Moi et les phénomènes étranges
Je compile des coupures de journaux. Ce n'est pas un passe-temps. C'est une sorte de quête de mon identité. Ou un truc du genre.
Je n'aime pas trop l'idée de laisser des traces physiques de mes recherches; c'est quand même un élément sensible. Je veux dire : si jamais un gendarme venait à tomber dessus lors d'une perquisition, alors je pense que ça deviendrait une évidence pour lui. N'importe quel officier comprendrait qu'il a trouvé l'un d'entre eux en ma personne.
Quand je me suis découvert ces pouvoirs, mon premier réflexe ça a bien entendu été la trouille. Un peu plus tard ça a été le déni, puis la colère, le chantage, la dépression et enfin l'acceptation. Normal, quoi. Une fois que je m'étais enfin rendu à l'évidence, je me suis posé cette question : est-ce que je suis le seul dans ce cas ? Avec des pouvoirs, j'entends. Je me suis donc mis à la recherche de réponses. Au début, c'était un peu difficile parce qu'il n'y avait pas encore internet dans les foyers. J'ai écumé les bibliothèques, les librairies mais surtout les marchands de journaux.
Aussi bizarre que ça puisse paraître, il existe tout un tas de publications à propos des phénomènes étranges. La plupart du temps, cette presse spécialisée déborde de débilités infamantes et il est souvent question de crimes passionnels ou sordides dans le nord-est de la France ou en Belgique. Cependant une fois qu'on a fait le tri entre le bon grain et les ivre virgule on s'aperçoit que les reportages de terrain sont à peu près bien documentés et qu'ils relatent certaines manifestations récurrentes, parfois séparées dans le temps par plusieurs mois ou années. Pour qui sait lire entre les lignes, il s'agit d'une ressource plutôt intéressante.Je laisse bien évidement de côté tout ce qui touche aux reptiliens, illuminatis, extraterrestres et autres foutaises complotistes : les délires de cassos, très peu pour moi.
Ainsi donc, après des années de lectures attentives, puis de visionnages de vidéos Youtube, j'en suis venu à cette conclusion : non, je ne suis pas seul. Il existe bien sur Terre des gens dotés de pouvoirs étranges qui essaient de survivre presque normalement, c'est à dire sans être enrôlés de force par des forains ou des circassiens pour amuser les gosses sous les chapiteaux ou sans être arrêtés puis disséqués par la gendarmerie. Ce dernier cas étant souvent fatal d'après mes hypothèses.
La plupart du temps, les gens doués se font avoir comme des couillons, soit parce qu'ils essaient de tirer profit de leurs talents – genre le passe-muraille qui veut se faire le camion de la Brinks ou le télépathe qui veut gagner le concours de poker du Casino Barrière – ou parce qu'ils veulent briller en société – comme le pyrokinésiste qui veut allumer les gonzesses ou la multitude de gogols magnétisés qui font des vidéos d'eux sur Facebook. Mais quand on est assez con pour se faire mousser en public, on mérite de finir chez les gendarmes ou chez les circassiens.
Il y a bien une ou deux exceptions. Des mecs qui ont réussi à tenir sous le radar pendant des années sans se faire choper. Mais qui ont tout de même été balancés par des proches, souvent à cause d'histoires de fesses qui tournaient mal. Mais ceci ne me concerne pas, parce que moi, je prends mes précautions. Tout le temps.
J'ai aussi remarqué dans mes articles, que les journalistes parlent presque exclusivement de mecs doués. Rarement de femmes. Je suppose que les filles sont soit plus malignes, soit bénéficient du statut de sorcières. Alors, oui, je sais que les sorcières en ont bien bouffé pendant des siècles, mais là, depuis un peu plus d'une centaine d'années, ça a l'air d'aller mieux pour elles, en tout cas dans les pays pas trop catholiques ou arriérés. Du coup, quand une gonzesse fait des trucs chelou, le réflexe c'est de dire que c'est une sorcière, genre, la bonne excuse, de toute manière elle fera jamais rien de sa vie, ou alors soit bonne sœur à enchaîner les miracles à la con dans un couvent d'Italie ou d'Amérique Centrale, avant de se faire enfermer dans une cave au Vatican, soit rebouteuse ou faiseuse d'anges pour ce qui est des pays slaves. Je ne sais pas trop ce qu'il en est dans les autres régions du Monde, mais je crois que l'animisme et le chamanisme ont beaucoup moins de soucis avec ces choses-là que les cultures dites évoluées.Il y a une histoire assez typique qui me revient souvent en tête et qui illustre bien le sort qui est réservé aux humains fabuleux comme moi : celle de Dmitri, l'enfant-seiche. C'est une affaire qui m'a beaucoup marqué, parce que le gosse était à peine plus âgé que moi quand ça s'est passé en 93 ou en 94, juste après la fin du communisme. J'en ai tiré de précieux enseignements.Dmitri était un enfant d'une douzaine d'années et il avait le pouvoir de cracher de grandes quantités d'une matière noire et poisseuse sécrétée par son estomac. Il pouvait soit l'expulser sous forme visqueuse pour obliger ses poursuivants à glisser au sol, soit l'exhaler en nuages vaporeux mais très épais pour se dissimuler de la vue de ses poursuivants. Au bout de quelques années, les gens de son village avaient cessé de le poursuivre, puisque de toute manière ils n'arrivaient jamais à l'attraper pour le pendre ou lui faire expier ses péchés. À force ils avaient fini par le considérer comme un bon gars, quoiqu'un peu bizarre et il s'était dès lors plutôt bien intégré dans sa petite communauté quelque part sur les côtes de la Baltique.
