Moi et les coupures de presse

Je regarde par la fenêtre de mon salon.

La base avancée de la gendarmerie est enfin partie; il ne reste plus qu'une ou deux bagnoles garées devant la maison d'André. Le connard de juge d'instruction est encore là et il donne des ordres aux mecs en uniformes. La femme d'André est entourée d'un vieux couple – sans doute ses parents. Un groupe de déménageurs fument des clopes à proximité de leur camion. Je déduis que la famille d'André veut se barrer de la baraque et que les déménageurs attendent l'accord du magistrat pour commencer à enlever les affaires.

Il y a encore quelques équipes de télévision mais beaucoup moins que les jours précédents. Avec Halloween et les fêtes de Noël qui approchent, je suppose qu'ils vont recommencé à tourner les mêmes reportages débiles qu'ils nous servent tous les ans. Mais à vrai dire, je m'en fiche : la seule chaîne de télévision que je regarde, c'est Netflix. Parce qu'il n'y a ni publicités, ni journaux télévisés. Je déteste avoir des nouvelles du reste de l'humanité.

Si ça ne tenait qu'à moi, je foutrais tous les humains sur orbite pour avoir enfin la paix. Être tout seul. Quoique non, en fait, c'est une idée stupide, s'il n'y a plus personne sur Terre pour s'occuper de Netflix, je me ferais vite chier.

Il reste quand même une équipe de reportage qui tourne dans le quartier. Un boloss maigrichon et ses deux techniciens de la chaîne régionale. En y regardant de plus prêt, je me rends compte que c'est lui qui n'arrête pas de m'emmerder à chaque fois que je sors de chez moi.

Dès que je mets un pieds dehors, il me prend d'assaut avec ses questions débiles.

Pourquoi la gendarmerie est venue à trois reprises me voir chez moi ? Pourquoi le juge d'instruction ne veut absolument faire aucun commentaire sur ma personne ? Pourquoi le Procureur dit qu'il pense que l'auteur du meurtre d'André pourrait être l'un des voisins ? Pourquoi je n'ai pas de page Facebook à jour depuis trois ans ni aucun autre compte de réseau social ? Pourquoi personne ne vient jamais me rendre visite, pas même les témoins de Jéhova ou les vendeurs de fenêtres ? Et comment ça se fait que je n'ai pas de ligne fixe et que mon numéro de téléphone portable est sur liste rouge ?

L'autre jour, je l'ai trouvé en plein tournage sur mon paillasson, dos à la porte d'entrée, lumière en plein face en train de parler au micro face caméra. Je l'entendais débiter ses âneries, comme quoi, il y aurait parmi les habitants du quartier un personnage mystérieux au passé trouble, une personne qui depuis l'adolescence est plus ou moins lié de près ou de loin à certaines disparitions étranges.

Hyper flippant.

Pas plus tard que ce matin, quand je suis allé relever le courrier dans ma boîte aux lettres – aujourd'hui c'est RTT – il a encore voulu que je lui accorde une interview. Je lui ai balancé un tas de prospectus à la tronche en lui disant de déguerpir et que s'il continuait à m'emmerder, je finirai par porter plainte et appeler les flics pour le faire dégager. Là il m'a regardé avec son petit air narquois de fouine et il m'a dit qu'il pensait que je ne le ferai jamais. Parce que j'ai des choses à me reprocher, que je fais déjà tout ce qui est possible pour éviter les gendarmes, y compris escalader la barrière du fond de mon jardin à l'arrière de ma maison pour entrer par la porte de derrière. Que je n'étais pas net et qu'il finirait par découvrir toute la vérité.

À ce moment précis, j'ai eu envie de lui dire que je pourrais très bien tout lui raconter, mais qu'après, je devrais le tuer. Comme dans le film d'aviateurs, l'autre jour à la télé. Mais je me suis abstenu. Parce qu'il est encore trop tôt et que si je le tuais maintenant, forcément les gendarmes reviendraient.

Du coup je suis rentré chez moi et j'ai tiré tous les rideaux.

Il me fait grave chier, ce con. J'espère qu'il ne va pas se mettre à aller voir Mirabelle. Ou pire : les parents de Mirabelle.

Sérieusement, si je peux même plus avoir la paix à la maison, je vais devenir dingue. Du coup, pour me détendre un peu, je reprends mes classeurs d'articles et je mets deux ou trois vieilles affaires à jour. C'est un de mes passe-temps favoris, avec les séries et les films et les restau et les sorties au casino.

Depuis que je me suis découvert mes pouvoirs, à l'âge de onze ans, je récolte tous les articles possibles sur les autres surhommes. Sur le long terme, il y a de nouvelles informations qui refont surface. Comme j'ai un très gros stocks de coupures de presse et d'articles imprimés à partir d'internet, j'arrive à faire des recoupements. Je pense que certains phénomènes étranges sont dues par une poignée de gens comme moi.

Cette semaine, le magnétoscope de Belfort a encore fait parlé de lui. Cette fois-ci, il s'est enchaîné aux grillages de la préfecture de région de Besançon avec la ferme intention d'entamer une grève de la faim.

