Moi et les journalistes
— Monsieur Duchamp ? Monsieur Duchamp ! Vous auriez un petit instant à nous accorder ? C'est pour la télévision régionale ! Vous connaissiez bien votre voisin, Monsieur André Tallemond ? Vous savez ce qu'il s'est passé la nuit dernière ? Vous avez vu qui l'a poignardé ? Vous diriez de lui qu'il était un père de famille sans problème ? Vous auriez pu soupçonner qu'il trempait dans des affaires louches ? Monsieur Duchamp, répondez s'il vous plaît : c'est pour le journal télévisé.
— Hein ? Quoi ? Mais qui vous a donné mon nom !
— C'est écrit sur votre boîte aux lettres. Vous pourriez nous faire une petite déclaration ?
— Oui : je dois aller au travail. Je suis en retard. Merci. Au revoir.
— Est-ce qu'à votre connaissance les époux Tallemond fréquentaient les réseaux clandestins de la place angevilline ?
— S'il vous plaît: partez de ma pelouse.
— C'est la liberté de la presse, Monsieur Duchamp : tout le monde a le droit de savoir. Vous cachez quelque chose aux gendarmes ?
— J'ai un tazer dans le buffet de mon salon : je sais m'en servir.
— Vous êtes en train de couvrir Madame Tallemond ? De quoi cherchez-vous à la protéger en refusant de répondre ?
— Mais laissez-moi à la fin : je dois aller au boulot. J'ai un vrai métier, moi !
— Où travaillez-vous, Monsieur Duchamp ? Vous étiez en affaire avec les Tallemond ?
— Oh, merde !
Non, mais j'y crois pas ! Tu parles d'un début de journée merdique ! Le cadavre d'André doit encore être tiède et les journaleux sont déjà là, en train de fouiller dans les poubelles et tenir le crachoir à toutes les petites vieilles du quartier. Ah, ben, ça, elles doivent kiffer leurs races, les mamies. Pour une fois qu'il se passe un truc intéressant en bas de chez elles, elles sont toutes sorties dès potron-minet, bien coiffées et bien maquillées pour passer à la télé. Je pourrais presque croire que c'est l'une d'elles qui a défoncé ce connard d'André, rien que pour avoir le plaisir de baver devant une caméra, se sentir importante et trouver un nouveau sujet de conversation qui les occupera toutes pendant au moins un an. Je n'ose même pas imaginer les déductions fumeuses et les ragots qu'elles ont déjà dû déblatérer aux fouille-merdes des journaux locaux.
Quand j'arive au bureau, là aussi, c'est l'euphorie. J'ai à peine le temps de passer le portique de l'entrée principale – normalement réservée aux seuls clients, mais je m'en branle parce que l'arrêt de bus est juste à côté et que j'ai pas envie de faire le tour du pâté de maison pour entrer par la porte de service – que les curieux se mettent à bourdonner autour de moi.
— Eh, Didier, c'est bien à côté de chez toi qu'il y a eu le meurtre ?
— Tu le connaissais le type qui s'est fait refroidir ?
— C'est vrai qu'il y avait des traînées de sang sur le trottoir sur des dizaines de mètres ?
— Comment tu te sens ? Ça doit te chambouler, non ? Moi, je supporterais pas qu'un truc comme ça m'arrive. Je crois que je déménagerais aussitôt.
Là, pour une fois, je regrette d'avoir opté pour une fausse personnalité gentille et un peu crétine. Je voudrais tous les envoyer chier sincèrement, un par un, de manière méthodique et sans laisser aucun doute quant à mes intentions profondes.
Au lieu de ça, je me contente de sourire poliment et de répondre des banalités très simples, genre "oui", "peut-être", "je sais pas trop", "j'ai pas fait attention", "désolé, j'ai beaucoup de travail qui m'attend; bonne journée à tous". En réalité, je ne connais pas la moitié de ces crétins. Je veux dire : je connais leurs visages, mais je me contrefous de savoir qui ils sont, comment ils s'appellent et dans quels services ils croupissent. En fait, je me limite à apprendre les prénoms des seuls collègues à qui je suis obligé de m'adresser au moins une fois par semaine dans le cadre de mon boulot. Les autres, j'en ai rien à carrer.
