l'occasion.

— Quelles occasions ? Vous les croisiez souvent au moment de leur dire bonsoir ?

— Rarement. Ça a dû arriver une ou deux fois. Peut-être les soirs de weekend. En semaine je ne sors presque jamais de chez moi après le boulot. Les vendredis et les samedis, des fois je vais au restaurant.

— Avec votre petite amie ? Comment elle s'appelle déjà ?

— Quelle petite amie ?

— Vous en avez plusieurs ?

— Non. Mais je ne me souviens pas qu'on ait parlé de petite amie la dernière fois...

— J'ai appelé à votre travail. Madame Salaun, votre directrice, m'a indiqué que vous sortez avec une certaine... Eisenduler Mirabelle, née le 4 mai 1990. Vous confirmez ?

— Euh... On n'est plus ensemble. Depuis quelques temps déjà.

— Rapport à la plainte de ses parents ? Comme quoi vous l'auriez mal traitée ?

— Pardon ? C'est quoi le rapport avec André ?

— Aucun. C'est juste pour parler.

— Ah.

— Vous avez maltraité Mirabelle Eisenduler ?

— Non. Au contraire même. Je l'aime beaucoup cette fille. Pendant tout le temps où on était ensemble, j'ai toujours tout fait pour la protéger et lui faire oublier les horreurs du monde. Elle a pas mal de soucis en réalité. À commencer par ses parents. Et je crois aussi que son neurologue est un charlatan.

— Vous avez toujours eu des soucis avec les femmes, vous, non ?

— Comment ça ?

— Il y a douze ans vous avez été victime d'un accident de voiture. Un accident mortel qui a coûté la vie à Marteens Maryline, vingt ans à l'époque des faits.

— Euh, oui. Elle conduisait trop vite et elle fumait souvent de l'herbe.

— Et les chiens des Tallemond ?

— Hein ?

— Les Tallemond ont eu plusieurs chiens avant celui-ci. Tous disparus depuis qu'ils ont emménagé ici. Juste à côté de chez vous. Vous savez quelque chose à propos de ces disparitions de chiens ?

— Euh... non. Celui qu'ils ont en ce moment, ils saute souvent par dessus la haie et il vient dans mon jardin.

— Ça vous énerve ? Vous n'aimez pas les chiens ?

— Je n'aime pas trop les animaux domestiques en général. Enfin, je veux dire : je n'en ai jamais eu et je n'ai jamais éprouvé l'envie d'en avoir chez moi. Mais sinon, je m'en fiche un peu. Je n'ai rien contre les chiens ni contre les gens qui en ont. Pourquoi cette question ?

— Le petit Rimbaut Tallemond.

— Qui ça ?

— Rimbaut. Le plus âgé des deux enfants de la famille.

— Il s'appelle Rimbaut ? C'est pourri comme nom.

— Mmm... Le petit garçon dit vous avoir vu à plusieurs reprises lui lancer des regards mauvais. À lui et à son frère. Il pense que c'est vous qui avez tué leurs anciens chiens. Une remarque à ce sujet ?

— Euh... Ben. Je n'aime pas trop les enfants.

— Vous n'aimez pas trop les enfants ? Ni les chiens...

— Non.

— Pourquoi donc ?

— Parce que... c'est...bruyant ?

— Le bruit vous dérange ? Mes collègues m'ont pourtant indiqué que votre maison est particulièrement bien isolée du bruit. Ce que je remarque à mon tour. Un double vitrage pareil, ça doit coûté bonbon.

— J'aime bien mon confort.

— Vous aimez vous isoler. Vous ne recevez jamais personne chez vous. Vos rideaux sont tirés dès que vous rentrez du boulot, toute l'année, même en été et aucun bruit ne rentre ni ne sort de la maison.

— C'est parce que j'aime bien regarder des films et des séries dans le noir. Sur ma grande télé. Avec le son assez fort. Comme au cinéma. Du coup, l'insonorisation c'est aussi pour éviter de faire du bruit dans le voisinage.

— Vous êtes le voisin idéal, c'est ça ?

— Je fais en sorte de ne pas embêter les autres résidents du quartier.

— Les autres voisins, justement. Parlons-en. Ils vous décrivent comme quelqu'un de taciturne. Votre directrice aussi, d'ailleurs.

