Chapitre 2
A la maison, rien n'avait changé. Mon père avait toujours ses chaussures étalées sur le sol de l'entrée, ma mère multipliait les piles de linges sur un coin de la table à manger et mes affreux dessins de maternelles recouvraient encore le frigo. J'avais peut-être dû mal à l'admettre, mais je me sentais soudainement chez moi.
A New York c'était différent, tout était très différent. J'avais appris à aimer cette ville que je détestais autant qu'elle me détestait au début. Enfin aimer était peut-être un mot trop fort, nous entretenions une relation qui n'avait rien de saine. Je crois que c'était devenue en quelque sorte le seul endroit auquel je pouvais me raccrocher à l'instant T. Je devais l'aimer, je n'avais pas le choix, niant mon lieu de naissance pour des raisons qui m'étaient propres.
Une chose était pourtant sûre, je ne bénéficiais pas du même confort là-bas contrairement à ici. La ville coutait cher, et bien que beaucoup s'amusaient à penser que je vivais comme une reculée à Sunset Island, mes parents possédaient une grande maison et ne lésinaient pas, ni sur la déco, si sur les moyens. En comparaison, ma chambre à New York était à peine plus grande que notre cagibi et il y faisait plutôt froid en hiver. Tout ça pour un prix indécent. Le bonheur des grandes villes.
Je ne perdis pas de temps pour monter à l'étage et rentrai dans ma chambre qui n'avait pas bougé depuis mon départ. Je découvris avec joie, qu'elle était propre et rangée, signe que ma mère était sûrement passée par là. Les volets en bois étaient légèrement rabattus, laissant seulement quelques filets de lumières passer, révélant les particules qui flottaient dans l'air au gré de mes mouvements. J'adorais ces petites choses, presque imperceptibles à l'œil nu, qui m'entouraient, c'était fascinant. L'air sentait le monoï et le bois vernis, des odeurs confortables qui m'apaisèrent. Un petit frisson me parcourut et je souris malgré moi.
Merde, je ne pensais pas que la simple vue de ma chambre me ferait cet effet là.
Je posai ma valise au pied de mon lit et m'assit en tailleur sur le parquet frais, les jambes zébrées par les traces du soleil à travers le volet. Pour l'instant, les températures étaient encore raisonnables, mais je savais déjà que dans quelques semaines, voir même quelques jours, des pics de chaleurs se feront ressentir. Bien que je pestais habituellement contre la chaleur à chaque été, j'attendais avec impatience de ressentir la brulure du soleil sur ma peau.
Observant minutieusement ma chambre pour m'imprégner de ses moindres détails, mon regard dévia et tomba inévitablement sur mon bureau et son mur parsemé de photos. J'adorais la photographie, ça me passionnait, et j'adorais encore plus prendre en photo mes amis. Ils aimaient bien m'appeler « Mia reporter », parce que je filmais et photographiai tout. Je pense que dans le cadre d'une enquête policière, si j'étais sur les lieux du crime, les enquêteurs pourraient assurément trouver les coupables dans le fond de mes vidéos. Certains disaient que c'était pour ne pas oublier, moi je préférais dire que c'était pour me souvenir. Des sourires s'étalaient, des rires, des vestiges, comme cette ancienne photo d'Ava et moi en train de manger des Hot-Dogs sur la plage, ou encore ces petits mots que les garçons m'avaient glissé lors d'une Saint-Valentin tumultueuse. La vue de ce mur que j'avais mis tant de temps à construire me serra le cœur.
D'une main baladeuse, je glissai une main dans ma poche arrière et récupérai mon téléphone pour le déverrouiller. J'arrivai machinalement sur la conversation de groupe que nous avions depuis le lycée.
« Hey les gars, j'espère que vous revenez ici pour les vacances, j'ai hâte de vous voir ! »
Mon message était resté sans réponses. Certains l'avaient vu, d'autres n'avaient simplement pas fait l'effort de l'ouvrir. J'avais eu et j'avais encore une furieuse envie de pleurer face à ce triste constat, mais ils ne le méritaient pas. Personne ne me méritait.