Ce type revient sur le devant de la scène spécialisée à peu près tous les trois ans. Aujourd'hui, il est plus considéré comme un guignol psycho-débile que comme un phénomène paranormal. N'empêche, que fut un temps, il était l'un d'eux.

L'histoire de Bernard Gouezec remonte aux milieux des années soixante-dix. Elle a ceci de particulier qu'elle s'est déroulée une dizaine d'années avant ma naissance et que son protagoniste est parvenu à s'en tirer vivant après avoir été attrapé par la gendarmerie. Ce qui reste à ce jour, un cas unique à ma connaissance. C'est l'une des toutes premières affaires de surhomme à laquelle je me suis intéressée quand j'étais ado.

Tout débute en 1974 alors que Bernard prépare son Bac C. Parmi les enseignements dits technologiques de l'époque, on apprend aux élèves à démonter et étudier toutes sortes de machines électroniques. Depuis ses treize ans, immanquablement, lorsque Bernard s'approche d'une télévision, d'un transistor ou d'un fouet électrique, les machines se mettent à déconner. Ses parents l'engueulent régulièrement, persuadés qu'il est à l'origine de ces pannes à répétition. C'est effectivement vrai, mais c'est totalement involontaire de sa part. Quelque chose en lui, une très grande force électro-magnétique, entre en interaction avec tout dispositif électronique un peu évolué. C'est encore pire lorsqu'il est à proximité de bandes magnétiques : tout saute à moins d'un mètre de son cerveau. Du coup, Bernard se prend de grandes claques dans la gueule et il est accusé par ses parents d'être une espèce de contestataire qui se serait insurgé contre la République et la modernité. En bref, à leurs yeux, il n'est rien d'autre qu'un salopard de hippie, un ennemi de la Nation et du Président Giscard.

Mais Bernard n'a pas du tout l'âme d'un hippie. Au contraire depuis tout petit, il rêve d'être un savant et il a trouvé sa voie quelques années plus tôt en voyant à la télé les supposés astronautes de la NASA marcher soit disant sur la Lune. À cette époque, il pouvait encore s'approcher d'un téléviseur sans le faire imploser. Bernard veut être physicien et travailler dans l'aéronautique pour fabriquer des fusées et des missiles.

Mais avec un pouvoir comme le sien, c'est loin d'être gagné. D'abord intrigués, ses professeurs commencent à devenir franchement exaspérés. Très vite ils en viennent à cette conclusion que Bernard est la cause de tous les problèmes qui surviennent dans l'atelier d'électronique et le laboratoire de physique-chimie du lycéee. Le directeur de l'école ne sait plus que faire face à cette tête de mule qui nie tout en bloc. Il y en a pour des millions d'anciens francs de dégâts. Je n'ai aucune idée de ce que ça peut représenter : je n'ai jamais rien compris aux anciens francs.

Par bêtise plus que par réelle sagacité, les autres élèves le surnomment désormais "le magnétoscope". Après tout l'histoire se passe dans le Territoire de Belfort dans les années soixante-dix et je suppose que s'il y en a trois ou quatre qui savent vraiment ce qu'est un magnétoscope dans ce département à cette époque, ce n'est déjà pas si mal.

Malgré ses cris et ses pleurs, Bernard est accusé de sabotage et renvoyé de l'école. Il ne pourra jamais passer son bac et devenir l'ingénieur qu'il rêvait d'être. Ses parents font à peine l'effort de l'aider, lorsqu'il doit se présenter au juge qui doit décider s'il est coupable ou non de destruction volontaire sur le matériel du lycée. Son avocat commis d'office, un petit jeune qui vient à peine d'entrer au barreau, prend le temps de l'écouter sérieusement et s'aperçoit que Bernard est innocent. Il va donc plaider en sa faveur : le jeune franc-comtois souffre d'un mal mystérieux du cerveau, une maladie jusqu'ici inconnue qui provoque des instabilités magnétiques. Le juge, sceptique, décide tout de même qu'un expert doit être désigné et effectuer tout un tas d'examen sur la carafe du pauvre gamin.

Après avoir bousillé au bas mot pour près d'un demi-milliard d'anciens francs de matériel médical électronique et subi des irradiations aux rayons X et gamma équivalents au résultat d'une guerre nucléaire, Bernard se retrouve quelques mois plus tard devant le juge, le crâne dégarni et les yeux tout rouges. Entre temps, les gendarmes ont été prévenus par le parquet et ont mené leurs petites enquêtes de leur côté. Ils font alors pression sur le juge. Celui-ci décide que d'autres expertises doivent être menées, cette fois par l'administration médicale des armées, puisque les pouvoirs du petit Belfortain sont susceptibles de menacer les intérêts de la France. Suite à l'audience, il est alors confié à la maréchaussée qui s'empresse de le faire disparaître dans une fourgonnette garée devant le Palais de Justice.