PUTE !

— J'aime bien ma tranquilité. Voilà tout. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi on parle de tout ça.

— Avez-vous tué les chiens des Tallemond ?

— ...

— Monsieur Duchamp ?

— Non. Bien sûr que non.

— Pourquoi cette hésitation ?

— J'aimerai bien vous y voir, vous ! Vous me demandez de poser une journée de congés pour répondre à des questions bizarres. Vous vous comportez comme si j'étais un suspect potentiel. Vous tournez autour du pot à propos de chiens disparus. Vous insistez bien sur le fait que vous avez plein d'informations personnelles sur mon passé. Des événements douloureux en plus. Si vous croyez que ça me fait plaisir de repenser que j'ai failli mourir dans un accident de bagnole où ma copine est morte. Et en plus vous rajouter une couche sur les parents de Mirabelle, qui, soit dit entre nous sont des gens très malsains et qui préfèrent m'accuser moi du mal-être de leur fille plutôt que remettre en question l'éducation militaire qu'ils lui ont imposés quand elle était gamine. Et maintenant vous me demandez si j'ai tué les deux cabots d'André ! Vous voulez que je réagisse comment au juste ?

— Deux cabots vous avez dit ? Vous les avez compté ?

— Non, mais oh ! C'est pas parce que je suis soi disant taciturne et renfermé sur moi-même que je ne m'intéresse pas à ce qu'il se passe dans le quartier. Vous êtes gonflé, Monsieur le Juge. Je ne suis pas un sociopathe, si c'est ça que vous voulez savoir. Oui, j'ai des sentiments, j'éprouve des choses. Et oui parfois, ça me gonfle de voir des chiens débouler dans mon jardin. Tout comme ça m'agace de voir les gamins des Tallemond jouer au ballon trop près de chez moi. Je ne sais pas combien de fois je leur ai dit d'aller jouer ailleurs. Mais à chaque fois ils tirent leur coups francs en plein dans mes rosiers. J'ai même plus une fleur en assez bon état pour faire des bouquets et les apporter à ma petite soeur malade à la clinique. Vous avez vérifié ça aussi ? Que ma petite soeur a le cancer depuis des années ? Qu'elle a failli mourir un paquet de fois ? Vous pensez que j'ai pas assez de problèmes comme ça ? Dans ma vie de tous les jours ? Avec mon boulot difficile dans cette banque qui va peut-être se faire racheter ! Vous savez ce que c'est la vie d'un chargé de recouvrement contentieux ? Devoir annoncer tous les jours à des gens que leur maison va être saisie et vendue aux enchères ? Vous croyez que ça me fait du bien d'entendre les gens pleurer dans mon bureau pendant toute la journée ? Vous pensez que je me sens comment le soir, quand je rentre chez moi ? Qu'est-ce que j'ai envie de faire, vous pensez ? À part tirer les rideaux sur mes soucis et me vider la tête en regardant la télé ? Hein ?

— Mmm... Oui. Euh. Très bien. Donc, vous n'avez pas tué les chiens des Tallemond ?

— Bah bien sûr que non ! J'ai autre chose à faire de mes soirées que massacrer des bestioles. Et puis c'est quoi toutes ces questions ? Vous voyez pas que je suis tout chamboulé parce qu'il y a un meurtrier qui rôde et qui tue mon voisin ?

— Et vous pensez que quelqu'un aurait pu en vouloir à Monsieur Tallemond ? Vous l'avez déjà vu ou entendu se disputer avec d'autres voisins ?

— Je vous renvoie à vos notes : épais rideaux et double vitrage. En plus il n'y a pratiquement que des vieilles veuves dans le quartier.

— Bon. Très bien. Merci beaucoup, Monsieur Duchamp. Désolé de vous avoir importuner. C'est juste que je dois vérifier absolument tous les éléments. J'évacue simplement les pistes à propos du voisinage. En effet, comme vous le dites, il y a peu de chance que le meurtrier habite rue Louis Jouvet.

Putain ce que je suis bon ! Je ne sais pas où j'ai été cherché tout ça mais j'ai été génial. Je me force à ne pas sourire de satisfaction devant ces trois abrutis. Ils ont bu mes mots. Ils ont tout noté sur leurs calepins. Ils vont enfin me lâcher la grappe. 

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