Comme je ne veux pas prendre l'ascenseur, de peur de devoir étancher la soif de curiosité malsaine d'une autre tripotée de débiles, je décide de prendre les escaliers jusqu'au troisième, là où se trouve mon bureau, au fond du couloir.
Forcément, il faut que je tombe sur Rose-Marie, ma DRH, qui, comme par hasard, passait par là, elle aussi.
— Bonjour, Didier. Tu pourrais passer dans mon bureau vers dix heures ? Je dois faire le point avec toi à propos d'une affaire délicate.
— Non, ça ira, je te remercie de t'intéresser à moi, mais je t'assure : je vais très bien. Je connaissais à peine ce voisin et je n'ai pas très envie d'en causer.
— Mais de quoi tu parles ?
— Oh, non rien. Je te laisse : j'ai plein de dossiers à finir aujourd'hui. Bonne journée.
— Didier ! Dix heures ! Dans mon bureau. Et essaie d'être ponctuel pour une fois : j'ai plein de rendez-vous prévus ce matin.
— Et bien, si tu es occupée, on pourrait voir ça la semaine prochaine plutôt, non ?
— Sûrement pas ! Si je te demande de venir, tu viens. Point. À tout à l'heure.
Quand Rose-Marie décide de mettre un terme à une conversation entre deux portes – ou en l'occurrence entre deux escaliers – elle accélère le pas et elle fait claquer très vite ses talons. Ça fait cloc-cloc-cloc-cloc-cloc sur le lino et on peut voir ses hanches et ses petites fesses onduler dans ses jupes de tailleur. Je trouverais ça presque joli si ce bassin n'appartenait pas à cette sale conne de DRH. Je ne vois toujours pas ce que les autres lui trouve de si exceptionnel.Un peu malgré moi, je regarde quand même son petit derrière s'éloigner à toute vitesse. Comme à son habitude, elle se masse la nuque en passant ses doigts fins à travers ses cheveux blonds coiffés en chignon élaboré. Elle fait presque tout le temps ça quand je la regarde. Putain de débile maniaco-rigide ! Je me suis toujours demandé comment une pimbêche pareille a pu prendre du grade aussi vite dans cette boîte. Les médisants mettent son succès sur le compte de son physique. Moi, je préfère penser que c'est juste le résultat de ses manigances arrivistes.Une fois installé à mon bureau, j'ouvre le premier dossier d'une pile et fais semblant de bosser. En réalité, je connais chacun de mes dossiers par cœur et il ne me faut pas longtemps pour les traiter. En un quart d'heure de lecture et en trois appels téléphoniques, je résous l'affaire, c'est à dire le pourquoi du comment de la raison pour laquelle le client du Crédit Angevillin ne paye pas ses dettes. La plupart du temps, c'est parce qu'il s'agit de gros cons qui se croient assez malins pour espérer embobiner un commercial des agences. Ou alors, autre possibilité, parce qu'il s'agit de gros cons qui ont des rêves de gloire et qui sont persuadé que leur start up de livraison de pizza par jetski le long des quais de la Sordyds sera le plus gros succès de la décennie. Le reste du temps, mes dossiers concernent tout simplement des abrutis incapables de faire face au cumul de leurs crédits, parce que la vie c'est dur et qu'on n'est jamais à l'abri d'un accident de parcours.
De temps en temps, les dossiers sont tellement pourris que je suis obligé de les amener à la Banque de France pour provoquer une procédure de surendettement.
En résumé, mon activité principale consiste surtout à remplir des feuillets-carbone et des tableurs puis attendre plusieurs semaines les résultats des différentes procédures. Pour être assuré d'avoir la paix, je laisse les piles de papiers s'amonceler autour de moi et je répète à qui veut l'entendre que je suis débordé mais que le travail avance.
Bien sûr, je pourrais être beaucoup plus efficace. Je pourrais même quémander une prime au résultat. Et sans utiliser mes pouvoirs pour aller menacer les mauvais payeurs chez eux. En vérité, je crains trop un avancement. Je sais que si je me démenais au boulot, je risquerais de prendre du grade et devenir le prochain responsable de la plate-forme de recouvrement amiable. C'est à dire déménager de mon petit bureau moche et discret pour devenir le chef d'un open-space peuplé uniquement de rombières en préretraite ou en en surpoids. Je tiens trop à ma routine de simple gratte-papier pour prendre le risque de devenir cadre.
