Moi chez mes parents
S'il y a un truc que j'exècre par dessus tout, c'est d'aller manger chez autrui. Normalement, manger, c'est soit une fonction métabolique un peu naze, surtout s'il est question d'ingurgiter les plats en sauce de la Sodexo, soit un plaisir élaboré qui coûte un peu cher et qui requiert d'aller dans un restau sympa. En tout cas en ce qui me concerne. Mais dès qu'il s'agit de devoir manger chez des gens, ça devient à proprement dit scandaleux et ça doit durer des plombes.
Je veux dire : je me fiche des apéritifs, des petits fours décongelés de chez Écomiam, des verrines à l'aneth et à la dorade, des saucissons AOC de pays taillés en minuscules lamelles, des entrés, des plats, des accompagnements, des vins, des desserts, des cafés, des re-cafés et des petits digestifs ramenés de la dernière excursion en Poitou-Charente. Je m'en bats les steaks. Tout ce qui m'intéresse dans ces moments-là, c'est me casser et reprendre une vie normale loin de ces âneries.
Le pire, c'est quand ça se passe chez mes parents le dimanche.
De toute manière, le dimanche c'est un concept complètement pourri. Je ne sais pas qui a eu l'idée de créer le dimanche, mais à mon avis, il y a là-dedans une sorte de non-dit universel : tout le monde se fait chier le dimanche et personne n'a le courage de lutter contre. Du coup, moi aussi je me résigne. J'ai beau être un surhomme, je n'ai pas le cran de changer la nature humaine dans ce qu'elle a de plus profondément débile. En plus si je refuse de me plier à cette règle au moins une fois par mois, ma mère débarque chez moi et me fait un scandale dans le salon. Vu que je ne supporte pas que les gens viennent chez moi – à l'improviste ou non – je suis faible et je cède.
Ceci dit, aujourd'hui, et pour une fois, personne ne me reproche d'avoir prévu un gâteau trop petit. Tout se passe bien. Genre, personne n'a encore pleuré ou soupiré de gêne et Maya, ma nièce dont c'est le huitième anniversaire, est contente, même si elle et sa mère ont paru un peu déçu quand je leur ai offert le bon d'achat de deux cent boules à dépenser chez Leclerc.Je trouve que cette ambiance est limite louche. Il y a clairement quelque chose qui coince. Même mon père est enjoué et rigole avec son gendre, cette espèce de grand dadais dont j'ai oublié le nom.
Ma soeur n'arrête pas de me fixer, un sale air de conjuratrice planté sur son petit minois. Elle me fait penser à Mylène Farmer parfois. Je déteste Mylène Farmer.
— C'est le moment ! On lui dit !
Ma mère, toute guillerette vient de lancer ça à la cantonade et vu que tout le monde s'est tourné vers moi, j'en déduis que "lui", c'est moi. Cette belle bande de dégénérés partage un secret que j'ignore et ils s'apprêtent à me mettre dans la confidence. Je crains le pire. Sérieusement, je commence à transpirer. Qu'est-ce qu'ils veulent m'avouer ?
Ils savent pour mon pouvoir et ils ont soudainement décidé que je devais faire mon coming-out de demi dieu ? Genre : "allez, Didier, on le sait tous depuis des années. Ce n'est pas si grave. Tu peux tout nous dire. On t'aime comme tu es". S'il s'agit d'un coup de Jarnac dans le style, je pense que je n'aurais pas d'autre alternative que tous les buter.
Ils m'observent avec leurs petits sourires rigolards et se repaissent de mon malaise. Putain ! Je vais quand même pas devoir flinguer ma propre famille ? Le bordel que ça va être ! Comment je pourrais expliquer ça aux gendarmes ? Au juge ? À la télévision ? À ma DRH ?
Mon père toussote et s'apprête à prendre la parole. C'est bien la première fois que je le vois faire un truc aussi pété. D'habitude il se contente de s'écraser ou de se planquer derrière son Ouest France. Mon père c'est la pire carpette du monde. Je sers les poings : ça a l'air énorme.