Après Chase et Ava, c'était Jason qui avait quitté le navire, peu avant Noël. Notre ami était destiné aux galères. Il s'était fait arrêter pour coups et blessures ainsi que détention de stupéfiants, beaucoup de stupéfiants. Ce n'était pas sa première arrestation et ça ne serait peut-être pas sa dernière. Il était actuellement en prison sur le continent pour une période de deux ans et on avait rien pu faire pour éviter cette tragédie. Au fond, Jason était un peu comme moi. Nous avions tous les deux besoin d'un cadre, de notre famille, de nos amis parce que, de façon tout à fait différents, c'était ce qui nous faisait tenir. Jason n'avait rien, sa mère était une prostituée de l'île et son père était mort il y a quelques années. D'une certaine façon, nous étions sa famille plus que ses amis. Je ne pouvais compter le nombre de fois où il avait dormi à la maison pour ne pas être seul chez lui. Quelques fois c'était même mon père qui s'était pointé aux réunions avec les professeurs. Mais le pacte avait été brisé et on ne pouvait plus revenir en arrière. Un à un, nous l'avions abandonné à son triste sort jusqu'à ce qu'il fasse l'erreur de trop, simplement pour survivre.
C'était bien le seul à qui je n'en voulais pas. Il avait fait du mieux qu'il pouvait.
Je réalisais que des larmes avaient tout de même fini par couler sur mes joues et je reniflai un bon coup avant de les essuyer du revers de ma main.
— Allez Mia on se reprend ma belle ! m'exprimai-je à voix haute pour me sortir tout cette merde de la tête.
Je sautillai sur place et ouvris ma valise pour ranger mes affaires. En réalité, je n'avais pas grand-chose qui allait me servir pour cet été étant donné qu'à New York le climat était tout à fait différent. Le froid, le froid et encore le froid. J'étais un peu mauvaise langue, il ne faisait pas tout le temps froid, mais comparé à ici, c'était le pôle nord.
Une fois mes affaires rangées, je filai à la douche pour m'habiller plus léger avant de manger un bout dans la cuisine. Ma mère m'avait gardé quelques salades d'hier soir et je mangeais avec appétit, ça avait quand même du bon de retourner à la maison.
Fraise à la main, je passais devant le miroir de l'entrée et me stoppai en me voyant. N'allez pas me dire ce que je n'avais pas dit, oui, il y avait aussi des miroirs à New York, mais ça n'avait rien à voir avec la luminosité de l'île et je constatai avec déception que mon teint avait terni au fil des mois. C'était ça de ne plus passer l'entièreté de ses fins d'après-midi à se pavaner sur la plage.
L'idée d'aller passer mon après-midi au soleil était plus que tentante, mais je ne me voyais pas ne pas passer au restaurant pour voir mon père. Le bronzage attendra demain, j'avais tout l'été pour ça.
Soudainement, on sonna à la porte d'entrée et je fis un bond sur place. J'ouvris la porte et tombai nez-à-nez avec Pedro, le facteur.
— Oh mon dieu Mia ! s'exclama-t-il les yeux écarquillés.
Il ne perdit pas de temps pour m'entourer de ses bras dans un geste amical, faisant fi de son professionnalisme. Pedro était maintenant un quarantenaire et célibataire accompli de l'île. Il avait commencé à distribuer le courrier alors qu'il sortait à peine du lycée, « pour trouver un sens à sa vie » disait-il. Il l'avait visiblement trouvé puisqu'il était maintenant à la tête et gérait tout le service postal d'une main de maitre. Cela faisait de lui une célébrité locale puisque tout le monde le connaissait.
— Comme ça fait bizarre de te revoir ! Qu'est-ce que tu es belle !
Je souris à sa remarque en me détachant de lui.
— Je ne suis pas partie depuis si longtemps, exagère pas, mais merci, ça me fait plaisir que tu sois la première personne de l'île à me croiser.
— Oh.
Il baissa la voix, l'air complice.
— C'est un secret ?
Je secouai la tête amusée.
— Pas du tout, mais tu es quand même un peu l'emblème ici.
— Un emblème qui vieillit ma douce, je vais bientôt disparaitre à ce tarif.
Je fronçais les sourcils en voyant sa mine devenir quelque peu sérieuse en arrière plan. Il avait encore de beaux jours devant lui, mes parents disparaitront avant lui. Il se concentra sur ce qu'il avait dans les mains pour inscrire sur son petit boitier ce qu'il allait me livrer.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Il me tendit un colis soupoudré de lettres sur le dessus que je récupérai à bout de bras. Depuis quand mes parents se faisaient livrer des choses ?
