Chapitre 14 - J'ai toujours été là (2)

Après lui avoir promis de rester son amie, j'avais fait l'exact opposé. Sans explication, j'avais arrêté de répondre à ses messages, j'avais ignoré ses appels, je l'avais même esquivé à la fac, feignant de ne pas l'entendre m'appeler dans les couloirs alors que je pressais le pas pour m'enfuir. Avec le recul, je me trouve un peu puéril, mais la déception avait été trop difficile à gérer de front.

- Tu m'en as voulu d'avoir menti ce soir-là, de ne pas avoir tenu ma promesse, d'avoir disparu de ta vie ? demandé-je timidement.

- Je t'en veux encore.

Et sur cet aveu, il resserre légèrement l'étau de ses bras autour de mon corps avant de déposer un chaste baiser sur le haut de mon crâne.

- Tu m'as manqué toi aussi, rétorqué-je dans un demi-sourire.

***

Plus tard dans la journée, le calme est revenu dans l'appartement. Je ne me sens plus vraiment malade et je me remets derrière mon bureau pour vérifier mes mails. Rien de très concluant. Les réponses négatives s'enchaînent et toujours aucun client potentiel en vue. Mon business démarre très mal. Peut-être aurais-je dû être plus prudente et tenter de consolider ma carrière chez Charisma avant de me lancer en solo. Je commence à avoir des doutes sur mes choix et l'angoisse d'avoir mal fait s'immisce petit à petit en moi.

Par la baie vitrée, j'aperçois vaguement Sun entre les lianes qui recouvrent son atelier. Quelques étincelles me laissent deviner qu'il travaille avec sa meuleuse et je suis surprise du peu de bruit qui me parvient. Il a sans doute réalisé des travaux d'isolation phonique monstrueux pour ne pas rendre fous les voisins avec les bruits de son atelier en verre. Cela aurait été plus simple de choisir une pièce composée de quatre murs solides et facilement isolables. Mais Sun n'a jamais été du genre à faire dans la simplicité. Et il faut dire que de l'extérieur, sa serre transformée en un atelier à un sacré style.

Je réalise d'ailleurs à l'instant que je n'y ai jamais mis les pieds. Depuis que j'ai emménagé, les conflits se sont enchaînés entre Sun et moi. Cette ambiance n'était pas tout à fait propice à ce que je m'intéresse à son travail. Mais ces derniers jours, les choses vont beaucoup mieux. Une soudaine envie s'immisce dans mon esprit et un sourire malicieux illumine mon visage alors que mon regard persiste à suivre le jeune homme dans son atelier.

J'hésite pendant un instant. Sun a souvent eu tendance à être pudique avec ses œuvres. Cela fait d'ailleurs plusieurs années qu'il ne les signe plus puisqu'il travaille pour Hadès et que c'est au nom de l'entreprise que sont vendues ses sculptures. Même lorsque l'on était jeune, rares sont les fois où j'ai eu l'occasion de les voir. Cela me donne d'autant plus envie d'aller jeter un œil à son travail maintenant. Alors, je ne tergiverse pas plus longtemps. Je saute sur mes pieds, enfile de vieux chaussons et sors dans le jardin. En quelques pas dans la verdure, je rejoins l'atelier et je toque deux coups sur la porte en verre avant de l'ouvrir.

Le bruit strident de la meuleuse m'agresse immédiatement les oreilles, mais j'entre tout de même et referme derrière moi. Sun ne me remarque pas tout de suite. Il est concentré sur le tuyau en métal qu'il découpe avec application. Pendant un instant, je ne peux m'empêcher de l'admirer pendant qu'il travaille. La passion se lit sur son visage. Il est si beau. Autour de lui, la lumière du soleil couchant le baigne d'une aura dorée qui le fait ressembler à un ange. J'ai soudainement honte de me laisser aller à des comparaisons si niaises et clichées. Je tente de me reprendre en avançant dans sa direction pour signaler ma présence. Il finit par me remarquer et arrête son outil pour concentrer son attention sur moi.

- Hey, qu'est-ce que tu fais là ? m'interroge-t-il.

- Je m'ennuyais et j'avais envie de t'embêter un peu.

