Chapitre 8 - Déraisonnables (2)
- Tu dis n'importe quoi, me répond-il finalement en me sortant de ma rêverie.
- Tu es sans doute le mieux placé pour savoir que non, le coupé-je.
Visiblement, il ne prend pas longtemps pour comprendre que ma phrase fait référence à son propre comportement à mon égard. Son comportement d'il y a des années. Et pour une fois, son masque d'indifférence s'étiole. Mon regard scrutateur étudie chacune des infimes failles que je crois apercevoir, mais, bien vite, il se reprend et je ne distingue plus rien d'autre qu'une mine contrariée.
- Ça n'a rien à voir, me contredit-il.
Pour autant, il ne s'étend pas en explication. Comme si évoquer le fait qu'il s'est joué de moi et de ma naïveté rendrait les choses un peu plus réelles.
- Qu'est-ce qui n'a rien à voir ? insisté-je.
Il râle et jette un bref regard autour de lui, comme si quelqu'un pouvait nous entendre alors même que l'on est seul tous les deux. À force de garder des secrets et de se mentir à soi-même, se censurer devient la norme.
- Je n'ai jamais fait partie de ces types qui voulaient "juste s'amuser avec toi".
Je ne peux retenir léger rire empli d'une amertume certaine. Est-il sérieusement en train de réécrire notre histoire ?
- Tu leur ressemblais drôlement pourtant, ironisé-je mauvaise.
- C'était plus compliqué que cela et tu le sais très bien !
Il hausse le ton, mais je ne démords pas de mon agacement. Il faut être honnête, Sun a été la naissance de mon manque de confiance en moi et de ma méfiance en ce qui concerne les hommes et les relations amoureuses. Il a sans doute été mon premier mauvais choix. Le premier d'une longue série. Compte-t-il sérieusement se dédouaner d'un simple "C'était plus compliqué" ?
- C'était compliqué parce que tu voulais que ça le soit ! réctifié-je.
- Tu es la petite sœur d'Haru, bon sang !
Cette fois, sa nervosité est teintée d'une franche frustration. Mais je ne peux compatir. J'ai trop entendu cette excuse. J'en ai assez d'être reléguée au rang de "la petite sœur d'Haru".
- Ça ne sert à rien de revenir sur le passé, finis-je par souffler, dépitée.
Et le fait que je me détourne du sujet pousse Sun à ne pas s'acharner lui non plus. Il détourne le regard et la tension redescend quelque peu.
- De toute façon, avec Haru comme grand frère, je finirais sans doute vieille fille avec des chats.
Ma réflexion détend un peu l'atmosphère et mon colocataire retient un rire face à ma mine boudeuse.
- Ne sois pas trop dur, tu sais qu'il a ses raisons de s'inquiéter.
- Je sais et je compatis, mais c'est juste que toute cette histoire remonte à si longtemps. J'aurais pensé qu'il serait passé à autre chose depuis longtemps.
Je n'ai pas besoin d'expliciter beaucoup plus les choses. Sun connaît tout de ce fameux incident de notre enfance. J'ai d'ailleurs été étonné qu'Haru lui en parle. Mon frère a toujours eu du mal à parler de cette effrayante après-midi de printemps. Quand j'ai appris qu'il s'était ouvert de la sorte à Sun, j'ai compris que celui-ci avait pris une importance indéniable dans sa vie.
Sans que je ne saisisse pourquoi, Haru n'a jamais réussi à se débarrasser de ce traumatisme. Et je sais qu'il voit ce jour-là comme une faute de sa part. Moi, je ne me souviens qu'à peine de cet instant où un inconnu a pris ma main pour me conduire jusqu'à sa voiture. Je n'avais que six ans. Il me semble qu'il m'avait parlé d'un chaton qu'il venait de trouver dans le parc en me proposant de venir le caresser. Ma naïveté et mon innocence m'ont poussé à le suivre sans hésitation.
Nos parents n'étaient pourtant pas loin, mais ils avaient détourné le regard un instant. Haru était censé garder un œil sur moi, mais il n'avait que neuf ans et lui aussi s'amusait sur les toboggans du parc. Je me suis éloignée en quelques secondes.
Je n'ai pas eu peur, je ne me suis pas inquiétée. À vrai dire, je me souviens surtout de l'enthousiasme que je ressentais à l'idée d'aller voir ce petit chat. Finalement, nous avons aperçu la voiture de l'homme qui m'indiqua que l'animal se trouvait dans une boîte en carton à l'arrière. Calmement, main dans la main, nous sommes arrivés près du véhicule. D'un point de vue extérieur, personne n'aurait pu imaginer que je n'avais absolument rien à faire avec cet homme et que je me trouvais en réalité dans une situation extrêmement dangereuse.
Il ouvrit la porte et m'invita à monter. Et c'est ce que j'aurais sans doute fait si je n'avais pas entendu un hurlement strident dans mon dos.
- NEELA ! NEELA !
La voix encore fluette d'Haru me ramena à la réalité et la frayeur intense de son ton me fit paniquer à mon tour. Soudainement, je me rappelais tous les discours de maman sur le fait de ne pas parler à des inconnus. Je n'avais toujours pas conscience du réel danger, mais j'avais surtout peur de me faire gronder par mes parents. J'ai alors relâché la main de l'homme, mais il a resserré sa poigne autour de la mienne.