— Bah tiens, le destinataire devrait te donner une piste.
Il pointa le doigt sur une des lettres où était inscrit le nom Ortega.
— Je comprends rien à ce que tu me baragouines, tentai-je de plaisanter.
C'était la deuxième fois que j'entendais ce nom en l'espace de quelques heures et même si la famille était réputée dans le coin j'étais plutôt étonnée qu'on leur porte tant d'intérêt. Par ici, on avait plutôt l'habitude de les ignorer.
— Quand je dis que ça fait bizarre de te revoir c'est parce que j'ai l'impression que toi et tes petits copains vous faisiez partis d'une autre époque.
Il me fit un demi-sourire attristé.
— Les choses ont changé, ne pense pas connaitre l'île, marche dans ses pas comme si tu étais une nouvelle arrivante, il m'arrive encore parfois de me perdre alors que je ne l'ai jamais quitté.
Pedro me tournait le dos alors que je tentais de déchiffrer ses paroles énigmatiques.
— Bon retour chez toi ma belle !
Il descendit les marches, me fit un signe de la main et s'en alla. Et moi j'étais toujours dans l'entrebâillement de la porte, en train de me demander à partir de quel moment Pedro s'était transformé en vieux sphynx.
***
A l'approche du centre-ville, je freinai d'un coup sec sur mon vélo, faisant crisser les pneus dans un bruit aigue. Bordel, j'adorais ce bruit. Madame Harrisson avait manqué d'appeler les flics plus d'une fois lorsqu'on s'amusait à s'arrêter devant sa maison avec Ava. Nous étions de sacrées pestes.
Les paroles de Pedro tournaient encore dans ma tête alors que je scrutai les alentours en descendant de mon vélo. Pour moi, rien n'avait changé, si ce n'était ces fichus feux de circulation qui avaient poussé comme des mauvaises herbes. Les touristes marchaient le long des vitrines, les enfants jouaient sur la place, les oiseaux chantaient et j'entendais la mer quelques mètres plus bas. Non, rien n'avait changé.
Un cri s'éleva de l'autre côté de la rue et je tournai ma tête pour voir un groupe de jeunes en train de se chamailler en riant. Je les reconnaissais, ils allaient au lycée avec moi l'année dernière, j'étais plus vieille qu'eux de deux années. Inconsciemment, je ne pouvais m'empêcher de comparer mon groupe d'amis au leur. Peut-être que dans deux ans ils seront dans la même situation que nous, peut-être qu'ils ne se parleront plus jamais de leur vie, peut-être qu'ils seront des inconnus les uns pour les autres. J'avais entendu dire qu'une rupture amicale était parfois plus difficile à encaisser qu'une rupture amoureuse. Pour le coup, j'avais vécu tout ça en même temps.
Je mentais en disant que j'étais la seule à avoir quitté le navire en septembre et que j'étais seule à avoir débarqué à New York. Mon meilleur ami et fraichement petit ami Cole m'avait accompagné. Nous nous connaissions objectivement depuis la naissance et je devais être secrètement amoureuse de lui depuis mes 10 ans. Il m'avait embrassé l'été dernier et nous avions début une relation que nous pensions évidente. Quelle déception. Je compris bien rapidement que nous deux ça ne fonctionnait pas. Il y avait un monde entre désirer quelque chose et avoir l'objet de son désir. Peut-être que parfois le désir devait rester un but inatteignable. On avait brisé notre couple mais lui avait fini par briser notre amitié.
Lors du jour de l'an, il était allé voir une autre que moi alors que rien avait été mis au clair. Une amie de surcroit. Je ne l'aimais plus amoureusement parlant, certes, mais j'avais confiance en lui, en notre amitié et notre communication. Il m'avait menti, humilié, trompé, alors que je faisais tous les efforts du monde pour qu'on ait une discussion calme et posée. Je pense que j'aurais dû m'en douter. Venir avec moi était une erreur pour lui. Venir avec moi alors qu'il n'avait aucun but et que je ne pouvais lui apporter que peu d'attention, c'était une erreur pour nous. Il avait fui lâchement dès le 2 janvier et je ne l'avais plus revu. Pas un message, pas un appel. C'était à peu près ici que s'était fermé mon cercle de tolérance.