— Didier, lance mon père solennellement. Magali a quelque chose à te dire.
— Qu'est-ce que... Pourquoi elle ? Je lui ai rien fait.
Ma frangine se trémousse sur sa chaise et me toise avec les yeux pétillants de bonheur. C'est indécent.
— Didier, me dit-elle. Je suis guérie. Complètement.Ils guettent tous ma réaction. Je soupire de soulagement. Cette mascarade ne me concernait pas. Je souris béatement et puis je me rends compte que je ne sais pas du tout de quoi elle parle.
Les autres attendent sans doute que je dise un truc de circonstance. Genre : je ne sais pas quoi. Le silence gêné se fait de plus en plus pesant. Les sourires se crispent. Je sens que je suis en train de décevoir tout le monde. Même les deux gamines me regardent bizarrement.
Putain ! Ça y est, je sais : le cancer ! Elle est en train de parler de son cancer à la chatte !
— Waow ! Euh... Bravo. Non ! Si : bravo. Tu l'as enfin vaincue cette saloperie. Tu dois être contente. Enfin, je veux dire : on est tous super contents. J'imagine. Désolé. Je ne m'en souvenais pas du... Ça m'était sorti de... Non, c'est pas ça : j'y croyais plus. Depuis le temps. Non, vraiment : je suis super heureux. Quel soulagement.
Je crois que j'en fais des caisses, mais visiblement ils mettent ça sur le coup de l'émotion. Ma mère fait péter une bouteille de champagne. Le beau-frère écrase une larme et embrasse tour à tour ses deux filles. Et tout le monde se met à picoler et Magali se ressert illico une deuxième coupe qu'elle vide aussi vite que la première.
— Putain, ce que ça fait du bien ! Oups ! Pardon, les filles : maman a dit un gros mot. C'est juste qu'avec le traitement je n'ai pas pu boire une seule goutte d'alcool depuis des années. Alors, celles-ci, je les ai bien méritées !
Quelque part, je suis un peu déçu. Depuis le temps, je m'étais fait à l'idée que cette crapule de Magali allait crever. Bien avant moi. Je ne me suis jamais senti très proche de ma sœur. À vrai dire, je pense même que je ne l'aime pas du tout.
Quand on était petit, elle était tout le temps fourré dans mes pattes, soit disant parce qu'elle m'adorait et qu'elle avait besoin d'un grand frère pour la protéger. Je l'ai jamais protégé de rien du tout. À part une fois, quand elle avait treize ou quatorze ans et que j'avais surpris deux affreux de son collège en train de la peloter pendant qu'elle chialait au fond du bus. C'est juste que je n'aime pas trop quand des mecs salaces tripotent des filles qui n'ont rien demandé. Et de manière générale, je ne supporte pas les gros lourds qui s'en prennent aux plus faibles. C'est une question d'éthique. L'injustice et la brutalité me font chier. Même s'il s'agit de ma frangine, je ne laisse aucune fille se faire molester en ma présence. C'est plus fort que moi. Du coup, j'étais intervenu dans le bus. Je ne maîtrisais pas bien mes pouvoirs à cette époque et surtout je faisais comme s'ils n'existaient pas parce que sinon je déprimais en pensant que j'étais un monstre. Les deux brutes ont rendu sa culotte à Magali et m'ont cassé la gueule. Pendant longtemps. Jusqu'à ce qu'ils descendent trois arrêts plus loin. J'avais la gueule en miettes et mon blouson était déchiré.
Depuis, Magali me prend pour son grand frère chéri et je ne sais pas du tout comment me débarrasser de cette vénération débordante de bons sentiments qui me débectent.
