Speak of the devil
La lèvre coincée entre les dents et le trac me tortillant le ventre plein à craquer des brochettes au bœuf et des sushis achetés dans le restaurant japonais du coin, je relis pour la seconde fois le mail envoyé par le responsable du bar dans lequel j'ai pris la récente initiative de postuler.
Déjà ! J'ai déjà le job.
Je souris bêtement, le cœur léger, et pousse un long soupir de soulagement doublé d'une certaine satisfaction personnel qui me fait me sentir sur un petit nuage - si l'on oublie le poids de la nourriture qui me pèse dans l'estomac et qui - une main pressée contre le bide - me ramène illico sur terre.
Argh, foutu bouffe japonaise !
Ça fait pratiquement une semaine que j'ai posé mes valises à Los Angeles, et cinq ou six jours depuis que j'ai accompagné mon frère chez Holden Byers. Après notre départ, les journées devinrent affreusement longues - principalement occupées à se remplir la panse de calories asiatiques du petit restaurant japonais d'en face - et les nuits furent pour la plupart si ennuyantes que je regrettais le bourdonnement quotidien de New York.
Je tournais en rond - dans un gigantesque appartement planté au milieu d'un quartier trop minuscule pour moi, habituée au dédale sans fin de la Grosse Pomme - et n'ayant pas de voiture , je ne pouvais pas aller bien loin. Oh, Non ! Je n'irai pas jusqu'à dire que je regrettais déjà d'être venue ici, sous le soleil chaud de Californie, mais je me sentais comme inutile et paumée.
— Sans dèc', tu ne m'écoutes plus, pas vrai ? Ça fait trois fois que je répète la même phrase et t'as même pas tilté.
Je lève mes yeux de mon téléphone et adresse un sourire imitant une excuse semi-sincère à Tess, allongée comme un cachalot sur le canapé, son bras prolongé par la télécommande valdinguant dans le vide.
— Où est Logan ? Demandé-je en posant mon téléphone à côté de moi, le regard fuyant vers le film d'animation original Netflix qui passe sur l'écran plat, remplaçant l'épisode d'Assassination Classroom qui vient de se terminer.
En l'espace de quelques jours, j'ai pu assister à la version cucul de mon frère envers une Tess capricieuse qui accapare tout son temps libre - et j'étais au premier rang. Des bisous, des câlins, des mots doux, tout pleins de choses qui me font me sentir sur la touche - et me donne la gerbe.
Gâtée comme une enfant, je ne peux m'empêcher d'avoir de la rancœur envers elle, cette bonne tête blonde dont le sourire aux dents parfaitement blanches me font légèrement grincer les miennes.
Mes lèvres se déforment en une grimace goguenarde lorsque je jette un coup d'œil à la chaussette sale qui traîne négligemment su la table basse, près de mon bol vidé de nouilles : pas sûr qu'elle soit gâtée longtemps avec mon frère comme petit copain.
— Il est parti tôt ce matin - pratiquement à l'aube - pour se rendre à Compton. Si t'as quelque chose à lui demander, tu peux l'appeler, il n'y est allé que pour prendre quelques photos, me répond Tess en quittant la plate-forme de Netflix.
Je fronce les sourcils, perplexe.
— Compton ?
Elle sourit.
— Ouais, Compton. C'est pas le genre de quartier chics que tu peux trouver à Los Angeles si tu veux tout savoir. En fait, ça grouille de gangs rivaux qui se répartissent le terrain en plusieurs zones.
Je soupire, presque nostalgique ; voilà que je retrouve un peu de mon New-York.
— Pourtant, c'est ce que Logan cherche ; des quartiers, des édifices ou des paysages qui n'attirent pas directement l'œil mais une fois derrière l'objectif - paf ! - le charme nous empêche de quitter des yeux ce qui n'a pourtant l'air que d'un simple échafaudage sur la façade d'une boutique New-yorkaise, dit-elle tout sourire en jetant un coup d'œil furtif à la photo au dessus de la télévision.
J'acquiesce dans le vague, un sourire distrait sur les lèvres. Je crois mieux comprendre pourquoi la plupart de ses photos sont en noir et blanc ; avec de la couleur, on aurait tendance à s'intéresser aux filtres, aux teintes de rouges, de bleus ou de verts - peu importe - et on en perdrait de vue le véritable intérêt du cliché. Pas que la couleur ne serve à rien, juste qu'elle nous empêcherait de voir certains détails - selon moi.