Dmitri était devenu célèbre malgré lui à partir du jour où un Commissaire du Peuple trop zélé avait commencé à faire des histoires dans le village. Selon une enquête aussi lapidaire qu'orientée, les membres de la petite communauté côtière s'adonnaient à un trafic avec des chasseurs de baleines scandinaves. L'instituteur du bled quant à lui était soupçonné d'échanger des peaux de loutres contre de la littérature dépravée, des cigarettes impérialistes voire même des cassettes de Depeche Mode. D'après le Polit Buro local, tout le district était en passe de devenir social-traître et avait été déclaré ennemi de la mère patrie. Les conneries habituelles pour l'époque.
Un officier du KGB ou de la Stasi – ou je sais pas trop quel organisme de malotrus fanatiques – était parti sur place pour en découdre et ramener toute cette vermine pro-capitaliste au goulag. Le petit Dmitri ne s'était pas démonté face aux chars et aux auto-mitrailleuses : il avait craché et soufflé de tout ses poumons pour encourager la fuite des villageois et les sauver de leurs poursuivants. Fort heureusement pour tout le monde, quelques semaines plus tard L'URSS rendait l'âme et on construisait le premier Mac Do à Volgograd et plus personne n'en avait plus rien à carrer de la contrebande de fourrures de loutres.
Manque de bol, la toute nouvelle C.E.I. était très vite devenue le terrain de chasse d'un tas d'explorateurs de paranormal occidentaux qui rêvaient depuis des années de faire irruption dans ces territoires encore vierges et pleins de mystères inexplicables. Le petit Dmitri avait bien vite été rattrapé par la presse spécialisée qui l'avait affublé du sobriquet d'enfant-seiche, rapport à son pouvoir avec l'encre.
Un an plus tard, un gros nouveau riche russe était venu l'acheter à ses parents contre une BMW et un Soukhoï récupéré dans une base aéronavale toute proche. Bien que le mot kidnappé soit sans doute plus adapté.
Le gros russe avait pour projet d'ouvrir un grand parc d'attractions rempli de monstres et de phénomènes humains, dans le style Disneyland en période de Toussaint. Peu de temps après, Dmitri avait péri noyé dans son bassin alors qu'on lui avait ordonné de faire la seiche devant un gradin à moitié rempli de spectateurs hollandais.
Après avoir découvert toute l'histoire de Dmitri, mon réflexe initial m'était revenu en pleine gueule : la trouille !
À ce moment-là de ma vie, j'étais encore tout jeune et je ne faisais que découvrir petit à petit l'étendue de mes propres capacités. Par contre, je me doutais déjà qu'il faudrait être prudent avec ce type d'ustensiles paranormaux. Quelque chose me disait qu'il ne serait jamais bon de dévoiler mes pouvoirs, même à mes parents.
De toute manière, mes parents sont bien trop casaniers et limités intellectuellement pour accepter de telles impossibilités. Ma sœur à la limite aurait pu être une confidente acceptable. Si seulement ce n'était pas une grosse pourriture aigrie et méchante et auto-centrée. En tout cas quand on étaient petits, ma frangine – son prénom c'est Magali mais je préfère l'appeler agace-cul – était ce qui me paraissait être l'entité maléfique la plus proche d'un démon. Fort heureusement, aujourd'hui je n'ai presque plus de relations avec elle, et c'est tant mieux ! De toute manière, elle va sans doute mourir du cancer de la chatte d'ici quelques mois et je serai enfin débarrassé d'elle, de son mari ignare et des leurs marmots aussi insipides que bruyants. J'aurais pu me confier à des amis. Mais j'aurais dû les tuer ensuite et ça aurait fait des histoires. De toute manière, je n'avais pas d'amis. Même si l'univers entier était persuadé que Maxence était mon ami.
J'étais donc seul. Seul avec une anomalie de taille à gérer comme un grand. Et des chances très conséquentes de finir dans un cirque de monstres yougoslave ou coupé en tranche par la gendarmerie. J'ai donc caché du mieux que je pouvais ces facultés, allant même jusqu'à me persuader qu'elles n'existaient pas, que mon cerveau était déjà corrompu par la télévision et les jeux vidéos et que la puberté était une spirale de folie insurmontable et éternelle.
Et puis, peu à peu, grâce en grande partie aux magazines Incroyable mais Vrai et L'enquête, j'ai appris à dompter cette peur en me disant que je n'étais pas seul. Qu'il y en avait d'autres comme moi. Et que si l'immense majorité d'entre eux étaient morts ou disparaissaient dans des circonstances mystérieuses, il devait bien en exister deux ou trois un peu plus malins que les autres et qui avaient réussi à se cacher comme moi.Mais je n'ai jamais cherché à les rencontrer.
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