Je n'ai pas vraiment compris ce qu'il se passait quand il a tenté de me tirer de force pour me jeter dans sa voiture. Mais heureusement, Haru était plus rapide qu'une flèche et en un éclair il était à côté de moi, s'agrippant à mon bras pour me tirer dans le sens inverse. Du haut de ses neuf ans, mon frère ne faisait évidemment pas le poids face à un homme adulte, mais ses cris et la façon dont on se débattait ont attiré les passants qui se sont interposés.
Le prédateur a pris peur et il m'a finalement relâché pour prendre la fuite. Alertés par nos cris, nos parents étaient à nos côtés dans la seconde suivante. Je me souviens encore de leur regard quand ils ont compris ce qu'il venait de se passer et surtout ce qui aurait pu se passer. Aujourd'hui, quand je me remémore leur expression, je comprends qu'eux non plus ne se pardonneront jamais cet instant d'inattention.
Mais le plus choqué a sans doute été Haru. Il était assez âgé pour comprendre l'horreur de la situation. Lui ne s'était pas seulement inquiété de se faire réprimander par nos parents pour ne pas avoir suivi les règles. Il avait saisi le danger, saisit que j'avais failli disparaître sous ses yeux, saisit que j'étais passé à deux doigts d'atroces souffrances. Et cela avait mis fin à son innocence d'enfant.
Après ça, il s'était endurci et l'anxiété avait pris une ampleur telle qu'il n'en dormait plus. Il avait fallu de longues heures de thérapie avant qu'il n'accepte de ne plus me tenir la main en permanence, littéralement parlant. Tandis que j'ai été protégée par ma naïveté, son petit cœur a été brisé par l'horreur du monde qui nous entoure.
Dans les jours suivants, la tentative d'enlèvement, l'homme a été retrouvé. Mes parents ne m'ont jamais donné de détails précis, mais son logement était apparemment empli de preuves très incriminantes. Il a été condamné à une peine qu'il purge encore derrière les barreaux d'une prison. Mais malgré cette résolution Haru est resté très protecteur. Et je sais parfaitement que son dégoût envers les hommes qui m'entourent aujourd'hui découle de ce traumatisme.
Il est donc difficile de lui en vouloir. Mais je ne peux pas m'empêcher de vivre pour autant. Et encore moins me méfier de tous les hommes sur terre parce qu'ils voudraient potentiellement me faire du mal. Ce n'est pas une vie. Ni pour moi ni pour lui. Alors, c'est un combat que je mène souvent avec mon grand frère pour essayer de le faire un peu lâcher prise. C'est loin d'être facile tous les jours.
- Tu n'as pas tort, mais il ne veut que ton bien, tente de le défendre Sun.
- Il exagère tout de même.
- Il faut dire que tes choix en matière de mecs ne sont pas toujours très judicieux.
- Je déteste que vous soyez meilleur ami et qu'il te raconte tout, râlé-je dans une moue boudeuse. Mais quoi qu'il en soit, personne n'est jamais assez bien pour Haru.
- C'est sans doute une preuve d'à quel point il a de l'estime pour toi.
- T'as fini de le défendre, oui ? D'accord c'est mon frère et il m'aime. Mais il va parfois trop loin dans son délire surprotecteur.
Cette fois, Sun fronce légèrement les sourcils et n'a pas l'air de comprendre où je veux en venir.
- Comment ça trop loin ? Je trouve qu'il s'est calmé ces dernières années. En vérité, à part râler, se disputer avec toi cinq minutes et balancer de vaines interdictions que tu ne respectes pas, il ne fait pas grand-chose.
- C'est déjà trop ! m'offusqué-je. Et puis, ça ne s'arrête pas toujours la. Pendant ma deuxième année de fac, il est même allé jusqu'à démonter mon petit copain du moment.
- La violence physique ça ne ressemble pas vraiment à Haru, commente Sun. Je suis sceptique.
- Haru a toujours nié. Mais si tu avais vu le visage sacrément amoché de Jackson et son regard apeuré avant qu'il me quitte, tu serais sans doute beaucoup moins sceptique.
Le visage de Sun change alors, comme s'il venait d'avoir une illumination.
- Ah, Jackson... ouais j'en ai vaguement entendu parler. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais si ton frère est intervenu, je suis sûr qu'il avait ses raisons.
Je lâche un soupir exaspéré en levant les yeux au ciel. Ses raisons ? Elles sont toujours les mêmes : il déraille complètement si un type qui ne lui plait pas m'approche de trop prêt. Mais à quoi bon tenter d'en discuter avec Sun ? Il finit toujours par prendre le parti de son meilleur ami. Je ne suis que "la petite sœur d'Haru" après tout.
- Laisse tomber. Je dois me remettre au travail de toute façon.
Même si mon attitude explicite mon agacement, je n'argumente pas plus et me reconcentre sur mon ordinateur. Sun ne cherche pas à creuser le sujet plus longuement et il se contente d'acquiescer en se relevant. Peut-être que son élan de curiosité soudain a finalement été rassasié. Mais alors qu'il me tourne le dos, une toute dernière réflexion acerbe me brûle les lèvres.
- Vous vous ressemblez un peu trop, Haru et toi. Aussi déraisonnable l'un que l'autre, fais-je remarquer avant qu'il ne quitte le salon.
- En même temps face à toi, ce n'est pas toujours facile de rester raisonnable...
Il ne se retourne même pas pour m'adresser ces mots, mais le ton sérieux et presque sensuel de sa voix m'arrache des frissons inattendus. Vient-il d'admettre que je lui fais de l'effet ou simplement que je l'agace ? Dans tous les cas, il semblerait que je ne le laisse pas indifférent. Et une part de moi a envie de découvrir ce qui le fera pencher vers la déraison.
🌙🌙
À bientôt pour la suite !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top