Ou alors, peut-être que ça n'a rien à voir. Peut-être que Logan voit tout simplement notre monde sans couleur et que - subtil et réservé - il se sert de son appareil photo pour nous communiquer - non - nous imposer son point de vue.
— Ça m'étonne que vous partagiez le même sang au passage ; quand je te regardes, je ne retrouve rien de Logan, dit-elle, les yeux me détaillant de la tête au pied.
Je sers les dents.
— Surprenant, hein ? Dis-je, une pointe de sarcasme dans la voix.
— Et...comment, dit-elle, dubitative, son regard se posant sur moi comme pour s'assurer que je ne me moque pas d'elle.
J'étire mes lèvres en un sourire - à peine rassurant - puis laisse tomber cette mascarade aussitôt que ses yeux se reconcentre sur l'écran de la télévision.
Avec une expression flegme qui ne laisse rien deviner de l'agacement que me provoque sa remarque, je parait juste assez détachée pour qu'elle ne se doute de rien. En fait, je semble juste aussi fausse et sans vie qu'une fleur en plastique.
Des secondes - ou des minutes peut-être - passent pendant lesquelles je prient pour que Logan revienne au plus vite.
J'ai envie de lui dire que j'ai trouvé un moyen beaucoup plus efficace que des médocs délirants pour pouvoir dépasser mes limites ; qu'un petit boulot dans une sorte de bar familial à Culver City m'ouvre ses portes et que je commence demain mais que j'aurais bien voulu me présenter aujourd'hui, juste pour faire bonne impression.
Être serveuse dans un milieu essentiellement fréquenté par des hommes bourrés est totalement dingue dans mon cas mais j'ai déjà perdu l'esprit - alors j'ai plus trop le temps d'être raisonnable.
Et si je ne prends pas le taureau part les cornes maintenant, c'est lui qui va m'éjecter hors du ring avant même que je n'ai le temps de dire ouf .
Je regarde l'heure sur la pendule de la cuisine et retiens un soupir : 13h45. J'ai passé toute la matinée à moisir sur le canapé jusqu'à que sonne l'heure du déjeuner. Enchaîner les séries Netflix peut s'avérer être un bon plan - mais, oh pitié, pas avec Tess ! Elle parle pendant les vingt-cinq minutes que dure un épisode et — bordel ! malgré les petits coups d'œil suggestifs que je lui lance, elle a pas l'air de comprendre que je n'ai pas besoin de son audio description.
Alors un travail à temps partiel pourrait non seulement m'éviter de raser les murs mais aussi de me permettre d'aider à payer le loyer.
— Oh Seigneur, retentit la voix de Tess par-dessus le son de la télévision qu'elle éteint d'un mouvement désespéré, est-ce que la télévision est vraiment devenue si ennuyante. À ce train là, je vais devoir me retaper les quelques rares animés disponibles sur Netflix. Et il est, genre, carrément hors de question que je me rende sur des sites illégaux pour voir des nénés gigantesques bouger dans tous les sens.
J'esquisse un rire étrange qui se coince sans grande classe dans ma gorge. D'un autre côté, il faut savoir faire quelques concessions - rajoute mon subconscient qui sort enfin de sa léthargie - c'est les gros nénés ou les deux/trois animés disponibles sur Netflix.
Soudain, un blanc assourdissant qui laisse percevoir le son de mon souffle anormalement bruyant anesthésie tous mes membres et met mes sens en éveil. Tout devient calme - bien trop calme - pourtant j'ai l'impression que les battements de mon cœur cognent et résonnent dans ma cage thoracique.
Un bon gros tumulte qui achève de faire perler des gouttes de sueur invisibles sur mon front plissé.
— Au fait, je me demandais, commence Tess en piochant dans la boîte à sushis presque vidée par ses soins, est-ce que tu as un petit ami ?
Ah.
Mon flair avait du bon et il s'avère qu'il a souvent raison. Mais la plupart du temps, je préfère l'ignorer.
— Oh ! Excuse-moi, dit-elle la bouche pleine et le regard concerné lorsqu'elle s'aperçoit de mon trouble, je ne veux pas que tu me vois comme étant intrusive ou quoi que se soit. C'est juste que je t'ai vu sourire à ton téléphone tout à l'heure alors...
Je m'éclaircit la gorge, ce qui l'a coupe dans sa phrase :
— Non, je n'ai pas de ça heureusement, dis-je le plus gentiment possible. Je n'en ai pas vraiment besoin en fait et j'avoue que je préfère me contenter de ma seule présence qui s'avère être un poids assez lourd à porter au quotidien.