Le téléphone-fax sonne vers dix heures et quart et le nom de Rose-Marie s'affiche sur l'écran. Merde ! J'ai complètement zappé. Je vais encore me prendre un savon avec cette mini-cheffe en souliers vernis.
Bizarrement, quand j'arrive dans son bureau, je la trouve installée bien droite, ses petites lunettes sexy en équilibre précaire sur le bout de son nez, entièrement absorbée par son écran d'ordinateur. À côté d'elle, une tasse de soupe aux potirons fume en attendant qu'elle s'y intéresse. Sans lever les yeux de son écran, elle se passe la main derrière l'oreille et me demande de m'asseoir. Ce que je fais.
Je connais par coeur sa stratégie : elle va passer les cinq prochaines minutes à terminer de lire son rapport ou son article, juste pour me faire chier et me rappeler que je suis une grosse merde et qu'elle est en mesure, elle aussi, de me faire perdre mon précieux temps. Je me mets à compter les cases du motif sur la moquette de son bureau. Je connais déjà le résultat depuis le temps qu'elle m'impose son management par le mépris : trente-six.
— Tu sors toujours avec Mirabelle Eisenduler ?
Là, je dois avouer que je ne m'y attendais pas du tout à celle-là. Elle vient de me poser la question de but en blanc, d'un ton très professionnel, toujours sans me regarder.
— C'est pas censé être du domaine privé, ce genre d'informations ?
— Non. Pas quand il s'agit de la santé d'une de mes salariées.
— Bah ! Mirabelle est de constitution fragile ; c'est pas une nouveauté.
— Son état s'est dégradé de manière alarmante quand tu as commencé à fricoter avec elle.
— Ça ressemble à une conclusion hâtive.
— Didier : ne joue pas au con avec moi !
— Jamais je ne me permettrais, je lui réponds, offusqué.
— Ça fait un moment que je t'observe, tu sais ?
— Ah bon.
— Oui. Et je vois clair dans ton petit jeu.
— C'est à dire ? je lui demande, soudain sur mes gardes.
— Tu essaies de te faire passer pour un gentil petit employé discret et transparent, mais ça ne marche pas avec moi ! Je vois très bien que tu évites toute forme de relation sociale. Au boulot comme en dehors. Et même si ça ne me regarde pas, je le sais quand même.
Là, je garde le silence. D'une part, je ne sais pas quoi répondre et d'autre part, je n'ai pas du tout envie de la laisser m'emmener sur ce terrain. Elle n'en est pas à son premier coup d'essai. Depuis plusieurs mois, j'ai remarqué que lors de nos entretiens, elle tente systématiquement de dévier la conversation vers des sujets personnels. Je commence à me poser des questions. Genre : est-ce qu'elle se doute de quelque chose ? Est-ce que j'ai merdé à un moment ou un autre ? Est-ce qu'elle a remarqué une brèche dans ma couverture ? Et comment elle peut bien savoir si j'ai des relations sociales ou non en dehors du travail ?
— C'est ça, cache toi derrière ton silence habituel, Didier. Je m'en fiche. Par contre, je vais te demander de ne plus passer voir Mirabelle. Ni chez elle, ni à son bureau quand elle sera revenue – si un jour elle revient –, et surtout pas à l'hôpital.
— C'est ma petite amie ! J'ai le droit d'aller la voir sans l'autorisation d'une cadre qui n'est même pas ma supérieure hiérarchique.
— Écoute : je vais être claire avec toi. Si je te demande ça, c'est pour les intérêts de la boîte. Je n'ai pas envie de me retrouver avec une histoire de harcèlement moral sur les bras.
— Harcèlement de quoi !
— Les parents de Mirabelle m'appellent toutes les semaines pour menacer de faire un procès. Soit disant parce que tu harcèles leur fille, qu'ils estiment que c'est aussi mon rôle de t'empêcher de lui faire du mal et surtout, surtout, ils sont prêts à en parler à la presse et éclabousser notre établissement. Tu vois où je veux en venir ?
— Pas vraiment...
