Moi et mes collègues de bureau
Aujourd'hui, comme tous les mois aux alentours du vingt, Albert fait le tour des étages et distribue des échantillons de croquettes à toutes les pimbêches de la boîte. Et ça rigole et ça s'émerveille et ça fait "Oh ! Il est trop crotte !" devant des photos de chats mignons et ça réclame des conseils particuliers et ça dure des plombes. Et pendant ce temps, personne ne bosse et tout le monde s'en fout parce que Albert, c'est un peu la star de l'entreprise : il fait des millions de vues sur Youtube.
Rien qu'en regardant sa tronche de cake, il me file la gerbe. Il est beaucoup trop grand et trop large d'épaules, il a les dents mal alignées, il sent mauvais de la bouche – quand on se tient trop près de lui – et il a un sourire de gogol mental. Je ne comprends pas pourquoi toutes les filles du bâtiment sont dingues de lui. Il n'a aucun charme. Enfin, si, j'ai ma petite idée. C'est parce que Albert donne des sachets de croquettes gratuites et offre des explications avisées à toutes ces greluches. Sans doute dans l'espoir d'en choper une ou deux à l'occasion; surtout les plus jeunes. Je crois que ça marche en plus. Jean-Louis du service garanties mobilières a dit une fois qu'il l'avait croisé au bowling avec Marie-Églantine du service courrier et une autre fois au restau avec Rose-Marie de la DRH. Sérieusement ? Avec Rose-Marie ? Remarquez, entre crapules, ça doit bien marcher. Je déteste les gens qui bossent à la DRH.
Albert est passé de trois à treize millions de vues juste en rajoutant des sous-titres anglais à ses vidéos. Treize millions de putains de vues ! Tout ça à cause de Marie-Joëlle – service documentation – qui lui avait suggéré de passer à l'international. Elle s'était plainte que le mari américain de sa cousine expatriée aux States ne comprenait pas bien le contenu de l'émission. Depuis qu'il a rajouté des sous-titres mal traduits par Google, Albert est aussi devenu une star à Chicago.
Moi, ça me fout en l'air de savoir ça.
Albert enregistre des vidéos sur sa chaîne de fitness pour chats obèses. Il a inventé un programme de gym pour les greffiers. Il obtient tous les quinze jours des millions de vues supplémentaires, ce qui veut dire qu'à la fin du mois, il empoche aussi un bon millier d'euros de plus que moi – au moins.
Albert n'a jamais étudié l'éthologie ou les soins vétérinaires, mais peu importe : il est devenu une sorte d'expert de mes couilles sur internet. La plupart du temps il se contente de recracher des morceaux d'articles spécialisés et de donner des conseils totalement évidents : "plus d'activités, moins de pâtée, plus de jouets, moins de canapé". C'est de la merde ! Je le sais : j'ai regardé ses vidéos. N'importe quel couillon pourrait en faire autant. Mais Albert, lui, il y met du cœur et des sourires et c'est ça qui fait la différence, dixit Marie-Madeleine du service communication.
Depuis maintenant un an, Albert est sponsorisé par des grandes marques de croquettes et de litières et il vient d'ouvrir une nouvelle chaîne Youtube où il donne les meilleures méthodes pour garder les vieux animaux tout pourris en bonne santé. Il présente des cours d'aqua-gym à destination des chiens hémiplégiques en fin de vie. C'est parfaitement honteux.
Je voudrais que Albert meure. Je voudrais lui propulser le distributeur de café et de sucreries sur le coin de la trogne dès que je le croise à l'espace convivialité, l'endroit où il passe plus de la moitié de sa journée de boulot à draguer les minettes. Je voudrais l'écraser entre deux rangées d'archives à chaque fois que je descends au sous-sol quand j'ai une demande de recherche à lui soumettre.
Albert travaille au sous-sol, il est responsable des archives et il est deux fois plus efficace lorsque c'est une fille de moins de trente ans qui vient lui déposer une requête. Tous les autres salariés de la boîte peuvent toujours attendre des semaines avant qu'il ne bouge son cul pour ressortir les vieux dossiers de ses armoires coulissantes.
Je déteste Albert.
Je ne sais pas ce que j'exècre le plus en lui : sa gueule de babouin, ses chemises aux couleurs passées rangées derrière des gilets du siècle dernier ou le fait qu'il ait transformé son bureau en succursale de Friskies.