- Ca fait cinq jours qu'on est collés ensemble. Je m'éloigne à peine une heure et je te manque déjà ?

- Atrocement, ironisé-je dans une expression volontairement dramatique.

Je me rapproche de son plan de travail et glisse une main dans son dos tout naturellement. En quelques jours, ce genre de petites attentions est devenu complètement normal et même irréfléchi. En nous voyant si tactiles à présent, il serait difficile d'imaginer que l'on entretenait un froid cordial il y a peu.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Je me hisse sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule, mais Sun me repousse prestement en posant une main sur mes yeux.

- Hey ! Ce n'est pas fini, tu ne peux pas regarder, proteste-t-il.

- Si tu me dis que je ne peux pas voir, ça me rend encore plus curieuse.

- Tu es impossible. Je te montrerai quand ça sera terminé, insiste-t-il.

Il place ses deux mains sur mes épaules et me pousse doucement pour m'éloigner de son plan de travail. Je lui adresse une moue boudeuse, mais c'est loin de le faire plier. À la place, il laisse échapper un léger rire avant de m'enlacer. Et la façon qu'il a de me plaquer contre lui en m'emprisonnant dans l'étau de ses bras me fait totalement oublier toute protestation. La tête posée contre son torse, je peux entendre les battements de son cœur qui semblent faire échos aux miens.

- Tu ne vas pas me laisser retourner travailler, hein ? constate-t-il.

- "Je me sens mieux quand tu es avec moi."

- Hey ! Tu n'as pas le droit de retourner mes mots fiévreux contre moi.

Je souffle un léger rire et me défais de son étreinte pour me balader dans son atelier. L'endroit est vraiment magnifique. Les lianes sur le toit de la serre créent une ambiance très légèrement tamisée, mais tout l'espace est illuminé par les murs faits de vitres. À l'intérieur, de nombreuses sculptures ont l'air d'avoir poussé organiquement comme des plantes le feraient dans une serre lambda. L'esprit très industriel de ses œuvres et la verdure de la serre et du jardin qui l'entoure se rencontrent dans une étrange et douce harmonie. Je comprends pourquoi Sun aime passer tant de temps ici.

Je fais quelques pas dans les lieux pour étudier cette galerie improvisée. Je me doute que Sun n'est pas parfaitement à l'aise, mais il ne m'empêche pas. Je laisse donc libre cours à ma curiosité, inspectant son art. J'ai toujours adoré la passion que je peux lire dans son travail. Le simple fait d'admirer ses sculptures me fait frissonner.

- C'est pour Hadès ? m'enquis-je en m'arrêtant devant l'une d'elles.

C'est une espèce de fontaine d'où semble s'écouler une multitude de notes de musique en cuivre. La représentation est assez poétique, mais je connais assez le travail de Sun pour imaginer que cette œuvre est une commande de sa boîte. Ce n'est pas vraiment son genre. Il acquiesce d'ailleurs rapidement.

- Elle est pour le jardin d'hiver d'un pianiste britannique. J'étais censé la livre il y a deux jours, mais une certaine colocataire m'a refilé ses microbes, ironise-t-il.

Sans lui répondre, je me contente de lever les yeux au ciel et reporte mon attention sur la sculpture. Je fais le tour de la fontaine lentement et l'inspecte sous tous les angles. Elle est très jolie, le talent de Sun est indéniable, mais quelque chose me fait tiquer.

- Pourquoi travailles-tu chez Hadès ? finis-je par demander.

- Pour payer les factures ?

- Wow, c'est tout ? Je m'attendais à un peu plus de passion venant de l'artiste phare de la boîte, me moqué-je.

Il laisse échapper un bref rire avant de reprendre.

- Le dirigeant de l'entreprise m'a contacté quand je n'étais qu'un étudiant. Il avait vu mon travail et il aimait ce que je faisais. À l'époque, je venais de me faire recaler par la Minna et mes grands espoirs d'être exposé dans une galerie ont un peu volé en éclat. Ce poste chez Hadès m'est alors apparu comme un futur où je pourrais vivre de mon art de façon stable et sans dépendre des exposants. C'était une opportunité à ne pas manquer.