— Bien sûr que si ! Ce sont des retraités. Tous les deux anciens militaires et le père est du genre à avoir toujours raison et aller jusqu'au bout des choses. S'ils se mettent à raconter partout en ville que l'entreprise a couvert en connaissance de cause un pervers narcissique, je te raconte pas l'image de marque. Nous n'avons pas besoin de ça en ce moment. Déjà qu'avec les bruits de couloirs sur un rachat éventuel, le moral des salariés n'est pas au beau fixe...
— En quoi ça me concerne ? Il y a une direction pour gérer ce genre de choses.
— Zut ! Didier ! Je te l'ai dit : arrête de jouer au débile avec moi ! On sait tous les deux que tu es plus intelligent que ça.
— Vous vous emportez, Madame Salaun.
— Oui, je m'emporte. Parce que j'en ai mare de tes bêtises ! Je sais très bien que l'état de santé de Mirabelle a quelque chose à voir avec toi. Tu es quelqu'un de mesquin, d'hypocrite et sans doute de dangereux. Mirabelle est une fille fragile qui n'a rien demandé à personne.
— Vous pouvez le prouver ? Que c'est de ma faute si elle est en dépression ?
— Elle n'est pas en dépression. Son boulot lui plaisait et elle était efficace jusqu'à encore il y a quelques mois. Et pour une raison mystérieuse et soudaine, elle a commencé à être épuisée, à ne plus être en état de venir travailler les lundis, comme par hasard après avoir passé les weekends avec toi. Moi, j'y vois un lien de cause à effet.
— C'est bien ce que je dis : c'est du domaine du privé. Je suis sûr qu'il y a des lois pour me protéger de ce genre de comportements invasifs.
— J'ai eu son neurologue au téléphone. Il confirme mes soupçons : tu as une influence néfaste sur elle. Je ne sais pas ce que tu lui as imposé comme saloperies, je ne suis pas sûre de vouloir le savoir, mais une chose est certaine, si tu continues à l'embêter, je le saurai et je te ferai vivre un enfer.
— Vous êtes jalouse ou quoi ?
— De.. Quoi ?!
J'ai balancé cette pique comme ça, juste pour l'énerver et la pousser à me virer de son bureau. Je ne m'attendais surtout pas à la voir bugger. Elle s'est mise à rougir violemment, comme une lycéenne effarouchée. Son regard fuyant et paniqué est carrément flippant ; je ne l'ai jamais vu dans cet état, même si ça ne dure pas très longtemps. Elle est quand même pas amoureuse de moi cette idiote !
Je la vois fermer les yeux et inspirer très fort. Et puis elle reprend très vite contenance et me foudroie du regard.
— Didier ! Pour la dernière fois, je te le demande poliment : n'adresse plus jamais la parole à Mirabelle. Pour l'instant je fais barrage pour calmer ses parents et je refuse de leur donner des informations sur toi malgré la pression qu'ils exercent. Je t'assure que tu ne voudrais pas les avoir sur le dos.
— Bah ! S'ils ont quelque chose à me reprocher, ils n'ont qu'à me le dire en personne !
— Ils l'ont déjà fait, Didier. Arrête de mentir. Je sais que tu refuses de leur parler.
Merde ! C'était un peu trop grossier, je l'avoue. Je grommèle une excuse entre mes dents et lui promets vaguement que ça ne se reproduira plus. Elle me libère d'un geste de la main, comme si elle voulait épousseter une poussière de son son plan de travail et je retourne dans mon bureau. De toute manière, je crois que j'ai un peu merdé avec Mirabelle. Dans un certain sens, les conseils de Rose-Marie ne sont pas si délirants. Ça me casse le cul de l'admettre, mais cette pimbêche est assez professionnelle pour réussir à raisonner et calmer les parents débiles de ma désormais ex-petite amie. Si elle peut les calmer, c'est toujours ça de gagné.
Le soir en rentrant chez moi, je m'aperçois dès la descente du bus que la densité de journalistes dans ma rue a explosé durant la journée. Il y a maintenant sur tous les trottoirs des camions de chaînes de télévision nationales et une équipe de direct devant presque chaque entrée. Les petites vieilles s'en donnent à coeur joie. Et au fond, tout au fond de la rue, les roues écrasant ma pelouse, une voiture de gendarmerie qui m'attend.
Bordel de merde !
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