Moi en voiture
— Allô ? Monsieur Duchamp ?
— Oui.
— Rappelez-moi : Duchamp c'est avec ou sans S ?
— Vous êtes qui ?
— Bonjour, je suis Raoul Sosnowski. J'aurais quelques autres questions à vous poser.
— Raoul qui ?
— Sosnowski. Le journaliste de Tévéouest. On s'est déjà rencontré, vous vous souvenez ?
— Vous êtes le casse-bonbons qui fait le pied de grue en bas de chez moi depuis des jours ?
— Oui, c'est moi. D'ailleurs, je suis devant la porte de chez vous en ce moment même. Je crois que votre sonnette est cassée. Vous voulez bien m'ouvrir.
— Non. Au revoir.
— Attendez ! Je veux juste savoir pourquoi les
Il n'a pas bientôt fini de me casser les couilles lui ? Franchement, c'est ça le métier de journaliste en province ? Il se prend pour Peter et Steven ou quoi ? C'est n'importe quoi. Ce type est dérangé.
Bien entendu, je crève d'envie de me débarrasser de lui et de le balancer sous les roues d'un train ou d'un engin de chantier, mais je me dis surtout que c'est bien trop prématuré. S'il est vraiment journaliste comme il le prétend, je suppose qu'il doit avoir un tas de dossiers et de fiches rédigées à mon sujet, au sujet de l'enquête sur André et sur les parents de Mirabelle. S'il venait à mourir – ou disparaître mystérieusement sans laisser de traces, ce qui reviendrait au même en quelques sortes – ça ne ferait qu'attiser la curiosité du gendarme Ziller et du juge Demécouilles ou quelque soit son nom – Bernard ? Barnart ? Besnarhdt ? Peu importe, on s'en fout.
Le guéridon vibre. Enfin, non pas vraiment. C'est mon smartphone qui fait vibrer le guéridon en réalité. Je le sais : j'ai aussi entendu la petite trille discrète mais reconnaissable de la notification de sms.
Monsieur et Madame Eisenduler savent que vous leur cachez un lourd secret à propos de leur fille. Si vous n'avez rien à vous reprocher vous accepterez de me rencontrer et d'en parler. Sinon je découvrirai la vérité par moi-même.
Abadakor ! On en est là. Voilà les menaces maintenant. Il se fout vraiment de ma gueule ce couillon ou il veut en faire une affaire personnelle ?
Mon poignet vibre et un nouveau message apparaît à l'écran.
Au fait, Monsieur Duchamp : c'est moi qui ait résolu l'affaire des noyés de l'Yvette il y a quelques années. Autant vous dire que je retrouve toujours le fin mot de l'histoire et que je n'ai pas peur des affaires crapuleuses. A bon entendeur...
Ah !
Bon.
Ok.
Voilà autre chose. Mais je préfère quand même vérifier si c'est vrai. Juste au cas où.
Et mon smartphone me confirme bien quelques secondes plus tard que Sosnowski est bien le trou du cul qui a résolu la célèbre affaire des deux vieux noyés il y a onze ans de ça. J'ai donc affaire à une pointure. Genre : le fouille-merde de compétition, primé aux Connards Awards. Il a même écrit son propre livre sur sa propre enquête ce débile.
L'affaire en question me rappelle vaguement quelque chose : mes magazines préférés en ont beaucoup parlé à l'époque, mais comme il n'y avait rien de surnaturel dans cette histoire, je ne m'y suis jamais trop attardé. Il faudrait que je me renseigne un peu plus là dessus. Histoire de me faire une idée du pouvoir de nuisance de ce casse-cul.
Je vais peut être acheter son bouquin : aussi bien, il a été assez con pour avoir expliqué ses méthodes d'investigation et de filature de suspect – même si je ne suis pas du tout un suspect dans le meurtre d'André. J'aurai sans doute pas mal à apprendre pour savoir comment l'éviter à l'avenir.
Ma fesse vibre. Enfin, pas vraiment. C'est toujours le téléphone qui me crache des sms. Ça commence à suffire là !
Slt didier, c'est esther. Je voulais te souhaitez une bonne année et te dire que c'est toujours OK si tu veut discuté Passes nous voir ca nous ferais plaisir A bientot Des bises
Merci mais non merci. J'ai autre chose à foutre de mon mois de janvier et du restant de mes jours. Et puisque c'est l'époque des bonnes résolutions, je me dis que c'est le moment où jamais pour ne plus jamais adresser la parole à cette débile et à son débile de mari. Voilà : à partir de cette année Maxence sort de ma vie.