Il s'approche à son tour et il pose sur moi un regard tout aussi interrogateur que celui que je pose sur son œuvre.

- Je me doute bien, mais...

- Mais ?

- C'est juste que quand on s'est rencontrés, j'imaginais déjà que tu serais exposé dans le monde entier. Je pensais que tu aimais laisser libre cours à ta créativité, partager ton art, créer des concepts innovants sans restriction...

- Et elles ne te plaisent pas mes sculptures pour Hadès ? m'interrompt-il.

- Si, elles sont magnifiques. C'est juste qu'elles ne sont pas tout à fait... toi.

Il semble légèrement surpris, mais ne me contredit pas. Son regard continue à me fixer avec intensité et j'ai du mal à me concentrer sur la conversation.

- Et qu'est-ce qui est "moi", à tes yeux ?

À sa question, je relève le visage dans sa direction. J'en ai des choses à dire sur tout ce qui fait qu'il est lui : son calme apparent qui cache un tempérament furieux et ardant, ses sourires taquins, ses tatouages qui habillent sa peau comme une peinture recouvrirait une toile de maître, son regard intense et brûlant à chaque fois qu'il se retient de me toucher, toutes les cicatrices de son âme... Mais là n'était sans doute pas le sens de sa question. Alors, je détourne mon regard pour le reporter sur l'atelier.

En quelques pas, je m'écarte de la fontaine et parcours la serre. Je me balade au milieu des sculptures, zigzaguant entre les oeuvres de métal, j'esquive les bouts de fer tranchant qui dépassent deçà delà et, après quelques instants, je trouve finalement ce que je recherche.

- Ça ! Ça, c'est toi !

Je m'arrête devant une sculpture représentant un ange aux ailes brisées. La silhouette masculine projette un bras en avant et semble désespérément tenter d'atteindre quelque chose hors de sa portée. Sur sa poitrine est finement gravé un cœur anatomiquement correct. L'œuvre est vibrante d'une émotion torturée, mais tellement belle. Quand Sun pose son regard sur la statue que je pointe du doigt, il affiche une mine légèrement surprise.

- Tu n'as pas tort. C'est l'une des seules œuvres de l'atelier qui n'est pas une commande d'Hadès. Je l'ai construite juste pour moi, sur un coup de tête.

Il semble perplexe. Un peu comme s'il doutait de ses propres capacités. C'est évident qu'il est plus facile de se cacher derrière les directives de sa boîte. Si une œuvre n'est pas terrible, c'est généralement dû aux demandes incongrues des clients. Mais créer sans restriction, juste pour l'art, c'est se mettre à nu. Et dans cette sculpture, juste devant moi, c'est toute la fragilité de Sun que je ressens.

- Ça se voit. Tu as beaucoup de talent. D'autant plus quand il n'est pas bridé par les demandes de tes patrons. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu n'exposes toujours pas tes créations perso après toutes ces années.

Sun soupire amèrement et se détourne pour s'éloigner de l'ange.

- Ne dis pas n'importe quoi. Je suis décorateur d'intérieur, pas artiste. Tu sais parfaitement que je n'ai pas le niveau.

- Tu as vraiment abandonné tous tes rêves à cause de ce qu'il s'est passé à la Minna ? À cause d'un seul et unique rejet ? Il y en a plein d'autres des galeries.

- Je ne fais qu'être réaliste, Neela.

S'il était vraiment réaliste, il verrait l'immense potentiel dans ses travaux. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi il est si aveugle. C'est du gâchis de laisser de telles œuvres d'art dormir dans notre jardin. J'aurais mille et une idées pour les mettre en avant, pour les partager avec le monde, si Sun me laissait faire.

S'il me laissait m'en charger...

Une illumination me traverse soudainement l'esprit. Mais oui, c'est ça ! La solution à tous mes problèmes. Un enthousiasme s'empare de moi, tout d'un coup. En quelques enjambées je rattrape Sun et empoigne son avant-bras pour l'inciter à me faire face à nouveau.

- Sun !

Mes deux mains se referment sur l'une des siennes alors que je trépigne sur place. Mon regard brille d'un espoir vibrant.

- Ne me fixe pas avec ces yeux, tu me fais peur.

- J'ai une idée !