C'est lourd. Je veux dire : des fois elle me laisse des messages et elle me dit qu'elle a besoin de se confier. Du coup quand j'y pense, je la rappelle et je lui débite des platitudes pleines de bon sens. Que c'est pas si grave, que ça va passer, qu'on vit très bien avec deux ovaires et un utérus en moins, que de toute manière elle a déjà eu deux gosses et qu'elle a pas besoin d'un troisième et que peut être que regarder du porno avec son mari fera en effet revenir leurs libidos à tous les deux.
Bon. En vrai, j'exagère un peu quand je dis que j'en ai rien à foutre de ma frangine. Mais c'est pas non plus comme si j'étais son super pote ou quoi. C'est juste que... Je dois me tenir à distance de certaines personnes envers qui je serais tenté d'éprouver une certaine forme d'affection. Avec mes pouvoirs, je suis une cible. Si je veux éviter que Magali ait un jour à souffrir à cause de moi, je dois entretenir cet éloignement. C'était déjà pas facile quand on habitait tous les deux à l'étage de la maison puisque nos deux chambres se trouvaient côte à côte. Et puis elle me fichait jamais la paix du coup j'étais obligé de m'enfermer dans la cave ou au grenier pour m'entraîner avec mes capacités. Lourd. Vraiment.
Je regarde l'heure sur mon téléphone. Il est presque quinze heures et à mon avis, c'est encore un peu trop tôt pour me barrer.
Comme il fait beau, les autres sont allés prendre le troisième café dans le jardin. Moi, pour passer le temps, je me suis mis à débarrasser la table et ramener la vaisselle dans la cuisine.
Ma mère rince les assiettes pleines de sauce. L'air de rien, sur un ton faussement badin, elle entame la conversation.
— T'es toujours copain avec Maxence ?
— Moui. Vaguement.
— Tu le vois souvent ?
— Pas très, non. Tu sais avec le boulot, tout ça.
— Ah...
Où est-ce qu'elle veut en venir ? Pourquoi elle me parle de ce connard ?
Maxence.Ce type me poursuit comme mon ombre depuis des années. Quand j'avais sept ou huit ans, sa famille s'est installée dans la maison en face de la notre. Je peux encore la voir par la fenêtre de la cuisine au-dessus de l'évier. Ses parents habitent toujours dedans d'ailleurs.
Comme il avait le même âge que moi – genre exactement le même âge à quelques minutes près – on s'était retrouvé dans la même classe durant toute notre scolarité : primaire, collège, lycée. Même à la fac, il était dans ma promo de droit. J'ai dû subir sa présence grotesque pendant un tiers de ma vie puisque cet immonde Jean-Foutre s'était mis en tête que j'étais son meilleur pote de la vie. Comme j'étais un peu con quand j'étais petit, je le prenais moi aussi pour un ami. Mais est-ce que les amis se tapent votre meuf quand vous avez vingt-deux ans ? Ouais, ça doit arriver. Mais ça fait chier.
Et même après le sinistre épisode de mon cocufiage avec lui et Maryline, je n'ai jamais réellement réussi à me débarrasser de lui. J'ai même été son témoin de mariage, bordel !Bon, ok : c'est avant tout parce que je me dois d'avoir un meilleur ami pour passer pour une personne normale. Les personnes normales ont toutes un meilleure ami. Pour moi, c'est tombé sur Maxence. Lui ou un autre. Par contre je le déteste formellement.Ma mère s'impatiente. Elle a envie de me parler de Maxence. Comme je ne rebondis pas elle finit par me lâcher son biscuit.
— L'autre jour, je suis restée parler au marché avec Marthe, sa mère. Tu sais, on est copines depuis presque vingt ans. Comme ils habitent en face.
Avec une introduction pareille, je sens que ça va être passionnant.
— Et bien figure toi, qu'apparemment il y aurait de l'eau dans le gaz entre lui et Esther. La pauvre petite. D'après ce que j'ai compris, elle l'aurait surpris il y a deux ou trois mois avec deux filles au lit. Chez eux. Les filles avaient l'air à peine majeure et il était en train d'en chevaucher une tandis que...