Ses parents, soulagés, ne chercheront pas à avoir de nouvelles de lui, persuadés qu'au bout de six ans d'absence, il s'est fait la malle et a rejoint les hippies contestataires du Larzac.

Sauf que Bernard finit par refaire surface quelques années plus tard. Devenu à moitié fou et amnésique par les médicaments et les expériences scientifiques dont il a fait l'objet depuis des années, il est libéré et abandonné dans une ruelle près d'un vieil olivier dans la charmante commune de Sainte-Agnès dans les Alpes Maritimes. Soit à huit cent quarante kilomètres de Belfort.

Il erre pendant plusieurs heures jusqu'à ce qu'un couple de touristes normands plutôt sympa lui proposent de l'accompagner jusqu'à Menton en voiture.

Là il devient clochard pendant la saison estivale.

Il n'a plus ses pouvoirs, mais petit à petit il se reprend en main et vivote grâce à quelques petits jobs en tant qu'électricien auto-didacte sur les chantiers des villas de riches. Il est embauché et payé au noir par des promoteurs italiens ce qui lui permet de vivre pas si mal pendant plusieurs années.

Un jour, il se prend une grosse châtaigne de triphasé et il recouvre enfin la mémoire au bout de cinq ou six ans. Il décide alors de retourner chez ses parents à Belfort.

Là-bas il est accueilli par sa famille qui est horrifiée en le voyant. Ils le reconnaissent à peine : Bernard semble presque aussi âgés qu'eux. Il raconte son histoire à ses parents qui enfin commencent à le croire et à regretter. C'est qu'à l'époque, dans les années 70, ils ne savaient pas que les champs magnétiques existaient, mais depuis le projet Guerre des Etoiles du Président Reagan, les films de James Bond et la menace permanente de guerre nucléaire avec les Russes, on en parle beaucoup plus souvent à la télévision.

Enfin réconcilié avec sa famille, Bernard trouve le courage de témoigner. Il prévient les journaux locaux et nationaux mais les seuls reporters qui viennent le voir sont ceux du Nouvel enquêteur et de Synesthésia. Les autres organes de presse le prennent pour un allumé et ne daignent même pas répondre à ses courriers.

Plus tard, il a écrit un livre dans lequel il relate toute sa mésaventure. Le bouquin a été publié à compte d'auteur, parce que personne n'a pris au sérieux son témoignage. Et puis comme il ne s'est pas vendu, Bernard s'est finalement résolu à mettre tout le contenu en ligne dès qu'internet est arrivé jusqu'à Belfort.

Extrait de sa biographie disponible sur son site :

"Tous les matins les gendarmes me donnaient à manger une espèce de boue grise qui avait le goût de la terre et du zinc. L'après-midi on m'accrochait à un lit métallique avec des électrodes sur le crâne et on m'infligeait des électrochocs pendant des heures.

Une fois, le Président Giscard est venu en visite dans le site secret. Moi-même je ne savais pas où je me trouvais. J'avais l'impression d'être dans une base souterraine et très ancienne, peut-être sous une montagne ou dans une ancienne carrière.

Il y avait là-bas d'autres gens comme moi, quoiqu'un peu différents. Eux aussi avaient des pouvoirs ou des capacités extra-ordinaires. Je me souviens d'un très vieux type que les gendarmes surnommaient "le fakir des Cévennes". Il disait être enfermé depuis presque trente ans.

C'était horrible."

En relisant ce passage, je me rends compte que je dois mon salut uniquement à ma discrétion. Si depuis tout gamin je ne faisais pas attention au moindre détail, si les gens s'apercevaient que j'ai moi aussi un don, je pense que j'aurais fini moi aussi dans la base secrète de la Gendarmerie de Sainte-Agnès.

Je me suis un peu rencardé sur cet endroit. Il y a là-bas un bunker construit dans les années trente lors de l'édification de la Ligne Maginot. On l'appelle l'Ouvrage de Sainte-Agnès. Durant la guerre froide, le site a été réhabilité et fait désormais partie d'un réseau ultra-secret du gouvernement français qui y effectue toutes sortes d'expériences confidentielles. En tout cas c'est la théorie qu'un vieil illuminé m'a un jour raconté alors que j'étais en vacances du côté de Sospel. J'avais trouvé son contact sur internet. Il organise encore aujourd'hui des visites guidées des sites mystérieux de l'arrière-pays monégasque. Il a lui aussi un blog sur les surhommes que je consulte de temps à autre. Lorsque j'avais participé moi-même à son circuit touristique, il m'avait paru assez bien renseigné et il m'avait carrément avoué qu'il essayait régulièrement de pénétrer le vaste complexe souterrain qui court encore aujourd'hui tout le long de la frontière est du pays. Même s'il avait l'air sympa, malgré les quelques mouches qui lui tournaient autour en permanence, j'ai refusé d'entretenir tout contact avec lui en dehors de cette seule fois. Je craignais surtout qu'un type aussi calé sur les surhommes ne soit sous surveillance constante du Colonel M. et de ses sbires.

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