19 ans, quatre amitiés, quatre mois pour tout balayer d'une revers de la main. J'avais ainsi théorisé que notre relation commune de groupe tenait fermement à l'île, comme si elle était le ciment de notre amitié. Tant qu'on ne sera plus tous ensemble ici même, rien ne pourra perdurer dans le temps. Alors comme une punition, et peut-être aussi pour ne pas remettre en cause cette explication irrationnelle, j'avais promis de ne jamais plus m'en approcher.
— Attention !
Je reculai brusquement, manquant de me faire renverser. Perdue dans mes pensées, je n'avais pas vu qu'un cycliste déboulait à ma gauche.
— Les feux ça se regarde, putain !
Je relevais la tête vers le petit bonhomme rouge qui me narguait. Ils allaient visiblement tous me casser les couilles avec leurs feux. La vie était déjà bien assez compliquée mais des humains avaient décidé de pondre ces conneries pour encore plus nous faire chier.
— Connard, maugréai-je.
J'attendis sagement que le petit bonhomme passe au vert avant de traverser pour rejoindre la rue qui plongeait vers la mer.
J'avais toujours trouvé apaisant de regarder les vagues s'écraser sur le sable avant de me perdre dans l'horizon. Rien ne venait s'opposer à ma vision, rien ne venait me perturber.
Plus j'avançais dans cette rue, plus j'entendais les doux bruits du restaurant et je me dépêchais, soudainement pressée de revoir mon père. J'entretenais une relation tout à fait différente avec mes deux parents, mais ils étaient tous les deux très précieux à mes yeux.
Je passais par l'arrière et déposai mon vélo dans la cour avant de ressortir pour entrer par la terrasse. Il était à peine 13 heures et pourtant la terrasse était à peine remplie. Mes parents m'auraient-ils menti en me disant qu'ils étaient dépassés par les évènements ? Juste pour que je revienne ? Ils en seraient bien capables.
J'aperçus mon père au bar en train d'essuyer quelques verres et je ne fis pas plus de suspens.
— Papa !
Il releva la tête vers moi et s'empressa de poser son verre pour contourner le comptoir et me prendre dans ses bras.
— Oh ma chérie !
Il me serra contre lui et je lui rendis son étreinte avec force, apercevant ma mère appuyée sur le chambranle de la porte de la cuisine, l'air amusé.
— Dis donc, moi j'ai pas eu le droit à tout ça hein, nous lança-t-elle, faisant mine d'être touchée.
Je lui tirai la langue et elle me tira la langue en retour alors que je me détachais de mon père.
— T'occupes pas, c'est une éternelle jalouse, me confia-t-il.
— J'ai des oreilles ! Je vous entends !
Je m'esclaffai alors que mon père m'attrapait par les épaules pour me tourner vers elle.
— Jessica ? Tu ne trouves pas que ta fille a une sale tête ?
Ma mère manqua de lâcher un rire alors que je fusillai mon père du regard, depuis quand se permettait-il ?
— Tu veux dire, « ta » fille William ?
J'entendis mon paternel bougonner.
— Notre fille, si tu veux.
Comment ça « si tu veux » ? Je n'avais aucune envie d'apprendre que j'étais la fille illégitime de Pedro, bien que je l'appréciais.
— Mais oui, effectivement, elle a chopé les nuages de New York et se les ai mis sur le visage.
J'écarquillai les yeux, les toisant un à un.
— Mais ...
— Je rigoooole, s'exclama ma mère en levant les yeux au ciel, tu restes belle quand même.
J'attrapai un petit palmier qui trainait dans un verre vide et le jetai sur ma mère. Je n'avais pas perdu la main puisqu'il piqua sa joue avant de retomber sur les lattes en bois de la terrasse.
— Elle ne perd rien pour attendre cette gamine, souffla ma mère amusée.
Elle récupéra le petit palmier et le glissa dans le tablier qu'elle portait à la taille.
— Bon, je venais vous aider, mais visiblement il n'y a pas foule.
Je tournai sur moi-même, poings sur les hanches pour observer le restaurant plutôt vide. Ma mère retourna derrière le comptoir pour continuer d'essuyer les verres.
— C'est normal, c'est toujours comme ça les lendemains de soirée, mais tu verras que ce soir tu ne pourrais plus passer entre les tables.