Si ça ne tenait qu'à moi, Albert irait rejoindre le télescope Hubble en orbite. Hélas, dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. C'est un peu ça le drame de mon existence : posséder les pouvoirs d'un demi-dieu et ne pas être autorisé à m'en servir quand il le faut. Mais je ne me suis pas imposé une discipline de fer pendant des années pour tout foutre en l'air à cause d'un guignol comme Albert.
En réalité, j'ai élaboré au fil des ans, un code de conduite que je m'efforce de suivre scrupuleusement. Parmi ces règles de sécurité évidentes, il y a bien sûr la discrétion permanente : je ne dois jamais utiliser mes pouvoirs de manière trop évidente devant des gens ou des caméras de surveillance. Comme il y a des gens et des caméras de surveillance partout, je n'exécute pas de chorégraphie débile avec mes bras pour diriger mon pouvoir, comme ce qu'on peut observer dans les films de mutants. De toute manière ça ne sert à rien. Sauf à passer pour un abruti dans la rue. Ensuite, et c'est la clause la plus contraignante de ma ligne de conduite : il ne faut jamais tuer des gens que je connais. Ni collègues de boulot, ni membres de la famille, ni amis, ni petites copines, ni voisins : personne qui puisse avoir un lien direct avec moi. Sinon, c'est le début des emmerdes. Les gendarmes déboulent, posent des questions, fouillent dans mes placards et mon passé et soulèvent les lattes de mon plancher. Et si ça arrivait, je serais dans la mouise et ma vie bien rangée deviendrait une calamité et je devrais tuer des tonnes de gens pour m'en sortir et ça serait pénible pour tout le monde. À commencer par moi.
Il est hors de question que quelqu'un découvre ce que je suis vraiment. Alors, je laisse Albert vivre sa vie de gros beauf et diffuser sa médiocrité sur internet. Ça me ronge de l'intérieur parce que je sais que le monde se porterait bien mieux sans lui. Les autres collègues de boulot, je peux encore réussir à les supporter, même s'ils constituent tous une belle brochette d'idiots ineptes. À part peut-être Gérald qui lui aussi mériterait de mourir dans d'atroces circonstances.
Quand on pense au cas de Gérald, on devrait considérer qu'il manque un arsenal juridique autorisant l'euthanasie pour raison sociale.
Gérald est encore plus déprimant qu'un film intellectuel français primé à l'étranger. Un camion de xanax entier ne suffirait pas à soigner un être humain qui vient de passer plus de dix minutes en sa compagnie. Il est l'incarnation de l'ennui. C'est le genre même du type qui va vous sortir des insanités normalisées dès qu'on lui adressera la parole. Genre : "ça va, Gérald ?" – question typique dont on ne veut même pas entendre la réponse – ce à quoi il répondra : "comme un lundi" ou "on fait aller" ou "non, mais il faut faire avec". On trouve les expressions les plus absurdes et insignifiantes de la langue française dans le lexique habituel de ce connard à cravate : "petit à petit l'oiseau fait son nid", "une hirondelle ne fait pas le printemps", "qui va à la chasse, perd sa place", "un tiens vaut mieux que deux tu l'auras", "les petites rivières font les grands fleuves" et j'en passe. D'accord, tout ça est très bucolique et provincial, mais, putain, c'est d'un chiant ! Surtout lorsque c'est murmuré d'une voix chevrotante et ponctué par des soupirs résignés. Le problème, c'est que Gérald ne s'est jamais décidé à libérer la société de sa présence encombrante. Au lieu de faire preuve de sens civique et de se suicider ou de disparaître dans un institut pour dépressifs quelconque, il nous bassine avec sa lose de compétition.
Gérald est divorcé parce que sa première femme est devenue lesbienne et que la seconde a tout quitté pour suivre un inconnu rencontré un soir de déprime sur internet. Elle et son bellâtre de quinze ans de moins qu'elle se sont échappés de leurs foyers respectifs pour recommencer leurs vies dans une ferme bio-équitable en Mayenne. Je le sais parce que Gérald le sait : il a enquêté pendant des mois pour retrouver leurs traces et il me tenait au courant de ses avancées chaque midi à la cantine. Il faut dire que je suis une proie facile pour tous les blaireaux en recherche de compagnie et d'oreilles attentives : au déjeuner je m'installe toujours tout seul ou en bout de table – en tout cas les jours où je mange dans le restaurant d'entreprise, c'est à dire les lundis, mardis et jeudis – histoire d'avoir la paix et d'éviter les ragots et les conversations barbantes, surtout lorsqu'elles tournent autour du physique de rêve de la DRH – qui n'est d'ailleurs pas si belle que ça en plus. Forcément, Gérald se rue tout le temps sur moi pour me déverser son mal-être et m'éclabousser de son malheur. Alors que j'en ai rien à foutre de lui.