Je me sens déjà plus léger. C'est comme si je m'étais débarrassé d'un poids qui m'écrasait la poitrine depuis mon adolescence. Au revoir les connards ! Vous m'avez pourri la vie pendant trop longtemps. Et tant que j'y suis, je vais aussi en profiter pour arrêter de m'infliger des soirées merdiques une fois par mois au Buffalo Grill. Je n'aurai qu'à prétexter que je suis devenu un végétarien de merde ou que mon médecin m'a découvert une allergie aux cons ! Adieu les boulets !
Bon.
J'ai assez perdu de temps. Il me reste genre vingt heures de vacances avant de reprendre le boulot demain matin et je me suis promis de me dégoter une longère OKLM dans la rase campagne pour y planquer mes affaires personnelles. Je veux dire : ma collection d'articles de presse sur les phénomènes de surhommes, mes cartons de billets de banque et le passeport de Marc Chandellier. Tout ce qui pourrait me faire passer pour quelqu'un de suspect aux yeux de la Justice et de la maréchaussée. Enfin, peut-être que je suis un peu parano, mais je me dis que ça me fait quand même chier. Je veux dire : quelqu'un a bien le droit de découper les articles sur des sujets qui l'intéresse et aussi avoir du liquide à la maison. En somme n'importe qui a bien le droit d'être un peu paranoïaque et avoir des passions limites chelous sur des sujets aussi crétins que les mutants et autres super héros. Bon, d'accord : garder le passeport cambriolé d'un receveur des postes scotché sous le tiroir d'une commode de la chambre à coucher, ce n'est pas forcément une garantie d'honnêteté et ça peut laisser des doutes quant à mes intentions. Surtout que le type en photo sur le passeport me ressemble beaucoup. Mais pour le reste, je me dis que c'est quand même triste de devoir me séparer de toutes ces choses juste à cause de ce guignol d'André qui n'a rien trouvé de mieux à faire que de crever à dix mètres de ma pelouse. Je veux dire : si on y pense bien, c'est un peu à cause de lui si je me retrouve avec des gendarmes, des juges d'instruction, des journalistes pouilleux et plein de soucis sur le dos. S'il s'est fait buter comme ça, de manière aussi vengeresse, c'est parce qu'il a du à un moment ou un autre faire chier un autre connard suffisament fort pour le faire tomber dans des extrêmes. Moi je peux comprendre que des gens finissent par craquer et passer à l'acte. Si les juges et les gendarmes se rendaient compte à quel point ça peut vous miner le moral de fréquenter des débiles à longueur de journée, je pense qu'ils seraient un peu plus cléments avec les pauvres types qui craquent et qui butent leur voisin. Enfin. Je ne pense pas que le meurtrier d'André soit un des voisins du quartier. Pour moi, c'est un des clients d'André. Assureur, c'est un métier à risque de toute manière. Je veux dire : si en tant qu'assureur, André s'est douté que tel ou tel dossier ne passerait pas, si un guignol a essayé de foutre le feu à son atelier de menuiserie pour toucher la prime – parce qu'il ne pouvait pas payer ses dettes au Crédit Angevillin par exemple – et bien il se pourrait très bien qu'André ait refusé de le rembourser et que le fraudeur lui en ait voulu personnellement. Et comme le client d'André était au bout du rouleau, en instance de divorce, incapable de payer l'école privée de ses gosses, avec désormais une sale réputation et plus aucun outil de travail pour s'en sortir, il ait fini par déraillé complet et il a pris son dernier ciseau à bois pour lui ouvrir le ventre. Histoire qu'il ne soit pas le seul à en chier en ville.
Je pense que le coupable est un de mes clients en recouvrement contentieux. Faudrait que je vérifie, mais je crois que ça correspond assez à un de mes dossiers. Menuisier. Endetté. Assez alcoolique et violent pour taper sur sa femme et ses gamins. Ouais, j'ai ça en stock il me semble. Je rois qu'il s'appelle Broussard. Truc du style.
On dirait bien que je viens de résoudre le meurtre d'André. En moins de cinq minutes. Et si jamais j'ai raison et qu'à la fin c'est bien ça qu'il s'est passé, j'aurai un putain d'argument pour me foutre de la gueule des gendarmes, des juges et des journalistes, cette belle brochette de trous de cul.
Si je m'écoutais, je les appellerais tous pour leur faire part de ma théorie, histoire qu'ils arrêtent de me faire chier en bas de chez moi et qu'on en parle plus. Mais je n'ai pas que ça à faire de ma journée et après tout : chacun son métier.
N'empêche que si c'est j'ai raison et qu'on ne retrouve jamais la preuve de la culpabilité de Broussard, je me dis que je pourrais très bien me faire justice par moi-même et aller le buter pour me venger. Non, parce que si on y pense bien : tout ce qu'il m'arrive, c'est quand même un peu la faute de ce tordu de Broussard avec ses idées à la con d'arnaque à l'assurance. Sans ses plans foireux, les flics ne seraient jamais venus jusque chez moi et un journaliste poucrave ne serait pas en train de me menacer de venir fouiller dans mon passé pour trouver je ne sais qu'elle vérité à propos de drogues que j'aurais donné à Mirabelle sans son consentement.