Non, Mère : je n'ai pas envie d'écouter ce genre de choses.
— ... avec une sorte de laisse de chien.
Et merde. Trop de détails.
— Tu le savais, toi ? Que Maxence trompait Esther ?
— Non, mais je ne suis pas étonné. Je vous ai toujours dit que ce type était une pourriture. Je comprends pas pourquoi vous insistiez tellement pour l'inviter à mes goûter d'anniversaire quand j'étais petit.
— Tu n'avais pas d'autres copains. Tu te souviens ? Tu te battais tout le temps avec les autres garçons et tu crachais sur les filles.
— Je l'ai fait une fois ! Et c'était une grosse pute de tout manière !
— C'était ta cousine de six ans.
— Ah. Je vois pas ce que ça change. C'est pas elle qui est devenue hôtesse de l'air ?
— Si. Une belle carrière, d'ailleurs.
— C'est bien ce que je dis : une grosse pute.
— Bref. Tout ça pour dire qu'il y a de l'eau dans le gaz entre Esther et Maxence.
— Ça me fait une belle jambe !
— Tu devrais les appeler. Je suis sûre qu'ils ont envie de parler. C'est dans ces moments-là qu'on a besoin de ses vrais amis.
— Mais ce ne sont pas mes amis, bordel ! Je peux pas les encadrer. C'est toi qui est persuadée depuis des années que Maxence est mon pote. C'est juste un gros enfoiré ! Je ne sais même plus comment te l'expliquer. Depuis que je suis gamin je te répète sans arrêt que ce type est une raclure ! En plus il s'est tapé Maryline quand on était à la fac.
— Oh, oui, bon et alors ? Cette fille n'était pas faite pour toi. En plus elle a bien failli te tuer, sotte comme elle était.
— Mais c'est pas la question ! Maxence s'est tapé ma meuf ! Quel ami ferait un truc pareil ?
— Il était jeune.
— Moi aussi ! C'est plutôt marquant comme anecdote quand on est jeune.
— Vous êtes des adultes maintenant. Je pense que vous êtes assez grands pour vous comporter comme des gens bien élevés.
— Mais bordel de merde !
— Ne jure pas comme un charretier, s'il te plaît !
— Ben, voilà, c'est encore de ma faute si on s'engueule. Comme à chaque fois que je viens ici, d'ailleurs. J'en ai marre, hein ! Si je te dis que Maxence est une grosse pourriture, tu pourrais au moins me croire. Tu te souviens de son mariage ? Il avait à peine passé la bague au doigt d'Esther qu'il était déjà en train de trousser une des extra du buffet.
— À part toi, personne n'a rien vu.
— C'est pas parce qu'il n'y a que moi qui l'ai vu que ça n'est pas arrivé !
— Tu dis ça parce que tu es jaloux.
— Jaloux ? Moi ? De Maxence ! Mais qu'est-ce que c'est que... Ah ! Et puis merde. Je me casse !
— C'est ça, va t'en. Comme d'habitude. On ne peut pas parler de choses sérieuses avec toi de toute manière. Et voilà... Il part en tirant la gueule comme à chaque...
Je ne l'écoute plus, même si je l'entends dégoiser toute seule dans la cuisine, à se lamenter comme quoi je suis un fils indigne, colérique et que je me comporte toujours comme un gosse.Non, sérieusement : ma mère est une grosse débile. J'ai passé la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence à tenter de lui expliquer et de lui prouver par A plus B que Maxence est la pire saloperie que l'Univers ait engendré. Aujourd'hui je suis fatigué de me répéter. Ma mère ne veut rien comprendre. Ma soeur débouche une troisième bouteille de pétillant, mon père lit le Ouest France dans son fauteuil et mon supposé beau-frère est en train de pousser ses infâmes gamines sur la putain de balançoire de mon enfance ! Je n'ai rien à foutre dans cette maison. Je me casse.
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