J'ai dit ça sans réfléchir pourtant je ne peux qu'avouer qu'il y a une part de vrai. Je ponctue ma phrase par un sourire pour alléger le ton trop morne de mon discours prêt à faire pleurer dans les chaumières. En y repensant, je n'ai pas toujours été comme ça : à fleur de peau et morose. Pour dire vrai, je sais exactement à quel moment l'ancienne April Jules, celle qui faisait des blagues à deux balles et qui était bien trop fêtarde pour être considérée mature, à laissée place à la AJ sarcastique et solitaire.
Je me suis perdue au moment où j'aimais. Où je croyais aimer.
— Pourquoi est-ce que tu me dis ça ? Me demande Tess, confuse.
Pour rien.
Je ricane, taciturne.
— Fais pas gaffe, répliqué-je avant d'attraper mon téléphone, la chaussette sale de Logan tout aussi seule et misérable que moi ainsi que mon bol de nouilles.
En m'apercevant me lever, la petite amie de mon frère réplique :
— J'aurais pas dû demander, je viens de faire plomber l'ambiance...Tout ce que je voulais c'était apprendre à un peu plus te connaître, mais je pense que je vais m'arrêter là, dit-elle un brin sarcastique, un brin honnête.
Je lui souris, une nouvelle fois pas tout à fait sincère, et lui tourne le dos, les doigts d'une main crispés sur la chaussette et de l'autre sur le bol. Il n'y avait pas d'ambiance, songé-je, et il vaut mieux pour toi que tu ne me connaisses pas plus. Personne ne veut me connaître davantage.
Je dépose mon bol dans le lave vaisselle, file dans la salle de bain mettre la chaussette dans le panier à linge sale avant de refermer la porte de ma chambre derrière moi.
C'est avec un certain contentement que j'apprécie le calme presque religieux de la pièce. La lumière éthérée du soleil filtre à travers les rideaux tirés qu'à moitié de l'immense fenêtre et caresse mon visage instantanément détendu. Mon lit n'est pas fait ; les draps ne sont pas tirés, l'oreiller possède encore la marque flou de ma tête et la couette est pratiquement au sol.
Les épaules tombantes, je me passe une main dans les cheveux, devenus trop longs et insupportables, tout en titubant vers mon lit qui m'accueille les bras ouvert.
— Peut-être que je devrais juste les couper, dis-je pour moi-même en cherchant sous mon oreiller l'élastique qui est d'habitude enroulé fidèlement autour de mon poignet.
Soudain, mon petit doigt effleure les pages fines et rugueuses du seul bouquin dont le coin de la première de couverture est déchiré. En fait, c'est surtout le seul livre que j'ai pris avec moi, et contrairement aux autres, que je n'ai pas réussi à donner à une association ou à jeter dans une benne à ordures sans avoir l'horrible l'impression de me trahir moi-même.
Renonçant à la recherche vaine de mon élastique, j'extirpe le livre de sa cachette avant de m'allonger sur le dos, le mollet d'une jambe sur le genou de l'autre repliée face à moi.
Je soupire exténuée d'un ennui provoqué par un manque d'activité évident, et lève au-dessus de ma tête L'attrape-coeur de Jerome David Salinger inondé par la lumière du soleil.
Contrairement à celui d'Holden, le mien a le mérite d'être en assez bonne état, si l'on omet le bout de couverture qui manque ainsi que la tâche brunâtre de café qui cache une partie du titre. L'esprit à vif, le souvenir de son faciès, si dangereusement angélique que j'en oublierais la lueur fade mais diabolique qui scintille dans ses yeux bleus, s'imprime dans ma rétine. Une faible chair de poule me traverse l'échine.
Holden, ce prénom est pour sûr maudit ou un truc dans le genre.
Les paupières mi-closes, je laisse retomber mes bras le long de mon corps, le bouquin au bout des doigts.
Je plains Logan d'avoir à le côtoyer mais je suppose que c'est seulement le retour de bâton pour avoir fuit ses problèmes familiaux et être venu se réfugier loin - très loin - de nous.
De moi.
Ne le blâme pas car tu as fais la même chose, me rappelle mon subconscient que je mets définitivement en veille en fermant mes paupières.
🔆
Under The flash light CHANGE DE NOM et devient :
SUNFLOWER.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top