Putain, je procrastine sévère là ! Il est temps que je charge mes cartons dans la bagnole et que j'aille me mettre à la recherche d'une ferme en ruine pour les planquer loin de ma maison.
Et il me faut une enveloppe A4 en plastique et du scotch pour protéger le passeport de Chandellier des intempéries.
* * *
Citroën C3 III.
5 portes.
Moteur diesel 4 cylindres 1,6L BlueHDI.
Celle-ci est couleur verte cradingue avec pas mal de bouillasse séchée sur les ailes avant. Et elle me suis depuis que je suis sorti de la rue Louis Jouvet. Je me suis arrêté dans un tabac presse le long des quais pour acheter un Mars et le nouveau numéro de Psychomag'. Je me suis mis exprès dans la file d'attente derrière tous les fumeurs venus acheter leur paquet du dimanche. Ça m'a pris presque dix minutes. Quand j'ai redémarré ma clio, la Citroën a déboîté d'une place de parking derrière moi et m'a suivi.
J'ai grillé un feu orange un peu plus loin et la C3 a grillé le feu rouge pour me coller au train.
J'ai fait semblant de me tromper de sortie sur la place de l'hôtel de ville et la bagnole verte s'est elle aussi engouffrée dans le quartier piéton, limité à 10 km/h entre la basilique Sainte Yvette et la sous-préfecture.
Dans le rétro je voyais la tête du journaliste Sosnowski; Raybahn aviator, mine détendue mais concentrée – pas même une ébauche de sarcasme sur son visage quand il m'a vu le regarder.
Putain ! Je roule et je ne sais même pas où je vais ! Si je rentre chez moi maintenant, ça veut dire que j'abandonne la course poursuite. Que je renonce à aller là où je voulais me rendre parce que j'ai quelque chose à lui cacher. Il faut donc que je me rende quelque part. Maintenant. Mon détour par les quais, je peux l'expliquer parce que je suis ressorti avec mon magazine sous le bras. Chercher une solution. Un endroit où me rendre. Un lieu où il serait absolument normal qu'un type lambda aille un dimanche en début d'après-midi.
Bordel ! Mes parents habitent de l'autre côté de la ville. Si je vais jusqu'à chez eux, le journaleux comprendra que j'ai changé de destination en cours de route et donc que je mens.
Chez ma frangine alors ? Putain, mais je ne sais même pas où habite cette conne. Pour moi, ça fait des années que je l'ai vu uniquement dans son hôpital à la con. En plus, si ça se trouve elle est en train de déménager où elle n'est pas chez elle.
Et là, dans trois cent mètres, je n'aurai plus de choix. Soit je sors de la ville et je prends la voie rapide pour aller n'importe où – genre au Lac du Saligou, même pas crédible, en plus je n'ai rien pour donner à manger aux canards et je n'ai pas pris de canne à pêche dans le coffre –, soit je tente de le semer sur une route de campagne à la con avec les risques et complications que ça impliquent – lesquelles, je n'en sais rien encore mais ça sera sans doute pénible sans un plan. Soit, dernière possibilité, je tourne et je reste dans les quartiers pavillonnaires où vivent... Mais merde ! Fait chier ! La solution me saute à la gueule : aussi simple qu'ignoble. Si je tourne, je vais dans le quartier de la Jonquillerie, ce qui veut dire que je rends visite à mes amis Maxence et Esther.
La vache ! C'est quitte ou double. S'ils sont chez eux pour m'ouvrir, ils seront contents de me voir et leur joie ne sera pas feinte et ça justifiera ma promenade dominicale. Il faudra juste que je m'engouffre vite fait chez eux une fois fait la bise et la poignée de main échangés; si ça traîne trop sur le pas de la porte, Sosnowski pourrait se rendre compte que les deux imbéciles ne m'attendaient pas et que je suis en train d'improviser. Par contre, s'ils ne sont pas là pour m'accueillir, il faudra que j'invente un truc. Au pire, je pourrai prendre mon téléphone et faire semblant d'appeler Maxence et avoir une conversation imaginaire avec lui. Genre : Ouais, salut, Maxouille, bien ou bien ? Bon, ben comme prévu je suis devant chez toi là et il n'y a personne. Vous êtes pas là ? Ah ! Ah merde ! Ah zut ! J'avais compris que c'était aujourd'hui. Non, non. Tu dois avoir raison, c'est moi qui ait mal noté. Tu sais, avec le boulot qui me prends la tête ces temps-ci, je mélange un peu tout. Non, c'est pas grave. Dimanche prochain, c'est très bien. Par contre je t'ai envoyé le truc dont on avait parlé la dernière fois. Tu sais le magazine de psychologie que je lis souvent. Je t'en ai acheté un exemplaire comme ça tu pourras lire l'article sur les impressions de déjà vu. D'accord. Je le mets dans ta boîte aux lettres. Très bien, on fait comme ça ! Allez, bon dimanche à vous deux alors. Et passe le bonjour à tes parents si tu les vois. Ouais. J'y manquerai pas. Salut. A la semaine prochaine. Bises.