Par exemple, un midi de l'automne dernier, il a fondu en larmes à table et a voulu me prendre dans ses bras pour faire un câlin parce qu'il était au bout du rouleau – au début j'ai cru que c'était une blague de comptable puisque Gérald a longtemps travaillé à la comptabilité avant de devenir mon principal collègue au service contentieux. Je pense que c'était l'un des moments les plus gênants de ma vie. Par réflexe, je me suis levé d'un bond, je l'ai repoussé et j'allais me mettre à l'insulter et le traiter de fragile et de casse-couilles chronique lorsque j'ai senti ce silence pesant tomber dans le réfectoire. Là, comme de bien entendu, tous les regards ont convergé vers nous. Je n'ai pas eu d'autre choix que de réconforter cet imbécile avec un sourire pincé : la honte ! Mais je crois que ça a renforcé mon image de mec gentil et un peu benêt. À toute chose, malheur est bon.
Une fois la tension dissipée, il m'a avoué qu'il s'était pointé le weekend précédent chez le couple illégitime avec une fourche et une corde et la ferme intention de les trouilloter avant de les pendre – et je dois avouer qu'à ce moment-là j'ai failli revoir mon jugement sur lui. Une fois chez sa femme et son gigolo-bobo, il s'était d'abord étonné que la porte de la ferme n'était pas verrouillée alors qu'il faisait pratiquement nuit. Il s'était alors offusqué de ce manque de diligence flagrante : ça ne lui serait jamais arrivé à lui d'oublier de fermer à clef son domicile. Alors qu'il s'attendait à les trouver attablés en train de bâfrer du boulgour, de la quinoa ou du houmous, les deux ingrats étaient vautrés culs nuls sur une peau de mouton devant un feu de cheminée. En plein rut.
Et ce que je craignais le plus est forcément arrivé : Gérald s'est mis à me raconter par le menu les détails les plus crus de son expérience en décrivant avec grand soin tous les états d'âmes par lesquels il était passé : horreur, jalousie, envie de meurtre, fascination, érection, honte, peur, lâcheté, abandon du projet, retour à la maison et pignolage en pleurs dans son lit. En m'expliquant tout ça, je l'observais attentivement. Ce qu'il prenait sans doute pour une forme d'empathie de ma part, c'était surtout un gigantesque sentiment d'injustice. Je voulais le tuer. Là, à ce moment précis, dans cette cafétéria du Crédit Mutualiste Angevillin. Je voulais lui écrabouiller la tête et la voir tomber dans son plat de nouilles au ketchup. Mais mon code moral me l'interdisait et je prenais sur moi pour ne pas céder à la tentation de le faire taire de manière définitive et absolue.
Je me suis sorti de cette situation inextricable par une parade dont j'ai le secret. Depuis des années, je garde en permanence à portée de main un vieux Nokia à touches en caoutchouc que je n'utilise que pour les urgences – vu que ça ne marche pas avec les écrans tactiles. Avec mon pouvoir télékinésique j'ai activé le clavier, effectué une combinaison de touches que je connais par coeur et j'ai fait sonner mon vrai téléphone. Dans des cas comme celui-ci, je peux alors faire semblant de m'éloigner, de décrocher, de parler à un interlocuteur imaginaire et de prétexter une excuse bidon pour me casser loin. J'adore cette parade, c'est génial et ça marche à tous les coups : personne ne remarque jamais rien. C'est normal : les gens sont cons.
Évidemment, cette esquive n'a été que de courte durée et Gérald continue régulièrement de me poursuivre pour me faire ses rapports sur l'évolution de sa fuite en avant perpétuelle. Depuis quelques semaines, il s'est mis en tête d'acheter une nouvelle femme, Russe, Lituanienne ou Ukrainienne, dans une agence matrimoniale. Je ne savais même pas que ce genre d'activité était encore légal au XXIème siècle. Le fait est que, de temps à autres, il débarque dans mon bureau pour me montrer des catalogues de filles slaves et me demande ce que je pense d'Irina, de Kristina ou de Svetlana. En ce moment, il hésite beaucoup, mais il espère que Svetlana sera encore disponible lors de son prochain voyage à Kiev. Parfois, à travers la fine cloison qui sépare nos deux bureaux, je l'entends soupirer et renifler et chialer.
Je déteste les collègues de bureau.
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