Les soirées ? De quelles soirées parlait-il ? Les seules soirées que j'avais passé ici étaient celles que mes amis et moi avions organisé, je ne me rappelais pas d'un quelconque collectif organisateur de soirées. Je n'eus pas le temps de leur poser la question, puisque ma mère était partie servir des clients et mon père avait glissé en cuisine. Je soupirai en pensant qu'au final, j'aurais peut-être mieux fait d'aller à la plage
Je ne perdis pas de temps à me lamenter sur mon sort et me glissai derrière le comptoir pour me préparer une grenadine à l'eau, comme quand j'étais petite. J'en avais passé des heures accoudée au bar à faire mes devoirs de mathématiques. Je crois que j'avais appris à compter en additionnant le prix des plats entre deux coups de feu
Ce restaurant je l'avais vu grandir jusqu'à devenir cette institution. Le Hostler, le bébé de mon père.
Une fois mon mélange de grenadine et eau effectué, je récupérai sous le comptoir un pic à brochette pour tourner ma boisson.
— Hostler ?
Je me figeai à l'entente de cette voix qui avait surgi de nulle part et relevai vivement la tête vers l'intru qui venait de se pointer dans le restaurant. Cheveux courts, chemise en lin blanc, costume bleu marine, Nate Ortega se pavanait entre les tables comme s'il était le roi. Il ne m'avait pas vu, pourtant il se dirigeait vers moi. Quelques coups d'œil à sa tenue me permirent d'aviser sa montre qui devait valoir une fortune et ses lunettes de soleil, glissés entres ses doigts fins.
— Hostl ...
Brusquement, il s'interrompit en croisant mon regard et ralentit sa marche avant d'atteindre le bar. Seul le comptoir nous séparait et je remerciais intérieurement mon père d'avoir réalisé un bar plus élevé que le plancher du restaurant, me permettant d'être à sa hauteur.
— Mia, quelle surprise, finit-il par prononcer sans détacher ses yeux des miens.
— Nate, répondis-je sur le même ton, quelle désagréable surprise.
S'il y avait bien une personne que je n'avais pas forcément envie de recroiser sur l'île, c'était bien lui. Discrètement, je cherchai ma mère des yeux.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Il posa ses coudes sur le comptoir, sans se sentir gêner d'un tel élan de familiarité. Sa proximité avec moi me surprenait, qu'est-ce qui lui prenait d'être aussi à l'aise ici ? Je crois bien ne l'avoir jamais vu mettre les pieds dans le restaurant de mon père alors que nous étions encore tous au lycée. Ce n'était pas un établissement de son standing.
— Et toi qu'est-ce que tu fais là ? Je te rappelle que t'es dans le restaurant de mes parents, c'est plutôt moi qui dois te poser cette question.
Mon ton s'était un peu élevé, mais ça ne sembla pas le déranger. J'avais l'impression d'avoir un enfant face à moi qui était en train de découvrir un nouveau concept. Il me toisait comme s'il était réellement surpris de me voir, comme si ça allait changer quelque chose à son existence.
Les portes battantes de la cuisine s'ouvrirent et mon père en sortit, torchon à la main.
— Oh Nate désolé, je ne t'avais pas entendu.
Il s'approcha de l'intru et lui serra la main avec un geste amical.
— Pas de problème, je ne savais pas que Mia était revenue.
— Si, elle est arrivée ce matin, la jeune demoiselle est enfin revenue au pays.
Mon père me lança un sourire, mais je lui répondis par un regard noir. Que faisait sa main dans celle de Nate ? Pourquoi ce dernier l'appelait par son nom de famille comme s'ils étaient de vieux amis et pourquoi étaient-ils en train de parler de moi comme si je n'étais pas là ? Mes doigts se compressèrent contre mon verre.
— T'es revenue par avion ?
Je mis quelques instants avant de comprendre que Nate s'adressait à moi.
— Oui.
Je vis une lueur étrange passer dans son regard avant qu'il ne redevienne neutre.
— C'est bizarre parce qu'Alyssa devait prendre le même vol, mais elle n'était pas à l'aéroport, elle était avec toi dans l'avion ?
Je réfléchis deux secondes à ce que je pouvais savoir sur Alyssa. La dernière fois que je l'avais vu c'était sûrement lors de la soirée étudiante d'il y a deux jours où elle avait très mal fini à vomir tripes et boyaux. Depuis, c'était silence radio, bien qu'on ne communique jamais volontairement entre nous. Si elle avait été dans l'avion, je l'aurais su.