Bon.
Je vais faire ça. Je gare la Clio devant la maison de Maxesther et je vais faire ça. Le coup du téléphone et de la boîte aux lettres, c'est nickel. Il faut juste que je fasse attention à ne pas en faire des caisses, sinon l'autre abruti dans sa Citroën va vite comprendre que je dis de la merde à mon téléphone éteint. Mais ça serait mieux qu'ils soient là pour m'ouvrir.
Bordel ! Je n'aurai jamais pensé un jour devoir dire ça, mais j'espère que Maxence va m'ouvrir et me faire la bise dans moins de vingt secondes.
Je sonne.
Aucune réponse.
Je resonne.
J'attends.
Sans doute trop longtemps.
Bon. Plan B. Je m'éloigne un peu du perron et je fais mine de regarder à l'intérieur de la maison, genre, je suis un peu désemparé parce qu'on avait prévu de se retrouvé ici à cette heure. Je reviens vers la sonnette et je resonne une dernière fois.
Au moment où j'attrape mon téléphone dans la poche de ma veste, j'entends la voix d'Esther de l'autre côté de la porte. Elle descend les escaliers depuis l'étage en gueulant, mais avec l'épaisseur de la porte je ne comprends rien du tout. Ça ressemble à un truc du style qu'elle est à poil sous la douche, une minute, une minute, elle arrive, qu'est-ce que j'ai oublié et pourquoi je n'utilise pas mes clefs. Et puis elle ouvre la porte. En grand. Et toute la rue peut constater qu'elle a les cheveux mouillés, que son peignoir est mal noué, que ses jambes et son épaule gauche dépassent du tissus éponge et qu'elle est super contente de me voir à cet instant précis de sa vie. De la rue, on ne peut sans doute pas voir qu'elle sent bon le gel douche, que ses tétons pointent contre le peignoir et qu'elle est très surprise de me voir ici, dressé devant elle, un exemplaire de Psychomag' roulé sous le bras.
Elle me demande : "Didier ? C'est toi ? Didier, qu'est-ce que ? Didier ? Tu es venu ? Didier..." Et elle me dévisage avec une expression très étrange, comme si elle était à la fois émerveillée de découvrir le dernier modèle de Lamborghini et qu'elle n'osait pas monter à bord pour l'essayer sans l'autorisation de son mari. C'est assez difficile à décrire en fait.
Comme ça fait déjà un moment beaucoup trop long qu'on est là à se ragarder, sans trop savoir quoi se dire, je finis par lui demander si Maxence est chez eux. Elle me dit que non, qu'il est parti pour toute l'après-midi faire de l'aviron au Saligou et qu'il ne reviendra pas avant. Comme je m'en fous de sa réponse et que l'occasion est trop belle, je l'attrape dans mes bras et je lui roule un gros patin avec la langue et tout.
Comme je m'y attendais un peu, elle se coince plus fort contre moi et elle continue sur ma lancée. Elle finit quand même par jeter un coup d'oeil sur la rue derrière mon épaule et comme il y a un type chelou qui nous matte dans une C3 crasseuse elle me dit de ne pas rester dehors et d'entrer.
Et ouais, mec ! Le voilà ton grand secret ! En vrai, je trompe Mirabelle avec une greluche et tu peux bien aller raconter ça aux parents Eisenduler, j'en ai rien à foutre. Tu arriveras aux mêmes conclusions que moi : je suis un affreux, les parents de Mirabelle sont des affreux et Mirabelle est une pauvre fille qui finalement n'a que ce qu'elle mérite. Encore un secret de coucherie révélé au grand jour par le journaliste number one d'Angevilliers. Allez, Sosnowski : retourne jouer avec tes crottes de nez et lâche moi la grappe.
Bon. Par contre quand je me retrouve dans le salon de Maxence avec sa bonne femme étalée à poil sur leur canapé 18 places de chez Ikéa, toute suintante de vice et les yeux pétillants, je me demande si je n'ai pas juste fait que déplacer le problème ailleurs. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire pour me débarrasser de cette conne d'Esther maintenant ?
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