- Tu me fais encore plus peur quand tu dis ça, ironise-t-il.

- Arrête, j'suis sérieuse ! le réprimandé-je dans un froncement de sourcil.

Il me laisse alors la parole et j'inspire profondément avant d'oser lui faire ma proposition.

- Laisse-moi être ton agent.

Ma phrase semble se suspendre dans l'air et, dans un premier temps, Sun reste muet. Il a l'air surpris par ma proposition. Pas étonnant, il ne se voit pas comme un véritable artiste alors il n'a jamais imaginé avoir besoin d'un agent. Très vite, sa surprise se transforme en gêne et je lis la réticence sur son visage.

- Oh, corazón... commence-t-il sur un ton presque plaintif.

- Ne dis pas non tout de suite, le coupé-je. Réfléchis-y. Je connais bien tes œuvres depuis des années et je m'occuperais de tout.

- Mais t'occuper de quoi exactement ?

- De ta communication, de ta relation avec la presse et les médias, de monter des expositions et des partenariats avec des galeries pour toi.

- Je n'ai pas envie de montrer mes œuvres perso, Neela. Tu le sais.

- Tu n'as pas envie ou tu as peur ?

Ma question le pique dans son égo. J'en ai conscience et c'est volontaire. Sun n'a jamais aimé montrer ses faiblesses.

- Ne joue pas à ça, me réprimande-t-il férocement.

Mais je ne me démonte pas et soutiens son regard avec tout autant de détermination.

- Je ne veux juste pas me retrouver à mendier auprès des galeries en espérant que quelqu'un veuille bien m'exposer. Je vis très bien comme je suis actuellement.

- Et si une galerie te proposait de t'exposer ?

Un soupir profondément agacé lui échappe devant mon insistance.

- La question ne se pose pas puisque ça n'arrivera pas. Laisse tomber, corazón.

Il faut l'admettre, je suis déçue de ce refus si catégorique. Faire de Sun mon premier client me semblait pourtant être une idée aussi bénéfique pour lui que pour moi. Suis-je encore une fois à côté de la plaque ? Ma déception doit se lire sur mon visage puisque Sun finit par s'approcher. Il pose deux doigts sous mon menton pour me forcer à relever le regard vers lui. Ses iris d'un marron doré m'observent avec douceur et je comprends qu'il est désolé.

- C'est gentil de tant croire en moi. Tu n'imagines pas à quel point ça me fait du bien, souffle-t-il.

Il fait un pas de plus dans ma direction et glisse une main contre ma joue tandis que l'autre se pose sur ma hanche.

- Mais tu l'as dit toi-même, tu as beaucoup changé ces dernières années. Et bien, c'est pareil pour moi. Je ne suis plus ce gosse qui poursuit des rêves irréalistes. Ne m'en veux pas, OK ?

C'est de la triche. Comment suis-je censée lui en vouloir quand il fait preuve de tant de douceur ? Je préférais presque lorsque l'on se disputait en se criant dessus. Presque. Mais je comprends qu'il ne sert à rien d'insister plus longuement. Alors, je baisse les bras et me contente d'acquiescer à ses mots. Il semble soulagé et m'adresse un sourire tendre. Il a raison, c'est à lui de faire ses choix et si sa vie actuelle lui convient, ce n'est pas à moi de m'en mêler et je devrais laisser tomber.

Malheureusement pour lui, c'est tout l'inverse que je m'apprête à faire.

🌙🌙

Encore un chapitre posté très tardivement mais c'est plus simple d'écrire la nuit ces temps-ci. Pour me faire pardonner de ne pouvoir poster qu'une fois cette semaine, je vous ai fait un chapitre un peu plus long que d'habitude. J'espère qu'il vous a plu ! Pour une fois que Sun et Neela se crient pas dessus ahah
Niveau rythme de publication, je pense que je vais rester à un post par semaine (contrairement à deux d'habitude) parce que je suis encore avec ma famille cette semaine et que je pars au Mexique la semaine prochaine et la suivante. Mais après ça, les choses devraient se calmer un peu et je pourrais retourner à deux publication par semaine, si tout va bien. En tout cas, merci à vous pour votre patience ! Et à bientôt pour la suite ! 😘

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