— Non, elle n'était pas avec moi, je l'ai pas vu depuis la fin des cours.
Et c'était bien pour m'arranger qu'elle n'ait pas été dans ce fichu avion, parce que revenir sur l'île et avoir comme seule compagnie deux des héritiers Ortega, merci mais non merci. Je préférerais encore aller m'enterrer dans le sable en attendant la marée.
— Elle a sûrement dû changer ses billets sans m'en parler, soupira-t-il.
C'était étrange de voir Nate Ortega calme et posé, parce que la vision que j'avais de lui n'était pas du tout la même. Je l'avais toujours connu comme quelqu'un de sanguin, qui ne cherchait pas à différencier la petite voix dans sa tête de ses propres pensées. Il fonçait toujours tête baissée au détriment de tout le monde qui l'entourait. A cette époque, il n'était même pas particulièrement beau, peut-être qu'il était l'archétype du puceau frustré.
— C'est dur de s'occuper de sa famille mon grand, hein.
Mon père lui administra une tape sur l'épaule avec un regard compatissant. Effectivement, il avait perdu son père, mais je n'aimais pas vraiment la façon dont mon père essayait de le rassurer. C'était peut-être égoïste de ma part, mais Nate Ortega était plutôt loin d'être à plaindre. La plus grosse baraque de l'île, un égo surdimensionné, un accès illimité à tout ce qu'il pouvait bien vouloir. De plus, je crois qu'il n'avait pas une très bonne relation avec son père, il avait donc presque tout gagné dans cette histoire.
— Depuis quand Nate passe ici Papa ? finis-je par demander en sirotant ma grenadine.
Les deux se tournèrent vers moi.
— Quelques mois.
— Ton père me fournit en nourriture lors des réceptions que j'organise, c'est un échange de bons procédés.
Est-ce que c'était ça les soirées dont mes parents avaient fait référence tout à l'heure ? Nate Ortega organisait des « réceptions » ou des « soirées » qui étaient si réputées que personne ne se levait le matin pour aller dans le meilleur restaurant de l'île ?
— T'es devenu animateur maintenant ? lui lançai-je avec un demi-sourire.
Instantanément, je vis une vieille flamme s'allumer dans ses yeux bleus et je souris presque à cette vue. Ça avait un côté rassurant de savoir que la flamme de l'animosité n'était pas redescendue.
— Tu n'imagine même pas.
Il me fit un clin d'œil sans s'étendre plus et je fus presque frustrée de voir qu'il n'avait pas plus à dire pour me piquer.
— Je voulais vous prévenir que j'avais envoyé la facture corrigée à votre domicile, je n'étais pas sûr de pouvoir passer dans les temps.
— Pas de soucis, je regarderai ça.
Ils parlaient sûrement de la lettre que m'avait déposé Pedro tout à l'heure. Nate serra une nouvelle fois la main de mon père et me décocha un regard au passage.
— Au plaisir de te revoir Mia.
Il recula pour s'en aller, mais je lui répondis, n'ayant aucune envie qu'il pense qu'on pouvait être amis et que son petit air d'enfant sage m'endormait.
— Au désespoir de te revoir Ortega, m'écriai-je.
Mon père me toisa pour que je baisse d'un ton, mais j'observais Nate sous toutes les coutures pour repérer une quelconque réaction de sa part. Il devait réagir, il réagissait toujours.
— Arrête avec pauvre garçon, laisse le tranquille, me reprit mon père.
Je ne l'écoutais pas, les sens en éveil, et le miracle arriva. Quand il passa la porte de la terrasse, les mains de Nate se levèrent et il m'adressa deux majeurs levés avec son éternel sourire en coin, son sourire de psychopathe. Celui qui avait sûrement terrorisé une floppée de gamin un peu trop curieux, celui qu'il avait hérité presque parfaitement de son paternel.
C'était donc bien ce que je pensais. L'emballage était peut-être nouveau, mais le cadeau restait le même.
J'allais assurément passer un merveilleux été.
****
Second chapitre où on en apprend un peu plus sur Mia et ses histoires avec ses amis.
Première rencontre avec Nate haute en couleurs, il ne reste qu'à voir comment tout ça va évoluer eheh
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top